La crise des subprimes, en 2007-2008, a forcé de nombreux gouvernements à mettre la main au porte-monnaie pour sauver leurs banques. Un seul pays a réussi à gagner de l’argent avec ces opérations: la Suisse. Voici comment, et voici pourquoi.
La crise des subprimes a touché toutes les banques d’importance et donc tous les pays du monde en 2007-2008. On estime les pertes engendrées à 500 milliards, et les recapitalisations à 300 milliards. On s’en souvient, de nombreux Etats ont dû mettre la main au porte-monnaie et investir massivement dans leurs établissements financiers pour les sauver de la faillite ou solidifier leur assise, au risque, sinon, de voir leur économie s’effondrer. Cette crise a officiellement pris fin en 2011 et on a désormais le recul nécessaire pour comparer ses effets sur la dette publique des mesures prises dans les différents pays. Eric Jondeau, professeur au Département de finance de la Faculté des Hautes Etudes commerciales de l’Université de Lausanne et au Swiss Finance Institute, relève une surprise: la Suisse a vu sa dette… diminuer entre 2006 et 2012. Une exception. Il s’explique.
Quel a été l’effet de la crise sur l’économie des pays touchés?
Eric Jondeau: Les situations de départ étaient très variées. Certains pays avaient déjà une dette importante, comme la Grèce, alors que d’autres, comme l’Espagne, étaient très peu endettés. Ensuite, tout dépend de l’importance relative du secteur bancaire dans l’économie d’un pays: plus cette activité est importante, plus vous devez dépenser une part élevée de votre PIB le jour où vous devez soutenir les banques. Presque tous les pays ont vu leur dette publique s’alourdir de façon considérable. Par exemple, la dette de l’Irlande a augmenté de 93 points de PIB entre 2006 et 2012 (soit de 25% à 118% du PIB). La Suisse est le seul pays à avoir diminué sa dette durant cette période, de 4.7 points de PIB.
Comment expliquer cette exception? Après tout, la crise financière a aussi touché les banques suisses – on se souvient du sauvetage d’UBS…
Oui, et au début le coût en a été assez élevé: la Banque nationale suisse (BNS) a dû sortir quelque 60 milliards de francs pour aider cet établissement. Cette aide a pris deux formes: le rachat des actifs toxiques d’UBS, ainsi qu’un prêt. Au final, la BNS a été gagnante sur ces deux fronts. Elle a touché des intérêts sur le prêt consenti, qui par ailleurs vient d’être remboursé, et elle a réalisé un bénéfice sur la liquidation du stabfund, ce fond constitué par la BNS avec les actifs toxiques retirés du bilan d’UBS. La Suisse constitue ainsi un cas unique. Alors que la plupart des autres pays ont dû investir à fonds perdu pour sauver leurs banques, la Suisse, elle, a gagné de l’argent. C’est l’une des raisons qui expliquent que la Suisse a aujourd’hui une dette publique aussi basse, à 35% de son PIB.
Est-ce qu’avant la crise, la Suisse était déjà mieux classée que ses voisins européens?
Avec son frein à l’endettement, le pays a toujours eu une dette très maîtrisée. En 2006, elle était de 40% du PIB. Pour ce qui est de ses voisins, les situations étaient très différentes. L’Irlande était à 25% environ, l’Espagne au même niveau que la Suisse, l’Italie à 106.7%. Six ans après le début de la crise, la situation s’est dégradée un peu partout: l’Irlande, qui partait d’un taux très, très bas, est passée à 117%, l’Espagne à 84%. Cela dit, ne pas avoir de dette n’est pas un but en soi. On peut se demander par exemple si, considérant notamment le bas coût de l’argent ces dernières années, la Suisse n’aurait pas dû investir davantage dans ses infrastructures. Au niveau de la mobilité par exemple. On est déjà à saturation dans les régions où l’économie est la plus florissante et on a les moyens d’intervenir pour que la situation ne handicape pas la croissance à l’avenir. Dans la même perspective, soit de préparer aujourd’hui les conditions de la croissance de demain, la Suisse pourrait faire mieux pour soutenir la formation des jeunes, par exemple via un système de bourses plus étendu ou plus généreux. Elle en a les moyens, et elle récolterait les fruits de cet investissement via les impôts de ces étudiants bien formés qui seront de très bons contribuables.
Comment la Suisse peut-elle être à la fois aussi peu endettée comme Etat et autant endettée au niveau des ménages, puisque les Suisses seraient les plus endettés au monde?
C’est vrai que les ménages suisses sont les plus endettés au monde, mais ce sont aussi eux qui ont la plus grande richesse nette. Et de très, très loin. Selon une étude du Credit Suisse, la richesse nette des Suisses est de l’ordre de 460 000 francs par adulte en moyenne, largement devant les seconds (l’Australie, avec 365 000 francs). Et leur dette est avant tout hypothécaire. Un risque auquel il faut veiller est donc celui d’une bulle immobilière: si elle se développe et qu’elle explose, la valeur «corrigée» des biens devient inférieure au prix payé, et là, nous avons un problème. Pour l’instant, nous ne sommes pas dans cette situation: les prix sont élevés, mais il y a une vraie demande derrière, donc nous sommes encore dans une zone où les prix du marché sont élevés mais justifiés. Cela dit, la BNS a raison de veiller à ce qu’une bulle ne se développe pas.
Quels sont les pays qui ont le plus souffert de la crise?
Trois pays vont connaître des moments très difficiles pour au moins vingt ans sur le plan économique: l’Irlande, l’Islande et la Grèce. Le poids de l’activité financière, surtout pour les deux premiers pays, est devenu tel dans les années qui ont précédé la crise, que, quand celle-ci est survenue, les gouvernements ont dû dépenser des sommes considérables pour sauver leurs banques, et la dette publique a explosé. L’Irlande, comme on vient de le voir, a multiplié sa dette par 5 entre 2006 et 2012, l’Islande par 3. On n’oublie pas la Grèce, bien sûr, même si son endettement était déjà excessif avant la crise – son endettement est passé de 82.4% à 157% entre 2006 et 2012. La dette portugaise, quant à elle, est passée de 65% à 101%.
On parle constamment du danger que représentent les PIGS, soit le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne – pourtant leurs taux d’endettement sont très distincts…
Evidemment, la Grèce est en situation plus délicate que l’Espagne ou l’Italie, qui n’ont pas vraiment subi de crise de la dette. Mais si la Grèce fait défaut, ce sera bien moins grave pour l’Europe que si c’est l’Espagne ou l’Italie. Même si sa dette correspond à un pourcentage très élevé de son PIB, comme ce dernier est faible à l’échelle de l’économie européenne, les conséquences seraient gérables. Les deux éléments qui nourrissent l’inquiétude sont la taille de l’économie du pays et l’ampleur de l’augmentation de la dette. C’est à cause de la taille de leur économie que l’Espagne ou l’Italie sont plus observées.
Est-ce que ces pays, notamment l’Irlande et l’Islande, ou la Grèce, ont pris de mauvaises décisions? Est-ce que leurs gouvernements avaient le choix, auraient pu par exemple laisser tomber certaines banques?
Il y a probablement eu des erreurs de la part des gouvernements de ces pays, pour avoir laissé se dégrader la situation à ce point. Mais laisser s’effondrer le système bancaire aurait eu des conséquences catastrophiques. Le problème est d’identifier précisément les banques qu’il ne faut pas laisser tomber à cause du risque systémique qu’elles font peser sur l’ensemble de l’économie. Notre Center for Risk Management, à Lausanne (CRML), publie des mesures de risque systémique pour la plupart des banques européennes*.
A partir de quel pourcentage de dette publique par rapport au PIB faut-il commencer à s’inquiéter?
Il n’y a pas de chiffre en deçà duquel on considère que tout va bien et au-delà duquel rien ne va plus. Selon le traité de Maastricht, par exemple, il ne fallait pas qu’un pays dépasse le 60% de son PIB pour qu’il puisse faire partie de la zone euro. Mais c’est un chiffre qui n’a jamais fait l’unanimité… Ce qui est important, c’est l’écart entre le taux de croissance de l’économie et le taux d’intérêt de la dette: quand votre croissance annuelle est inférieure au taux d’intérêt, en clair quand elle ne vous permet plus de payer les intérêts de vos emprunts, ce n’est pas bon du tout. Aujourd’hui, l’Italie, par exemple, paie environ 4-5% de son PIB pour régler le loyer de sa dette, tout en ayant un taux de croissance nettement inférieur. Donc il y a de quoi s’inquiéter. D’autant plus que, plus vous êtes endetté, plus l’argent qu’on vous prête vous coûte cher en intérêts. Un cercle vicieux s’installe alors et vous finissez étranglé par vos dettes. Mais le Japon, par exemple, a vu sa dette publique passer de 100% à plus de 200% en à peine quinze ans sans crise majeure. La raison, c’est que la dette japonaise est essentiellement détenue par les ménages japonais, qui sont patients. La Grèce, au contraire, s’est endettée auprès des banques étrangères, qui sont beaucoup plus exigeantes, et elle n’a pas l’industrie suffisante pour dégager les excédents commerciaux qui lui permettraient de rembourser sa dette.
Les politiciens français, ou d’autres pays européens, alarment leurs concitoyens en parlant constamment de la dette, de la nécessité de couper dans les budgets pour la réduire. Pourtant, les Etats-Unis, dont on parle moins, sont dans une situation largement plus grave…
Quiconque s’intéresse un peu à l’économie sait que la dette américaine a explosé ces dernières années – elle était de 65% avant la crise et dépassait les 100% en 2012. Le grand public en a moins connaissance parce que c’est récent. Et aussi parce que, contrairement aux autres pays de la planète, les Américains supportent peu le prix de leur dette. Ils impriment simplement plus de dollars, mais ne souffrent pas d’inflation, puisque la devise du commerce mondial est le dollar. C’est une position unique qui, de fait, donne au pays un avantage certain. Pour en revenir aux spécialistes, non seulement ils ont bien conscience du problème, mais ils savent aussi que la situation va se péjorer: la dette américaine va continuer à augmenter sensiblement dans un avenir proche, du fait de la mise en place de Medicare et Medicaid, les programmes d’assurance-maladie lancés par Obama. Sauf à augmenter fortement les impôts.
Est-ce que le taux d’endettement est le critère définitif pour juger de la santé d’une économie?
Non, c’est un critère important, mais ce n’est pas le seul. Il y a aussi, évidemment, la capacité à générer de la croissance, puisqu’elle permet bien des choses, notamment de payer les intérêts de la dette, voire de la rembourser. Le taux de chômage, particulièrement des jeunes, est aussi très important. L’Espagne, par exemple, n’arrive pas à créer de l’emploi, alors que d’autres aspects de son économie ne vont pas si mal.
Est-ce que c’est grave, cette multiplication mondiale des dettes?
C’est inquiétant parce que si une autre crise survient, et qu’elle est à nouveau financière, beaucoup de pays ne seront pas en position d’aider leurs banques: ils n’auront pas les moyens de passer à la caisse une seconde fois. Par exemple, si une grande banque espagnole comme Santander se retrouve en difficulté et que l’Etat espagnol ne peut pas l’aider, toutes les grandes banques européennes, UBS et Credit Suisse comprises, seront touchées. Et si des nations comme l’Espagne ou l’Italie font défaut, elles entraîneront dans leur chute, par effet domino, les autres économies européennes.
Comment les pays dont la dette dépasse le 100% peuvent-ils s’en sortir?
Sans croissance réelle, c’est très difficile. Et pour certains, cela va être très, très compliqué – on a vu l’exemple de la Grèce, qui n’a presque rien à vendre… Comme la croissance ralentit aussi dans les pays comme la Chine ou l’Inde, qui jusqu’ici en étaient les moteurs au niveau mondial, ça va prendre du temps. Une vingtaine d’années sans doute pour les plus touchés. Il y a aussi la solution de la théorie économique: quand il n’y a pas assez de croissance nominale, on peut la créer artificiellement en imprimant plus de monnaie – bref avec de l’inflation. Mais dans la pratique, ça ne marche pas toujours. Pour revenir au Japon: ses dirigeants ont essayé pendant longtemps, mais les Japonais ont préféré épargner l’argent ainsi créé plutôt que le dépenser – ils ont même investi dans des obligations émises par l’Etat… Là l’argent tourne en vase clos et c’est parfaitement inutile.
Pour en revenir à la Suisse et aux Suisses, cette situation exceptionnelle signifie-t-elle qu’ils sont à l’abri de tout risque?
Non, mais il y a un tel coussin que la plupart des risques pourraient être absorbés. Si l’Europe était à nouveau touchée par une crise bancaire, nous verrions, comme je l’ai expliqué, nos banques à nouveau en position délicate et il faudrait les aider. Ce qui pourrait coûter très cher à la BNS. Si la crise européenne devenait aussi une crise de l’euro, cette monnaie baisserait inévitablement et nous aurions plus de peine encore qu’aujourd’hui à éviter que le franc suisse ne s’envole. Cela nous coûterait encore plus cher pour maintenir le franc à un niveau acceptable afin d’exporter les biens produits ici. Enfin, une crise immobilière n’est pas totalement exclue: ce qui soutient la demande, c’est notamment l’afflux de nombreux étrangers. Ils pourraient être moins nombreux à venir, ou plus nombreux à partir en cas de crise sérieuse en Suisse.
Tous ces risques sont gérables, et le pays a de la marge. En plus, comme c’est un très bon élève, il pourrait facilement emprunter de l’argent sur les marchés pour se financer, et à un taux très bas. Je ne suis donc pas pessimiste du tout quant au sort de la Suisse dans les prochaines années.
Lexique
PIB – Produit Intérieur Brut: C’est la valeur totale de la production de richesse réalisée à l’intérieur d’un pays. C’est l’indicateur le plus utilisé pour exprimer la richesse d’une nation.
Dette publique: C’est l’ensemble des engagements financiers pris par un Etat. Il s’agit le plus souvent d’emprunts d’Etat. Mais les pays en difficulté peuvent recourir sous certaines conditions à la Banque mondiale ou au FMI (Fonds monétaire international).
Elle s’exprime le plus souvent dans son rapport avec le PIB du pays, donc sous la forme d’un pourcentage, ce qui permet de mesurer son importance relative et de la comparer à celle d’autres pays dont l’économie peut être de taille très différente – comparer des chiffres absolus n’aurait aucun sens.