Octobre est «ramuzissime»: l’écrivain vaudois est enfin édité dans la prestigieuse collection de la Pléiade et les premiers volumes de ses Œuvres complètes (avec des inédits) paraissent chez Slatkine. Rencontre avec Doris Jakubec et Daniel Maggetti, deux enseignants de l’UNIL qui ont piloté ces chantiers géants. Et qui nous font découvrir un être beaucoup plus complexe qu’on l’a cru.
Jusqu’à présent, les archives de Ramuz étaient restées dans l’état où il les avait laissées, sous forme de gros dossiers, explique Doris Jakubec, professeure honoraire de l’UNIL et responsable de l’édition dans la Pléiade. Tous ces innombrables feuillets n’avaient jamais été lus de façon systématique et sur la longue durée, c’est-à-dire tout l’ensemble d’avant 1900 jusqu’à sa mort.»
Par la masse et la richesse des documents étudiés, voire décryptés, le cas de Ramuz est exceptionnel: «Ces documents constituent le matériau génétique le plus complet et le moins dispersé qui soit, relève Daniel Maggetti, professeur ordinaire à l’UNIL et codirecteur des Œuvres complètes. Il y a, entre autres, des romans non terminés, beaucoup de nouvelles achevées, corrigées mais non publiées pour des raisons diverses, des poèmes inédits aussi. Et toutes sortes de documents, aux statuts variés, étapes préparatoires, ébauches ou premières tentatives.»
De très nombreux textes nourrissent ainsi souterrainement la part jusqu’alors visible de l’œuvre. «Par la manière dont l’écrivain a construit son œuvre, la logique du chantier est en soi très ramuzienne», ajoute-t-il.
Ramuz méconnu
Respectivement responsables de l’édition en Pléiade et codirecteurs avec Roger Francillon des «Œuvres complètes», Doris Jakubec et Daniel Maggetti nous assurent qu’un nouveau regard est désormais possible sur cet auteur méconnu. Méconnu, Ramuz? En France, certainement: s’il a été l’un des grands écrivains des années 1930, la guerre a interrompu la diffusion de son œuvre.
Mais il serait encore méconnu en Suisse où, sempiternellement associé à ce fameux univers paysan, il a été cantonné au statut d’écrivain régionaliste et de chantre du Pays de Vaud. Or les paysans de Ramuz ne sont pas ce qu’on croit, explique Doris Jakubec: «Débarrassé de tout vernis social et aux prises avec les éléments cosmiques, le paysan est l’homme élémentaire, à partir duquel on peut commencer à comprendre quelque chose à l’humanité, peut-être à «l’homme humain», comme le disait Charles-Albert Cingria. Ce goût de l’élémentaire, dit Ramuz lui-même, est au fond tout proche parent du sens de l’universel. Très tôt, il a l’idée d’une fiction qui représenterait l’homme dans ce qu’il a de plus essentiel. Pour ce faire, il crée sa propre langue.»
Emerge alors l’image d’un poète de la prose et d’un inventeur de la forme. Un écrivain d’une immense envergure dont il était temps que l’œuvre soit revivifiée. Voilà qui est fait.
Et pour tenter de cerner la nouvelle silhouette de l’écrivain qui se dessine aujourd’hui, essayons de capter Ramuz en quelques instantanés. Un personnage beaucoup plus complexe qu’on l’a cru, révélé entre autres par les quelque 1700 feuillets d’un journal dont la partie inédite est très importante. «Un être tourmenté par l’insatisfaction, mais déterminé à dépasser ses limites par l’effort de la mise en forme», pour reprendre les mots de Daniel Maggetti. Curieux mélange de volonté de maîtrise et de doute.
L’artisan Ramuz
Dans «Passage du poète», Ramuz dit de Besson (un personnage du livre, n.d.l.r.): «Il continue à faire ses paniers, mettant les lignes de l’osier l’une sur l’autre, comme l’écrivain ses vers ou sa prose.» Lui-même s’est toujours comparé à un artisan. Respectueux de son matériau, et bien que doté de peu de moyens financiers sa vie durant, il a toujours acheté du beau papier et de l’encre de Chine qui durent.
«Les manuscrits, enfermés et serrés plus de cinquante ans, sont donc impeccables: frais et comme écrits hier. Il voulait, contre tout espoir, que les choses durent alors qu’il avait beaucoup plus de doutes sur la portée de ce qu’il avait écrit», relève Doris Jakubec.
Premier de sa famille à être un intellectuel (son père était commerçant), il s’est senti comme coupable de ne pas exercer une profession libérale et d’avoir choisi un métier «gratuit»! «Quant à l’élaboration des romans eux-mêmes, on s’est aperçu, en puisant dans les plans, esquisses, listes de personnages révélés par les archives, que les personnages de ses romans étaient d’emblée très vivants. Avant de savoir ce qu’ils vont faire, on connaît leur âge, leurs intonations, leur allure, leur démarche. Tout l’édifice se développe à partir de bases très concrètes», poursuit-elle.
L’éternel insatisfait
Pour Ramuz, rien n’est jamais ni fixé ni fini et, d’une certaine manière, le passé s’actualise sans cesse. Dans ses Œuvres complètes parues en 1940-1941 chez Mermod, il a repris l’ensemble de sa production depuis ses débuts et a tout réécrit de façon systématique, y compris son «Journal», comme le rappelle Daniel Maggetti: «Les premières années sont portées par une sorte d’élan poétique et mystique, qui contraste fortement avec la suite. Il corrige, expurge, revient sur ses propos en les adaptant au cadre des œuvres complètes. Notre nouvelle édition donne un texte quantitativement beaucoup plus important que celui de 400 pages que Ramuz a publié. Le manuscrit intégral, dans son état premier donc, nous fait retrouver une écriture au jour le jour. Les buts ne sont évidemment pas les mêmes: Ramuz a façonné un témoignage correspondant à l’image qui était la sienne dans les années 1940, alors que nous, nous présentons un document. La publication de l’intégralité permet notamment de voir la phase très importante de préparation de l’œuvre, les années de doutes et les remises en question qui cessent environ sept ou huit ans après le début du «Journal».»
Même travail de relecture-réécriture pour les 22 romans, dont il existe 69 versions différentes en tout, soit au minimum deux éditions pour chacun – sauf pour le dernier, «La Guerre aux papiers», qui n’en a qu’une.
«Le texte n’est jamais clos définitivement, constate Doris Jakubec. Si Ramuz fait retour sur du déjà-écrit, il le réécoute aussi, cherchant à en ressaisir le rythme et le ton, toujours en quête de la voix la plus juste. Ce qui fait de lui un conteur dont l’œuvre, ouverte, est en perpétuel devenir.» Et il ne s’agit pas de corrections mineures, des paragraphes en-tiers, voire des pages, sont biffés et remplacés par un feuillet collé; les modifications sont portées à même le texte publié, dans le livre lui-même, soit l’édition originale, soit l’une des éditions intermédiaires.
«A l’heure actuelle, pour un même titre, des versions différentes circulent, remarque Daniel Maggetti. Pour un texte comme «Derborence», par exemple, on peut être dans le flou: l’édition parue chez Grasset, toujours vendue en France, n’est pas identique à celles réimprimées en Suisse. Les éditions auxquelles nous avons travaillé comportent enfin une prise en charge critique qui marque des repères et met en lumière l’ampleur des phénomènes de réécriture.»
Le moderne, inventeur d’une langue expressive
Il y a longtemps que des écrivains comme Céline ou Robert Pinget l’avaient compris: Ramuz est l’initiateur du transfert de la langue parlée dans la langue écrite. Robert Pinget reconnaît à Ramuz sa manière d’écouter les voix et les intonations pour les transposer dans une langue fictive.
Ni populaire ni standard, ni conventionnelle, ni patoisante, celle-ci poursuit l’expressivité de chaque personne qui ouvre la bouche, voit, sent ou vibre. «De relecture en relecture, Ramuz va beaucoup supprimer, et cette langue qualifiée de paysanne est en réalité très subtile, toujours plus raffinée, tendant à la transgression et portant la syntaxe à ses extrémités. Travaillant beaucoup d’oreille sur les rythmes, Ramuz a donné au roman une dimension d’ordre poétique», explique Doris Jakubec.
Dans la Pléiade, l’accent est mis sur cet aspect de la langue et, en particulier, sur le vocabulaire et la syntaxe puisque, pour la première fois, tous les mots et tours régionaux et dialectaux utilisés dans les romans ont été étudiés. Mais la modernité de Ramuz réside ailleurs: en réinventant les relations qui lient le narrateur à ses personnages, il laisse un grand espace à l’activité du lecteur qui prend ainsi sa place au sein même de l’histoire.
«Elle a plusieurs sens possibles. On ne sait pas ce que pense le narrateur dont Ramuz a transformé la mission. Proche des personnages, le narrateur en montre la complexité. Ce n’est pas lui qui en a la clé. Tous, y compris le lecteur, doivent voir, entendre et relier les perceptions et les données pour en saisir à la fois le déroulement et le dénouement. Cet éclatement du point de vue de la narration est très moderne.»
Le manager
C’est un aspect du personnage que les spécialistes soupçonnaient, mais que les documents dépouillés à l’occasion des présentes éditions confirment. «Dès 1918-1919, Ramuz utilise entre autres son «Journal» pour y consigner ses brouillons de lettres, explique Daniel Maggetti. On y trouve de nombreuses traces de relations éditoriales.»
Ces divers échanges -– dont certains n’étaient pas connus – témoignent du versant le plus pratique du travail d’écrivain et font apparaître l’arrière-plan concret de la construction de l’œuvre. «Les brouillons de lettres sont passionnants. Editeurs, directeurs de revues et de journaux, responsables d’adaptations au cinéma, les correspondants sont multiples. On découvre là chez Ramuz un côté manager, une capacité à gérer les transactions et une connaissance du métier assez remarquable.»
Mais ce qui apparaîtra surtout avec le déploiement des œuvres complètes, c’est «la constance impressionnante de ce travail d’écriture. A partir d’un certain moment, écrire devient une véritable obsession, presque une mystique. Ramuz reprend et continue des projets, en lance de nouveaux, à un rythme spectaculaire.» L’image quelque peu inhumaine du bourreau de travail est pourtant contrebalancée par celle d’un homme qui doute.
L’inquiet acharné
Il y a chez Ramuz une radicalisation du désir de se vouer à un travail littéraire (voir ci-dessus l’extrait du «Journal») qui très tôt devient un but unique et qui se double d’une capacité à faire aboutir les choses. Mais les pages du «Journal» révèlent aussi un personnage très humain, avec sa part de désarroi et de doute, chez qui une grande inquiétude se profile en arrière-plan.
Dans sa jeunesse, à la fois timide et distant, il se sent coupé des autres et recherche l’isolement tout en en souffrant. Adulte, il a des relations d’amitié profonde, qui presque toujours reposent sur des affinités intellectuelles ou artistiques, avec Ansermet, Auberjonois, Stravinski par exemple.
Ramuz n’est pourtant pas un mondain: «Ni anecdotes croustillantes ni commentaires assassins dans son «Journal», prévient Daniel Maggetti. N’était un très beau texte, jusque-là inédit, sur la mort de son père, et des allusions à un amour de jeunesse pour une jeune Valaisanne, Ludivine, on apprend peu sur sa vie privée. Si elle est relativement connue, sa grande passion pour son petit-fils se révèle cependant ici dans toute son ampleur, surtout à la fin de sa vie. Une période où, miné par la maladie, il semble se retrancher du monde, par une sorte de coupure progressive.»
Tout cela ne nous dit rien sur la supposée (?) misogynie de Ramuz. Daniel Maggetti: «Un texte de jeunesse écrit en Allemagne (où il était précepteur) fait référence à l’Université de Lausanne – c’est d’ailleurs l’un des seuls qu’on ait retrouvés sur sa vie d’étudiant lausannois. Intitulé «Ces demoiselles…», il est très peu aimable à l’égard des «bas-bleus», plus que vis-à-vis des femmes en général. Sinon, on ne trouve que des commentaires allusifs, par lesquels on constate que Ramuz partage le sexisme très répandu de son temps et de son milieu.»
Doris Jakubec: «Ramuz misogyne? Sans doute. Il a en tout cas traité sa femme comme une servante. Mais beaucoup d’autres l’ont fait et le font encore, et, à sa décharge, il avait pour lui d’être un génie; et sa femme le savait parfaitement en l’épousant. Par ailleurs, il était extrêmement dur avec lui-même.»
Quoi qu’il en soit, la prédiction de Céline pourrait se réaliser, à propos de Ramuz en tout cas: «En l’an 2000, à part moi-même, on ne lira guère plus que Ramuz, Morand et Barbusse!» avait-il dit en 1949.
Elisabeth Gilles