C’est un ballet que les téléspectateurs connaissent bien, et qui se reproduira sans cesse du 11 juin au 11 juillet, lors de la Coupe du monde de football en Afrique du Sud. On voit des joueurs entrer sur un terrain et se signer. Quand ils trichent, ils invoquent la «main de Dieu». Et quand ils gagnent, ils «communient» avec leurs fans… Ecarts de langage ou réalité? Le point avec Denis Müller, professeur d’éthique à l’UNIL.
Denis Müller sera de la grande transhumance en Afrique du Sud. Pour rien au monde, le professeur d’éthique aux facultés de théologie des Universités de Lausanne et de Genève n’aurait laissé passer l’occasion de humer sur place le parfum du meilleur football de la planète. L’expérience vaut le détour pour le supporter de Neuchâtel Xamax qu’il est aujourd’hui contre vents et marées, qu’il a été, et qu’il restera définitivement, à vues humaines.
Elle prendra à coup sûr une dimension supplémentaire pour celui qui vient de publier aux éditions Labor et Fides une somme de réflexions au titre transparent, «Le football, ses dieux et ses démons – Menaces et atouts d’un jeu déréglé » (collection Le Champ éthique). Une façon d’annoncer clairement la couleur.
«Ma première religion, ma religion populaire, c’est le football»
Autant dire que Denis Müller n’inquiète plus personne lorsqu’il répète sa boutade préférée et patinée par l’usage… «Ma première religion, ma religion populaire, c’est le football. Je me suis converti sur le tard au christianisme, mais j’ai de fréquentes rechutes.» On peut le croire sur parole lorsqu’il explique, au-delà de la provocation, qu’«une part importante de ma socialisation religieuse et culturelle s’est constituée au contact du football, perçu à la fois comme un art total et comme le théâtre des inégalités en marche».
«Communion» du public, «main de Dieu», signes de croix
Dans cette perspective, l’éthicien romand semble idéalement placé pour remettre à leurs justes places respectives la religion et le football. La mission reste délicate parce que tout concourt à brouiller les pistes. Il y a évidemment, en première ligne, le vocabulaire usuel des fidèles et les expressions mille fois psalmodiées: la «communion» du public avec son équipe et ses joueurs, la «main de Dieu» (en réalité, celle de Maradona, le dieu vivant argentin, pour un but qui valait de l’or, et qui est devenue l’un des fleurons de toutes les bonnes footothèques). Inutile d’insister, les exemples abondent, tous plus ambigus les uns que les autres.
«Sur les terrains, il y a aussi les signes extérieurs de piété qui se multiplient, avant, pendant et après les matches, ajoute Denis Müller. Il y a ces signes de croix à profusion, ces prosternements sur le gazon aussi nombreux que peu discrets, ces prières en cercles intimes avant le coup d’envoi…» Ce ne sont pas les formes de démonstrations «religieuses» en public dans les stades qui manquent, et le Mondial sud-africain promet d’accuser la tendance, proportionnellement aux audiences télévisuelles promises.
Dieu est-il pris en otage?
Dieu invoqué avec une piété débordante? Dieu instrumentalisé? Dieu pris en otage? A ces questions qui s’imposent, Denis Müller répond par deux remarques qui se passent de longs commentaires, et qui ont pour elles d’être incarnées dans le quotidien. D’abord, une petite devinette: «Quand le Real Madrid marque, c’est Dieu qui est aux côtés de l’équipe de Cristiano Ronaldo… mais lorsque c’est son adversaire du jour qui gagne, c’est grâce à qui?» Et puis cette observation, qui a le bon sens pour elle: «On n’a jamais vu les deux capitaines des deux équipes qui vont en découdre prier ensemble.»
Quand le beau jeu crée une forme de communion
Pour autant, la passion du football n’a-t-elle vraiment rien de commun avec une religion? En admettant que l’existence de deux camps dans la manifestation sportive ne ruine pas dès l’abord la comparaison, puisqu’il n’y a rien de tel côté religieux classique.
Réponse pas évidente, Denis Müller fait appel à ses souvenirs: «Dans un match où le résultat a moins d’importance, il peut arriver que le beau jeu stimule une atmosphère qui finit par culminer dans une forme de communion: c’est rare, mais ça arrive; alors cette sorte de bonheur supplémentaire (quel match!) rapproche ce moment d’une religion. » N’allons pas plus loin pour l’instant!
Dialogue avec le père
Evoquer avec le professeur d’éthique de l’UNIL les multiples dimensions du football, c’est faire inévitablement, et en permanence, l’aller et retour entre ses souvenirs d’enfance et les textes multiples qui fondent sa réflexion. Où l’on retrouve souvent Norbert Elias («Sport et civilisation. La violence maîtrisée»), Marc Augé («Football: de l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse»), et bien d’autres auteurs qui ont su dépasser une approche radicale du sport considéré définitivement comme une nouvelle version de l’opium du peuple.
Où il se souvient aussi, parmi tellement d’autres moments consacrés au ballon rond, d’une de ses premières conversations avec son père (il devait avoir sept ans), «quand je n’arrivais pas à comprendre comment, en opposant deux équipes de onze joueurs, il n’en résultait pas un score éternellement nul et vierge!» Sans qu’il se rappelle, du reste, quelle fut la réponse paternelle à cette question «métaphysique». «Ce qui est sûr, par contre, c’est que mon père a su me communiquer une passion incommensurable pour cette balle ronde qui court, qui court, et aussi, comme disait ma mère avec la sagesse populaire, «pour ces idiots qui lui tapent dedans». Car, par-delà le cirque et les jeux, c’est de lutte contre l’inégalité qu’il est question dans cette dramaturgie fondamentale.»
«Par à-coups, le football laisse entrevoir le surgissement possible de la gloire»
De fait, en suivant le professeur de l’UNIL sur ces doubles traces-là, on redécouvre ce jeu qui rappelle la «structure enfantine» de l’existence, la course après la balle, la mystification de l’adversaire, le but atteint après mille astuces, mais, aussi, son versant plus complexe, avec la compétition «typique du mode masculin de domination» (un vainqueur et un vaincu), les aléas et les enjeux psychologiques du spectacle dans tous les sens du terme, et enfin sa charge symbolique évidente pour notre destinée humaine (entre solitude et besoin de solidarité). Ce qui n’en fait pas pour autant une religion!
A ce stade, Denis Müller se rapprocherait plutôt de Paul Tillich, qui parle de «quasi-religion»: «La plupart du temps, le football demeure soumis à la compétition brute et à la violence déshumanisante d’une pauvre imitation de la religion et de la beauté; ce n’est que par à-coups et par intermittence qu’il laisse entrevoir le surgissement possible de la grâce et de la gloire.»
Laurent Bonnard