Historiquement basés à Londres, les gestionnaires de «hedge funds» sont de plus en plus séduits par le bassin lémanique. Faut-il s’en réjouir, ou craindre la réputation sulfureuse de ces fonds accusés de spéculer sur les malheurs des autres, qu’il s’agisse d’Etats endettés, comme la Grèce, ou d’entreprises en perdition? Les explications d’un expert de l’UNIL.
Le grand public a découvert l’existence des «hedge funds» durant le scandale Madoff. Il a encore appris que ces fonds spéculatifs ont joué un rôle dans la chute récente de l’euro, liée aux dettes de la Grèce. Et pourtant, ce même grand public voit des responsables politiques respectés, comme le Vert genevois David Hiller, prendre des mesures pour que ces sulfureux «hedge funds» quittent Londres et viennent s’installer en Suisse romande…
Comment comprendre cet apparent paradoxe? Et d’abord, pourquoi ces fonds anglais viendraient-ils s’établir sur les bords du Léman, comme on peut le lire depuis quelques mois dans la presse?
Une crise, un déménagement
Parmi les conséquences inattendues de la crise, il en est une que les gestionnaires de «hedge funds» ne s’attendaient sans doute pas à affronter: un déménagement. En effet, s’ils ne sont pas responsables de la crise des subprimes, ces fonds alternatifs sont néanmoins invités à participer à l’effort de guerre britannique, sous la forme d’augmentations d’impôts massives.
On s’en souvient, les banques de Grande-Bretagne ont dû être largement aidées par l’Etat au plus fort de la crise: elles ont bénéficié de sommes considérables, consenties pour les sauver de la faillite. Le gouvernement s’est ainsi retrouvé actionnaire majoritaire de banques telles que la Lloyds ou RBS (Royal Bank of Scotland). Conséquence logique, la dette publique a pris l’ascenseur: elle s’élève aujourd’hui à 56% du PIB – contre 40% avant la crise.
Taxé à plus de 50% sur ses revenus
Pour renflouer ses caisses, le premier ministre britannique Gordon Brown a pris toute une série de mesures fiscales, certaines visant particulièrement les individus aisés. Un gestionnaire de «hedge funds» peut ainsi être taxé à plus de 50% sur ses revenus. «Historiquement, Londres est le siège de ces activités financières très innovantes et dynamiques, alors que Genève est surtout réputée pour la gestion de fortune, plus traditionnelle, explique Eric Jondeau, professeur à l’Institut de banque et finance à l’Université de Lausanne (UNIL). Mais ces mesures fiscales font évidemment réfléchir les gestionnaires. Sans que l’exode ne soit massif, quelques «hedge funds» ont en effet déjà emménagé à Genève.» Une bonne nouvelle? Avant de pouvoir se prononcer, encore faut-il savoir de quoi il retourne…
Qu’est-ce qu’un «hedge fund»?
Lorsqu’un individu décide de placer son argent pour le faire fructifier, il peut par exemple décider d’acheter des actions. S’il mise tout sur la même société, il prend un gros risque: le cours de l’action peut baisser brutalement, ou, pire encore, la société peut faire faillite. L’investisseur perd alors toutes ses économies.
Pour limiter les risques, le plus sage est d’investir dans un fonds, soit une sorte de panier qui regroupe des actions différentes, et dont l’investisseur ne possède qu’une petite part. Il existe des fonds spécialisés, par exemple sur un groupe de pays (les pays émergents à la santé économique intéressante – Inde, Chine, Brésil…), les cleantechs (technologies vertes), etc…
Mais les fonds les plus souvent conseillés sont alignés sur un indice boursier, comme le SMI en Suisse. L’investisseur possède ainsi une part dans un fonds qui contient des actions d’un grand nombre d’entreprises, actives dans des domaines très différents, chaque industrie y étant représentée dans des proportions proches de celles observées dans l’économie réelle du pays.
Avantage: c’est un placement assez sûr, les risques étant bien équilibrés. Inconvénients: quand l’économie plonge, le fonds plonge avec. On dit qu’il y a une forte corrélation entre la situation économique et les performances du fonds.
Les «hedge funds» sont ce qu’on appelle en français de la gestion «alternative »: tout le travail des gestionnaires qui s’en occupent est de faire en sorte que le fonds soit performant même en temps de crise. Il n’est donc pas corrélé avec la situation économique. «En théorie du moins, sourit Eric Jondeau. Parce qu’il est apparu ces derniers mois que leurs performances ont aussi baissé, comme celles des fonds traditionnels, même si c’est dans une mesure moindre. Je définirais donc plutôt les «hedge funds» comme les high-tech de la finance, une forme de gestion très sophistiquée, dont la caractéristique est de dénicher des opportunités ou d’élaborer des stratégies que les concurrents n’ont pas encore identifiées.»
Comment ça marche?
Les gestionnaires de «hedge funds» essaient donc de profiter de toutes les occasions que les investisseurs amateurs et professionnels n’auraient pas repérées. Par exemple en dénichant des actions dont le prix est inférieur à la valeur de l’entreprise – c’est un peu le niveau zéro de cette forme de gestion.
De fait, les techniques utilisées sont innombrables, et, bien sûr, beaucoup plus sophistiquées. Parmi les exemples compréhensibles, même si on n’a pas fait d’études en finance, on peut citer la vente à découvert, elle aussi considérée comme basique par les gestionnaires.
Prenons l’entreprise Alpha, cotée en bourse. Le prix de son action est aujourd’hui élevé, mais vous savez (ou vous pensez, parce qu’on n’est jamais sûr de rien dans ce domaine…) qu’il va baisser dans le mois qui vient. Ce serait donc intéressant de vendre tout de suite ces actions. Problème: vous n’en détenez aucune. Pas grave pour un gestionnaire de «hedge fund»: il lui est possible de vendre aujourd’hui des actions qu’il n’achètera que dans un mois, à un prix nettement inférieur à celui d’aujourd’hui – et il empoche évidemment la différence… c’est tout l’intérêt de ce petit jeu.
Autre exemple, l’arbitrage, une stratégie qui consiste par exemple à jouer sur la différence de cours pour un même actif financier sur deux marchés différents. «Les possibilités sont nombreuses, confirme Eric Jondeau, et elles sont très sophistiquées, donc souvent difficiles à comprendre pour des non-spécialistes.»
Qui s’en occupe?
On s’en doute, gérer ce type de fonds implique des compétences pour le moins pointues en finance – avec un profil le plus souvent axé sur les maths. Et il faut avoir déjà une petite réputation dans le milieu pour susciter la confiance des investisseurs. «Ce sont souvent des anciens traders qui ont commencé par travailler pour des banques ou des instituts financiers, précise Eric Jondeau. Après quelques années au service des autres, ils mettent au point une stratégie et lancent leur propre «hedge fund».»
Non sans risque: l’une des particularités de ces fonds, c’est que leurs gestionnaires y placent aussi une partie significative de leur fortune personnelle… Leurs revenus sont directement liés à la performance de leur stratégie, et ils risquent gros s’ils opèrent les mauvais choix. Mais ça marche: «Avec un fonds classique, on a un rendement de 6% par an en moyenne sur 15 ans, avec un «hedge fund», c’est de l’ordre de 10 % par an pour un niveau de risque comparable », relève Eric Jondeau.
Qui peut y investir?
Si tout le monde peut boursicoter comme il l’entend, ou acheter des parts dans un fonds d’investissement sans restrictions, investir dans un «hedge fund» est plus compliqué. D’abord parce que les montants engagés sont plus importants: on ne peut pas se contenter d’y placer 1000 ou 2000 francs. Y investissent donc en général des individus très fortunés ou des institutions.
«Tous ne sont pas inabordables, mais il faut compter 100’000 francs pour les plus accessibles, détaille Eric Jondeau. Certains gestionnaires décident de fermer leur fonds à de nouveaux investisseurs – plus le «hedge fund» prend de la valeur, plus une part est chère.»
Ensuite, en raison de leur caractère privé, ils ont une dimension plus «select»: le gestionnaire peut décider de laisser ou non un investisseur entrer dans son capital. Enfin, ces fonds sont en général peu liquides, c’est-à-dire qu’il est difficile de clore rapidement sa position. Le temps minimum pour récupérer son argent est de l’ordre de 3 mois, mais peut atteindre plusieurs années pour certains fonds.
Comment savoir ce qui s’y passe?
Les «hedge funds» sont encore peu réglementés – même si se dessine actuellement à l’échelle mondiale la volonté d’instaurer quelques règles et contrôles. Une de leurs caractéristiques est donc le manque de transparence: même les investisseurs professionnels ont parfois de la peine à savoir quelle est la stratégie du gestionnaire et à obtenir des détails sur les performances.
«C’est un domaine où la concurrence est forte, et où vous faites de l’argent parce que vous avez découvert une inefficience du marché que les autres n’ont pas encore vue, explique le professeur de finance de l’UNIL. Les gestionnaires gardent donc le secret sur ce qu’ils font – et il est vrai que les «hedge funds» sont pour l’heure encore relativement opaques.»
Pourquoi ont-ils mauvaise réputation?
Cette opacité explique en partie que de nombreux clients aient été floués par Bernard Madoff, comme bien des professionnels de la finance d’ailleurs. «Le manque de transparence favorise sans doute ce type de comportement, ou en tout cas permet de le garder caché plus longtemps, mais il faut être clair: l’affaire Madoff, c’est une fraude. Le problème dans cette affaire, c’est la malhonnêteté de Madoff, pas les hedge funds», assure le professeur de l’UNIL.
L’amalgame se fait pourtant dans l’opinion publique, d’où la réputation sulfureuse des fonds alternatifs. Que leur dimension spéculative n’aide pas vraiment: dans les problèmes financiers de la Grèce, les «hedge funds» ont à nouveau été montrés du doigt. On les a accusés de précipiter la chute des finances hellènes, et surtout d’éroder la confiance de prêteurs éventuels.
En misant sur la baisse des produits dérivés de la dette grecque, les «hedge funds» ont en effet renforcé l’insécurité qui régnait quant à la faculté de cet Etat à rembourser sa dette; et lorsque la confiance s’érode, c’est le cercle vicieux. «Que vous soyez un Etat ou une entreprise, si vous êtes la proie d’un ou de plusieurs «hedge funds» qui parient contre vous, c’est clair, vous êtes mal, confirme Eric Jondeau. A part communiquer sur ce qui vous arrive, comme l’a fait la Grèce, vous ne pouvez pas faire grandchose pour vous défendre.»
Leur implantation sur Genève et sur Vaud est-elle une bonne nouvelle pour la Suisse?
«Les perspectives en termes de débouchés sont vraiment très intéressantes pour nos étudiants, s’enthousiasme Eric Jondeau. La gestion traditionnelle n’est pas toujours très valorisante: ici on atteint un degré de sophistication élevé, et, soyons honnêtes, le high-tech est toujours plus captivant que le low-tech.»
Cela dit, un gestionnaire de «hedge fund» qui déménage n’arrive pas tout seul: il déplace ses collaborateurs avec lui, soit une centaine de personnes en moyenne. Les emplois les plus pointus sont donc en principe déjà pourvus, notamment par le patron lui-même, à l’origine de la stratégie suivie par le fonds. «Mais, à terme, notamment lorsqu’il s’agira de diversifier cette stratégie, des postes vraiment haut de gamme vont se créer», anticipe Eric Jondeau.
D’un point de vue académique, la présence de ces fonds peut aussi créer des dynamiques intéressantes. Mais c’est la possibilité d’un changement de stratégie pour la place financière genevoise qui séduit vraiment Eric Jondeau: «Jusqu’ici, notre avantage compétitif était le secret bancaire. Outre le fait que c’est un avantage bien fragile, puisqu’il est fondé sur la bonne volonté des gens qui en sont dépositaires, on peut se demander si c’est vraiment intéressant de se distinguer par le fait de capter l’argent soustrait aux fiscs des pays qui nous entourent. Même si on fait abstraction de la dimension éthique, avoir pour seule valeur ajoutée le silence n’est pas très satisfaisant. En revanche, si l’industrie des «hedge funds» se développe à Genève, et que l’on s’y distingue, nous aurons alors pour particularité d’offrir à nos clients un meilleur rendement. C’est un avantage compétitif beaucoup plus valorisant pour un financier, non?»
Sonia Arnal