Est-il normal que Michael Schumacher bénéficie de cette procédure et pas Roger Federer? C’est l’une des questions que pose ce fameux forfait fiscal, qui aurait été inventé par les Vaudois il y a 150 ans, et qui est de plus en plus contesté en Suisse et à l’étranger. La France vient ainsi de lancer une offensive contre cette spécialité. Texte Sonia Arnal
Les Bernois ont décidé, pour le plus grand bonheur de Johnny Hallyday, de sauver le forfait fiscal. C’était le 23 septembre 2012. Mais Zurich, les deux Bâles, Schaffhouse et Appenzell Rhodes-Extérieures y ont tous renoncé entre 2009 et 2012. Depuis que la crise se manifeste à nos portes, le forfait fiscal est controversé: outre ces abolitions, différents cantons, comme Berne justement, ont durci les conditions d’octroi.
Cette façon bien particulière de taxer les résidents étrangers est également sur la sellette au niveau national puisque la gauche a lancé une initiative pour le rayer définitivement – le Parlement a pour sa part décidé de le maintenir, mais de revoir à la hausse ses exigences. Au-delà des frontières la contestation monte aussi. Ainsi, début janvier, la France a décidé de s’attaquer au forfait fiscal, un geste qualifié de «déclaration de guerre» par Pascal Broulis, conseiller d’Etat en charge des finances vaudoises. Bref, cette forme d’imposition fait débat actuellement en Suisse. Mais au fond, de quoi parle-t-on vraiment? Le point avec un spécialiste de l’UNIL.
Qu’est-ce qu’un forfait fiscal?
«C’est un moyen particulier de taxer une frange très précise de la population», explique Marius Brülhart, professeur d’économie à la Faculté des hautes études commerciales. Plutôt que de remplir un document où il déclare l’entier de ses revenus et de sa fortune, le contribuable négocie une somme annuelle forfaitaire avec l’administration, suivant des règles différentes de celles qui sont en vigueur pour les contribuables ordinaires.
Qui peut en bénéficier?
«Pour que l’administration entre en matière, il faut que le demandeur soit étranger, qu’il réside en Suisse (qu’il y vive donc plus de six mois par an) et qu’il n’y exerce pas d’activité lucrative», énumère Marius Brülhart. Un directeur de banque, comme le patron américain de Credit Suisse Brady Dougan, n’est pas concerné, puisqu’il travaille essentiellement à Zurich. En revanche, Johnny Hallyday, qui réalise ailleurs dans le monde la plus grande part de ses gains, peut en profiter, alors qu’un Suisse ne peut en aucun cas y avoir droit, quelle que soit sa situation financière.
On peut ainsi supposer que Michael Schumacher en bénéficie, alors que Roger Federer doit déclarer à l’autorité fiscale l’entier de ses revenus et de sa fortune. Et pourtant, le champion de tennis comme l’ex-pilote de Formule 1 réalisent l’essentiel de leurs revenus à l’étranger.
Comment le montant du forfait est-il calculé?
La somme forfaitaire négociée avec l’administration ne se base pas sur une déclaration des revenus globaux ou de la fortune totale, que le contribuable peut conserver cachés. «Elle est calculée sur les dépenses en Suisse, explique Marius Brülhart. Concrètement, c’est le loyer ou la valeur locative du domicile qui constitue l’élément central du calcul. On estime la valeur annuelle, et on la multiplie par cinq. A ce total, le fisc peut ajouter d’autres éléments de dépenses, comme les voitures, les avions privés, et aussi les salaires versés au personnel.»
Concrètement, un étranger qui achète un appartement dont la valeur locative mensuelle est de 5000 francs sera imposé sur un revenu de 300000 francs par année (5000 x 12 x 5), au minimum. Le rentier étranger qui vient s’établir sur les rives du Léman est donc incité, s’il souhaite économiser sur ses impôts, à louer un studio dans l’Ouest lausannois plutôt qu’à vivre dans un château sur la Riviera – et à passer lui-même la tondeuse. Le forfait ne devient intéressant, forcément, que si le montant ainsi calculé est inférieur à la somme qui serait due à l’administration fiscale si le contribuable déclarait l’entier de sa fortune et de ses revenus, comme n’importe qui d’autre.
Où est-il en vigueur?
Le forfait fiscal existe dans tous les cantons suisses, moins les cinq qui ont décidé de le supprimer durant les trois dernières années, soit Zurich, les deux Bâles, Schaffhouse et Appenzell Rhodes-Extérieures. Ailleurs dans le monde, on trouve également des possibilités de négocier des conditions d’imposition particulières lorsqu’on est un résident étranger. «A Monaco par exemple, personne ne paie d’impôts sur le revenu, rappelle le chercheur. Ni les nationaux, ni – à l’exception des Français – les étrangers qui viennent y résider. En Autriche, on peut sous certaines conditions obtenir une forme de taxation qui se base sur les principes appliqués dans le précédent pays de résidence, quel qu’il soit.» Autre exemple avec le Royaume-Uni, où les personnes qui sont soumises au régime dit du «résident non domicilié» ne paient un impôt que sur les revenus réalisés dans le pays – les autres gains sont exonérés.
De quand date son invention?
Le canton de Vaud est, semble-t-il, le premier à avoir eu cette idée. En 1862 – on a fêté l’an passé ses 150 ans –, le Grand Conseil a constaté que les riches étrangers s’installaient volontiers sur les rives du Léman pour de longues périodes, voire définitivement. Il a donc proposé d’introduire une taxe sur la fortune mobilière, histoire notamment de les faire contribuer à la construction des infrastructures qu’ils utilisaient (transports, etc.).
Deux fronts s’opposent déjà à propos du forfait fiscal, dès les origines: certains craignent que cet impôt ne fasse fuir les riches étrangers vers des cieux plus cléments fiscalement, fussent-ils moins agréables en termes de climat, pénalisant ainsi l’hôtellerie, l’industrie des loisirs et les commerces. D’autres trouvent inique que ces personnes aisées jouissent de privilèges (par exemple une exonération totale les deux premières années) inaccessibles aux contribuables suisses.
A quoi sert-il?
Soit à attirer des grandes fortunes étrangères par le biais d’un climat fiscal clément, soit – une fois qu’ils sont installés ici – à les faire contribuer à l’effort collectif, mais sans les étrangler, au risque sinon de les voir repartir vers des pays fiscalement plus attractifs. Toute la question est de savoir à quel point la fiscalité est décisive pour le choix de résidence de ces contribuables, et dans quelle mesure d’autres paramètres (sécurité, qualité de vie, des écoles, du climat, de l’offre culturelle) jouent un rôle.
Combien cela rapporte-t-il au canton de Vaud et à la Confédération?
«Il y a en Suisse quelque 6?000 personnes au bénéfice d’un forfait fiscal, explique Marius Brülhart. Le quart environ, soit 1?500, habitent le canton. Les forfaitaires résidant sur sol vaudois paient 230 millions de francs d’impôt chaque année, ce qui, pour donner un ordre de grandeur, correspond à la moitié du budget de fonctionnement annuel de l’Université de Lausanne.» A l’échelle de la Suisse, ce sont 700 millions de francs chaque année qui sont payés via un forfait fiscal.
Que se passerait-il si on le supprimait?
C’est la grande question. Parmi les défenseurs du forfait fiscal, beaucoup insistent sur le fait que ces grandes fortunes quitteraient la Suisse s’il était abandonné – ce qui, outre une baisse des recettes fiscales, impliquerait d’autres pertes indirectes (on parle de 20000 emplois menacés, notamment dans la construction et les services de type, par exemple, conseil fiscal et gestion de fortune). Difficile évidemment de savoir ce qu’il en est sans étude et avec fort peu de chiffres – les administrations sont très réticentes à donner des informations dans ce domaine. «Les seules données précises dont nous disposons concernent Zurich, constate Marius Brülhart. Ce canton a publié des chiffres sur les réactions des contribuables concernés dans l’année qui a suivi l’abolition du forfait fiscal. Ces chiffres permettent de voir si les résidents qui en ont bénéficié quittaient en masse le canton, comme le prétendaient les défenseurs du forfait. Clairement, ce n’est pas le cas. Mais on constate néanmoins qu’ils ont une très forte mobilité.»
Sur les 201 résidents concernés, 26 ont quitté la Suisse, et 66 ont changé de canton. Ce qui représente une perte de 13 millions de francs pour le fisc zurichois. «Mais les 109 qui sont restés, et qui représentent plus de la moitié des personnes jusque-là au bénéfice d’un forfait fiscal, ont été imposés de façon ordinaire, soit sur la base d’une déclaration de leur fortune et de leurs revenus totaux, et ont donc payé plus d’impôts», nuance le spécialiste. Au final, pour le canton de Zurich, l’opération est presque blanche – avec un solde très légèrement positif.
Pourquoi le forfait fiscal est-il remis en question aujourd’hui?
Johnny Hallyday qui devrait habiter Gstaad, mais avoue plus ou moins ouvertement n’y passer que les vacances de ski, ça agace. Depuis la crise, la population est plus sensible à la justice dès que l’argent est en jeu, et donc notamment en matière fiscale. Voir les plus aisés bénéficier de ce qu’elle considère comme des avantages alors que la classe moyenne n’en a guère est mal toléré. Il y a bien sûr le soupçon que certains bénéficiaires des forfaits fiscaux «trichent» en ne remplissant pas tous les critères (par exemple la délicate question du lieu de résidence effectif, mais aussi du lieu où sont réalisés les revenus: à l’heure d’internet, allez savoir si tel patron est en villégiature dans son chalet ou si son salon n’est pas plutôt le quartier général de sa multinationale). Mais au-delà, une violation du principe de l’imposition selon la capacité contributive peut déranger, comme l’observe Marius Brülhart: «Bien sûr, il existe une concurrence fiscale en Suisse entre certains cantons et à l’intérieur des cantons entre les communes. Mais vous ne pouvez pas éviter l’impôt sur vos revenus réalisés dans un canton en déclarant votre résidence dans le canton d’à côté. Par contre, avec le forfait fiscal, il est vrai que tous les contribuables ne sont pas soumis au même traitement.»
En quoi la recherche peut-elle être utile dans ce débat?
«La mobilité des contribuables, notamment des plus aisés, ainsi que leur sensibilité à la variation de la charge fiscale sont des éléments essentiels pour anticiper les effets des changements dans la façon dont on impose les contribuables», explique Marius Brülhart. Pouvoir mener d’autres études comme celle entreprise avec les chiffres du canton de Zurich après l’abrogation du forfait fiscal serait idéal, mais ces données sont le plus souvent enfouies sous le sceau du secret. «Par contre, nous avons accès à une base de données de la Confédération, qui contient toutes les déclarations, bien sûr anonymisées, des quarante dernières années. Nous avons un financement du Fonds National pour les étudier. Cela nous permettra d’analyser plus finement les réactions des contribuables aux variations de charge fiscale.»