La prière de plainte, le renouveau d’une pratique ancienne?

Nina Jaillet. Pasteure suffragante EERV, paroisse du Plateau du Jorat. Maîtrise en théologie pratique (UNIGE et UNIL). Ici, dans le temple de Saint-Cierges. Nicole Chuard © UNIL

Dans certains textes bibliques, il arrive que l’on s’adresse à Dieu pour se lamenter, voire pour protester. Cette forme de supplication a quasiment disparu de nos pratiques communautaires. Dans le cadre de son mémoire de maîtrise en théologie pratique, Nina Jaillet a analysé le possible retour de la prière de plainte dans notre monde

La cure de Saint-Cierges se trouve au bout d’une petite rue tranquille, dans ce village proche de Thierrens. Reconnaissable à ses volets vert et blanc, ce bâtiment est le lieu de vie et l’un des lieux de travail de Nina Jaillet, pasteure suffragante de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud, pour la paroisse du Plateau du Jorat. 

Elle est également l’auteure d’un mémoire en théologie pratique (UNIL et Université de Genève), stimulant tant sur la forme que sur le fond. Sa recherche traite de la «prière de plainte comme pratique spirituelle saine et mature». «Ce moment de communication privilégié avec Dieu qu’est la prière», ainsi que la définit Nina Jaillet, peut prendre bien des formes, comme la louange, la confession et l’intercession (le fait de prier pour quelqu’un d’autre) mais également la manifestation d’une souffrance.

Les textes fondateurs du christianisme en proposent des exemples. La pasteure évoque la figure de Job, qui, dans l’Ancien Testament, est un homme pieux frappé de nombreux malheurs, dont il émerge après avoir parcouru un long chemin, non sans avoir maudit le jour de sa naissance. Parmi les motifs de plainte bibliques figurent la maladie, la mort ou les ravages provoqués par des ennemis, comme dans le Livre des lamentations, qui exprime la douleur ressentie face à la destruction de Jérusalem. Toujours dans la Bible hébraïque, «le Livre des Psaumes contient un tiers de psaumes de plainte, ajoute Nina Jaillet. Certains d’entre eux étaient conçus pour être lus ou chantés en groupe.» Une dimension collective présente dans l’Épître de Paul aux Romains, avec les versets «Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent; pleurez avec ceux qui pleurent». Bien entendu, il y a l’exemple de Jésus sur la croix, qui demande «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?», comme le mentionne l’Évangile selon Matthieu.

Effacement progressif

Dans son mémoire, Nina Jaillet expose en détail les étapes qui ont mené à l’effacement de la prière de plainte publique au fil du temps. À très grands traits, cette pratique, critiquée par certains Pères de l’Église déjà, est marginalisée sous l’influence du stoïcisme hérité des Grecs. Elle décline fortement dès les Lumières, qui mettent en avant la raison comme instrument de compréhension du monde. Les sciences en développement offrent un autre moyen d’appréhender le malheur, ainsi que de nouvelles sources d’explication ou de réconfort. Plus près de nous, l’individualisme et la croyance en l’autosuffisance des humains ont encore planté une poignée de clous dans les planches du cercueil de la prière de plainte. Nina Jaillet souligne également l’influence de la Réforme, et en particulier celle de Calvin, qui porte davantage l’accent sur le péché que sur la souffrance.

Mais quelle place reste-t-il à cette dernière, pourtant commune à tout le monde ou presque, dans la liturgie d’aujourd’hui? Pour citer l’Ecclésiaste, «il n’y a rien de nouveau sous le soleil». Comme aux temps bibliques, la guerre, la maladie et les catastrophes naturelles affectent l’humanité. Dans son travail, la diplômée de l’UNIL et de l’Université de Genève défend l’idée que l’expression d’une souffrance partagée au moyen de la prière devrait trouver un espace lors de certaines célébrations, donc dans le domaine spirituel, et non seulement dans un cadre thérapeutique privé.

La pasteure est certaine qu’un besoin existe, notamment en lien avec l’actualité. «Lorsqu’une tragédie survient, nous pourrions donner rendez-vous, de manière assez spontanée, aux personnes qui se sentent touchées pour un moment collectif de recueillement.» Elle illustre ceci avec l’exemple d’un événement interreligieux public autour de prières pour la paix, organisé en novembre dernier à Echallens. Lors de la pandémie de Covid-19, la prière a été, pour certaines personnes, un moyen de faire face collectivement, comme l’a montré la recherche (lire l’article).

À la moulinette critique

Nina Jaillet a structuré son Mémoire avec la méthode de «réfutation d’hypothèses». Au fil des pages, elle attaque sous tous les angles, y compris celui assez tranchant de la théologie, l’idée que le retour de la prière de plainte soit une bonne chose pour les croyantes et les croyants, aux côtés de la prière d’intercession (pour autrui) ou de louange (expression de la reconnaissance). 

Les critiques ne manquent certes pas. Il serait par exemple blasphématoire d’exprimer des reproches envers le Créateur. Pour Nina Jaillet, au contraire, la plainte «permet de maintenir le lien avec Dieu. Pour établir un parallèle, comme dans toute relation, le fait de ne pas se confronter avec quelqu’un qui nous a causé une souffrance nous en éloigne, parfois jusqu’à la rupture. A contrario, le fait de l’affronter constitue une étape vers le pardon. Et, de manière toute personnelle, je suis persuadée que Dieu ne va pas m’en vouloir si je me plains auprès de Lui.»

La pudeur, codée en dur dans l’ADN des protestants, constitue un autre obstacle. «Je pense que la prière de plainte surgit facilement, de manière individuelle. Mais elle est difficile à exprimer en public, surtout en présence de personnes qui n’ont pas le même vécu que moi.» Pour certaines d’entre elles, les célébrations représentent des moments de paix, loin des troubles, ce qui semble peu compatible avec l’expression d’une douleur, même partagée. La gêne n’est pas loin.

C’est aussi pour cela que la pasteure se montre prudente lorsqu’elle aborde les questions pratiques dans son Mémoire. Comme elle l’écrit, la prière de plainte pourrait refaire surface petit à petit, par exemple par l’intermédiaire de «prières “sur mesure” en fonction des événements personnels ou communautaires, soit par la ou le ministre, soit par un groupe de prière».

Tirée de son travail, la phrase «le temps de plainte devrait se trouver plutôt au début du culte, car elle mène à la louange» en constitue un aspect central. Que faire de l’expression de la souffrance, dans le cadre de la liturgie?

Du vendredi au dimanche

Nina Jaillet prend l’image «du sac de cailloux, symboles de problèmes ou de malheurs, que chacune et chacun amène au culte. Il faut commencer par les en sortir un par un, pour créer la place nécessaire afin d’accueillir la parole de Dieu et de repartir avec cela.» La pasteure parle d’un «moment de bascule où il faut laisser l’esprit travailler», situé entre la plainte et la louange. «Je pense que nous sommes capables, au sein de l’église, d’accompagner ce cheminement», ajoute Nina Jaillet. Ce mouvement trouve une illustration dans le Nouveau Testament, depuis le jour de tristesse qu’est le Vendredi saint, puis l’attente, jusqu’à la résurrection du dimanche de Pâques.

Enfin, Nina Jaillet donne un «exemple fort» de cette «transformation», en s’appuyant sur le psaume XXII. Au verset 2, David proteste en s’exclamant: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? Pourquoi restes-tu si loin, sans me secourir, sans écouter ma plainte?» Il se lamente ensuite longuement d’être entouré d’ennemis et de bêtes féroces. Mais un changement s’opère au milieu du verset 22. «Délivre-moi de leur gueule de lion et de leur corne de buffle! Oui, tu m’as répondu!» Pour la pasteure, cette transition entre plainte et secours illustre l’idée que «notre rôle, lors du culte, consiste à laisser de l’espace et à donner un cadre au sein duquel les personnes présentes peuvent, peut-être, vivre ce moment de mystère».

La prière de plainte comme pratique spirituelle saine et mature. Évaluation d’une pratique controversée au moyen de la réfutation d’hypothèses. Sous la direction du professeur Olivier Bauer. Par Nina Jaillet (2022). Disponible sur demande à allezsavoir@unil.ch

Mais comment fait-on pour prier?

«Cette question me revient régulièrement, surtout de la part des plus jeunes», note Nina Jaillet. En complément à cet article, elle donne ici des ressources. Avec une réserve: «il semble assez sage d’éviter les “méthodes” de prière toutes faites. C’est finalement le lieu de la relation à Dieu, que chacune et chacun est appelé à développer par soi-même.»

Le site de l’EERV possède une section «spiritualité». Même si elle n’aborde pas précisément la question de ce comment prier, elle offre quelques ressources: https://www.eerv.ch/accueil/spiritualite

Crêt-Bérard a proposé des Ecoles de prière pour les enfants. «Prier peut prendre bien des formes, et je crois que dernièrement, surtout avec les enfants, on essaye de décloisonner ce que cela peut vouloir dire ou prendre comme forme : il y a bien plus que le fait de “parler dans sa tête à Dieu”.»

Notre collègue Marc Pernot propose des réponses sur son blog jecherchedieu.ch. De nombreuses personnes lui posent des questions au sujet de la prière: https://jecherchedieu.ch/category/question/priere-question/.

Article principal: Plus loin de toi, mon Dieu!

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