Des chercheuses de l’UNIL ont déchiffré une inscription antique, qui relie la divinité celte Leusonna à Isis, la grande déesse gréco-romaine de l’époque.
C’est un texte quasi illisible qui le révèle. Il a été découvert sur une hachette votive vieille de 1700 ans, et il raconte que Lausanne, enfin Leusonna, était aussi le nom d’une déesse celte oubliée. «Après une véritable enquête», Anne Bielman Sánchez, professeure d’Histoire ancienne et Lara Dubosson-Sbriglione, maître assistante à la Section d’archéologie, ont pu déchiffrer une inscription qui associe deux déesses, Isis, une star de l’Antiquité, et cette Leusonna, une divinité locale qui était inconnue jusqu’alors.
Pour cette enquête, les chercheuses ont dû mobiliser des collègues de l’École des sciences criminelles de l’UNIL, qui ont utilisé des techniques de photogrammétrie en trois dimensions mises au point à Lausanne, pour déchiffrer le message poinçonné en latin et partiellement effacé sur le métal corrodé de la hachette.
Cette technique a fait apparaître la dédicace: «Pour Isis Leusonna, Gaius Alpinius a accompli son vœu de bon gré et à juste titre». La formule indique que l’outil a été offert aux deux divinités en signe de reconnaissance par un Helvète romanisé.
Isis en Gaule?
La possibilité d’un culte de cette déesse d’origine égyptienne sur les rives du Léman ne surprend pas les spécialistes, même si les preuves de telles pratiques restent rares. «Isis a été vénérée dans tout l’empire, c’était une divinité très populaire», dit Lara Dubosson-Sbriglione. En Suisse, «les cultes isiaques sont liés à la proximité d’un lac, d’une rivière ou de l’élément aquatique», précise la chercheuse. «C’était la patronne des marins et de la navigation», ajoute Anne Bielman Sánchez.
Les Ptolémées, ces Macédoniens qui deviennent pharaons d’Égypte lors de la conquête d’Alexandre le Grand, en ont fait la protectrice de la flotte égyptienne. «Et depuis là, la déesse a essaimé. De protectrice des navires lagides, Isis est devenue la protectrice de toute la flotte en Orient, puis s’est répandue jusqu’à Rome. Elle arrive en Gaule par Marseille, avant de remonter vers le plateau suisse le long du Rhône et de poursuivre sa route jusqu’en Germanie.»
Le débarquement d’Isis n’a probablement pas surpris les Celtes, qui l’ont certainement trouvée moins exotique que nous le ferions. «À cette époque, ce n’est plus la grande déesse égyptienne, elle est devenue grecque, même si elle conserve des liens avec le pays des pyramides», note Lara Dubosson-Sbriglione.
Et puis, nos ancêtres étaient certes des Helvètes, mais aussi des familiers du monde grec. «Ils utilisaient cet alphabet et aussi cette culture pour représenter leurs dieux. L’identité des Gallo-Romains qui vivaient à Vidy n’était pas seulement celte, ils devaient aussi se sentir passablement Grecs, c’est nous qui avons compartimenté», ajoute Anne Bielman Sánchez.
Leusonna, c’est qui?
Jusqu’à la découverte des chercheuses de l’UNIL, cette déesse Leusonna était inconnue. On connaît certes quatre autres mentions du nom de Lousonna pour désigner la bourgade gallo-romaine construite sur les rives du Léman, mais aucune en lien avec la religion. «Cette inscription est le seul témoignage qui évoque cette divinité.» Heureusement, cette source unique et laconique ne met pas un terme à l’enquête.
L’association d’une divinité locale avec des dieux lointains n’est pas une surprise. On trouve des divinités gauloises vénérées à côté de dieux grecs et romains, pourquoi ne pas imaginer des connexions entre Leusonna et une déesse gréco-égyptienne? Cette association avec Isis offre une piste intéressante dans l’enquête visant à découvrir qui était Leusonna, car «le donateur de la hachette a probablement adressé son vœu à des déesses aux compétences semblables. Il a dû voir des similitudes entre ces deux divinités et les a assimilées l’une à l’autre», explique Lara Dubosson-Sbriglione.
Enfin, dernier indice, il n’était pas rare chez les Celtes qu’une déesse locale soit associée à une bourgade ou une rivière. «Près de chez nous, Aventia (à Avenches) et Genava (à Genève), se retrouvent dans le même cas», rappelle la chercheuse de l’UNIL.
Toutes ces pistes permettent d’imaginer les caractéristiques de la mystérieuse déesse. Tout nous «incite à voir Leusonna comme une divinité locale, féminine, qui tire son nom d’un cours d’eau ou qui est associée à lui. C’était peut-être le nom primitif du Flon, qui traverse Lausanne, avant que cela ne devienne le nom du vicus», précise Lara Dubosson-Sbriglione.
Jusqu’alors, les linguistes imaginaient plutôt que le nom de la capitale vaudoise avait été formé avec le mot gaulois lausa qui signifie la dalle, la pierre plate, et le suffixe – onna qui désigne souvent des rivières. Ce qui faisait de Lausanne «la rivière de la pierre plate».
Qui était ce Gaius Alpinius, qui vénérait Isis et Leusonna?
Avant de boucler l’enquête, il reste à examiner le profil de ce Gaius Alpinius, qui est à l’origine de l’affaire, puisqu’il a offert la hachette à Isis et à Leusonna. C’est un nom indigène romanisé, bien attesté en Helvétie. Les chercheuses pensent donc à «un homme riche et puissant, et probablement un membre important de la corporation des nautes du Léman».
«Coïncidence étonnante», on trouve plusieurs Alpinius tantôt associés au culte d’Isis, et tantôt avec la corporation des Nautes (des bateliers). «Cela fait penser qu’une famille ou un groupe de gens d’origine celte, des bateliers ou des nautes, se seraient attachés au culte d’Isis, suggère Anne Bielman Sánchez. Or, les marins ont joué un rôle dans la diffusion des cultes isiaques dans l’empire.»
Il faut rappeler qu’à l’époque, le commerce et les marchandises circulent surtout sur les fleuves, dans de grandes barques à fond plat, comme celle qui a été retrouvée à Yverdon. Sur ces autoroutes liquides, les Nautes s’activaient, notamment à Lousonna qui était un grand port commercial. Ces Nautes étaient regroupés en corporations liées les unes aux autres, à Genève, à Lausanne, sans oublier ceux d’Avenches qui circulaient sur le lac de Neuchâtel, et ceux de l’Aar, au nord du plateau suisse.
Avec de tels adeptes, Isis et Leusonna ont probablement eu droit à de grandes célébrations populaires. Les Nautes, «c’était l’élite sociale du port de Vidy, donc des gens riches», précise Anne Bielman Sánchez. «Il faut imaginer un culte officiel, avec des processions et des sacrifices. Il y a probablement eu des fêtes liées à la navigation, comme l’ouverture et la fermeture de la saison maritime, qui faisait l’objet de grandes célébrations traditionnelles sous l’empire.»
Plus largement, cela fait de Leusonna et d’Isis des candidates pour devenir des noms de rues, à une époque où on cherche à les féminiser, mais où on oublie souvent de chercher dans l’Antiquité.
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