Pour certains joueurs et supporters, le soutien affiché pour une équipe se traduit par des rites, des croyances et des comportements qui ressemblent à un culte. Faut-il les croire ? Texte Jocelyn Rochat
La fièvre monte dans les Mecque du hockey suisse. A l’approche des play-off, la phase finale du championnat, les supporters passent de l’enfer au paradis. Bientôt, superstition oblige, les barbus envahiront les patinoires. En attendant, les gardiens – forcément des anges – se démènent pour obtenir un blanchissage, parce que les joueurs adverses tentent de les crucifier sur leur ligne. Et les buteurs deviennent des messies, quand un miracle se produit et qu’il annonce Noël avant l’heure.
On peut évidemment sourire de ce déluge de métaphores religieuses, qui font le bonheur des commentateurs et des fans de sport d’hiver. A moins que, comme Olivier Bauer, qui est professeur de Théologie pratique à l’UNIL, on décide de «les prendre au sérieux» et qu’on les voie comme «un indice révélant des enjeux bien plus importants».
Le credo du hockey
C’était notamment le cas à Montréal, où le théologien a enseigné et où il a pu observer que le culte du hockey atteignait des sommets. Là-bas, le maillot du club local, le Canadien de Montréal, s’appelle «la Sainte-Flanelle». La Coupe Stanley qui récompense la meilleure équipe de l’année est considérée comme «The Holy Grail» (le saint Graal) ou «le Calice d’argent» ; les meilleurs joueurs sont intronisés dans «le Temple de la renommée» ; le gardien star de l’équipe locale, Carey Price, est surnommé «Jesus Price», et, plus trivialement, quand les joueurs sont en réussite, le public sourit à l’idée qu’ils «les ont trempées dans l’eau bénite».
Le hockey produit également des reliques, comme ces maillots portés par les joueurs, qui sont parfois signés ou conservés dans des vitrines, et dont la valeur augmente en fonction des fluides qui les imprègnent, comme la sueur, le sang, les larmes ou le champagne de la victoire…
Voilà qui témoigne d’un fond tenace de culture catholique, mais pas seulement. Car il faut encore ajouter à cette liste des comportements et des rites qui laissent songeurs. Olivier Bauer a notamment découvert que ses étudiants, des gens «a priori normaux», commençaient par inscrire toutes les dates des matches du Canadien dans leur agenda, et qu’après, toute leur vie s’organisait autour de ces rendez-vous prioritaires.
Certains inconditionnels du club de hockey escaladent encore à genoux les 99 marches de l’escalier menant à l’oratoire Saint-Joseph pour demander un miracle au Tout-Puissant. Et d’autres allument des cierges en espérant la victoire de leurs protégés. Ces prières et ces pèlerinages témoignent de l’existence d’un culte du hockey. Mais jusqu’à quel point ? «On ne sait pas très bien ce qu’est la religion, c’est très vaste, répond le chercheur de l’UNIL. Si la religion, c’est de permettre une relation à Dieu, je trouvais qu’il n’y en avait pas beaucoup dans le hockey, alors j’ai essayé d’autres termes pour qualifier le phénomène.»
Ne faudrait-il pas, plutôt, parler d’une religion civile, qui est une question d’identité partagée par l’ensemble d’une communauté ? Ne s’agit-il pas d’une quasi-religion, qui est une religion sans Dieu, mais avec une force doctrinale, idéologique, des rites et des récits, qui foisonnent dans le hockey ? N’est-ce pas plutôt une religion implicite, qui fonctionne comme une religion sans en avoir le titre ? En effet, s’il est clair que le hockey se revendique rarement comme une église, il en a tout de même adopté certains traits.
Sans choisir parmi ces nuances, Olivier Bauer estime qu’»est religion tout ce qui fonctionne comme une religion, même si ce n’est que pour certaines personnes ou seulement dans certaines circonstances». Et l’étude du sport, ici le hockey, montre que, pour certains, l’adoration d’un club confine au sacré. Notamment quand elle donne un sens à la vie des inconditionnels du Canadien de Montréal.
Ce culte du hockey est-il également pratiqué en Suisse, et notamment à Lausanne, où le Lausanne Hockey Club (LHC) est suivi par une cohorte de fidèles bien plus nombreuse que celle des amateurs de football ? «Parler de religion du hockey à Lausanne serait exagéré, nuance Olivier Bauer. Ici, il y a une passion, un engouement, un amour de ce sport, mais le hockey n’est que rarement le centre de la vie de gens. Si on a une religion du hockey en Suisse, elle est à l’image de la pratique religieuse dans les églises protestantes: relativement modeste, réservée, pas trop enthousiaste ni exubérante.»
Les victoires ou les défaites du LHC ont également moins d’impact sur la vie des Vaudois qu’elles ne l’ont à Montréal. «Quand le Canadien est éliminé, tout le monde est triste dans la rue et le chiffre d’affaires des bars plonge, parce que les gens n’ont plus le goût à rien. Nous n’avons pas le même sentiment d’intensité en Suisse, parce que les choses sont partagées. Si le LHC perd, il reste le Lausanne Sports (football), le champion de tennis vaudois Stan Wawrinka, les skieurs, le curling… Les amateurs de sports peuvent placer leur intérêt dans de nombreuses autres disciplines.»
Le hockey n’est d’ailleurs pas le seul sport à susciter des passions quasi religieuses. Certains clubs anglais, italiens ou marseillais de football, comme le cricket en Inde, génèrent des passions similaires. On a aussi décrit le baseball aux Etats-Unis comme une religion civile, précise le chercheur de l’UNIL. Et la liste n’est pas exhaustive.
Les joueurs y croient
Les supporters ne sont pas les seuls à être possédés par le démon du hockey. Les athlètes sont clairement travaillés par la question. «Aujourd’hui, il se pourrait qu’il y ait plus de sportifs ouvertement croyants qu’on ne croise de chrétiens militants dans les rues de Suisse ou du Canada, dans nos sociétés qui s’éloignent du christianisme», relève Olivier Bauer.
Cela se traduit par une série de comportements, plus ou moins folkloriques, et surtout plus visibles. Certains hockeyeurs superstitieux enfilent systématiquement le patin droit avant le gauche. Dans un registre plus classique, le gardien du Canadien de Montréal porte une petite croix derrière son casque, à laquelle il a cette année ajouté une référence au texte biblique de Jean 3:16.
On a aussi pris l’habitude de voir les barbes fleurir chez les joueurs à l’époque des phases finales. Ce rituel a été imaginé par les Islanders de New York qui ont cessé de se raser lors des play-off, et qui ont gagné la Coupe Stanley en 1980. L’idée a fait recette et l’on voit désormais le nombre des barbus augmenter dans les patinoires du monde entier, Suisse comprise, à la fin de l’hiver.
Comment expliquer cette multiplication des pratiques religieuses et des superstitions chez les sportifs ? Le chercheur de l’UNIL, qui en a notamment discuté avec des aumôniers d’équipes sportives anglo-saxonnes, avance plusieurs hypothèses. «Un gardien a expliqué que, quand il plaçait Dieu au centre de sa vie, il n’y mettait plus le sport, ce qui changeait la perspective, et relativisait les choses» dans ce sport de haut niveau, où tout devient très vite excessif. D’autres athlètes expliquent que la pratique religieuse leur permet de devenir de meilleures personnes, et, in fine, de meilleurs joueurs.
N’oublions pas, enfin, l’hypothèse missionnaire. Si l’on observe depuis quelques années une multiplication des messages à caractère religieux dans les grandes manifestations sportives, du T-shirt «I belong to Jesus» que dévoilait le footballeur Kaká après ses plus grandes réussites, aux footballeurs musulmans qui célèbrent leurs buts en adoptant la position du prieur, c’est aussi parce que «le sport offre une tribune formidable».
Encore faut-il, pour cela, avoir un signe à montrer, «car toutes les religions ne sont pas égales devant les gestes visibles, et toutes ne pratiquent pas le témoignage ostentatoire», précise Olivier Bauer. Les protestants américains ont ainsi attendu 1976 pour voir le joueur de football Herb Lusk prier un genou à terre après avoir inscrit un «touchdown», un exemple souvent imité depuis lors.
Et en 2011, c’est Tim Tebow, le fils de missionnaires baptistes et quarterback, qui a donné son nom à une pratique, le «tebowing», qui consiste à prier ostensiblement, quand tous les gens qui vous entourent sont occupés à autre chose. Après être entré en cours de match, dans une partie qui semblait perdue, le joueur des Broncos de Denver a permis à son équipe de remonter en quelques minutes un retard de 15 points, pour l’emporter in extremis. A la fin du match, alors que tout le monde célébrait le miracle, le joueur a posé son genou droit à terre, et il a mis son coude sur le genou gauche, avant de baisser la tête et de prier. Cette gestuelle, devenue virale sur Internet, a été imitée par les fans, jusqu’à la star américaine du ski Lyndsay Vonn, au moment de célébrer un succès à Beaver Creek.
Autant de manifestations qui «remplissent toutes la même fonction: rendre public ce qui pourrait rester dans l’intime ou dans le privé, relève Olivier Bauer. Ce que veulent les athlètes, c’est faire savoir qu’ils ont une foi, et en témoigner. Et le sport permet, dans une époque en mal d’affirmation identitaire, un subtil retour du religieux.»
Les spectateurs y croient
Le plus étonnant, dans cette religion du sport, ce n’est pas tant qu’un hockeyeur enfile toujours son patin droit avant le gauche, de crainte de s’attirer la scoumoune ou d’outrager les dieux du hockey, mais que les spectateurs pratiquent des rituels similaires, que ce soit dans les gradins, mais également quand ils suivent le match à distance, devant leur poste de télévision où ils n’ont aucune prise apparente sur le match.
Apparemment, car on assiste ici à une tentative d’agir sur l’insaisissable, dans ce hockey où, les fans le savent bien, rien n’est gravé dans les tables de la Loi. Un soir, votre équipe préférée va facilement s’imposer, et le lendemain, avec les mêmes joueurs et face au même adversaire, la rondelle capricieuse s’écrasera trois fois sur les poteaux, et l’équipe subira une défaite aussi mortifiante qu’incompréhensible. Difficile, dans ce contexte, de ne pas penser que «les dieux du hockey» se sont ligués contre ses couleurs.
Du coup, les fans tentent de faire rouler la rondelle du bon côté. Certains marmonnent une prière, croisent les doigts ou partent à la cuisine au moment du penalty. «C’est de la superstition ; n’empêche, ils y croient. Et quand le gri-gri échoue, le spectateur va, inlassablement, reformuler son credo et reconstruire ses rites en devenant plus minutieux.» Il imaginera que la prière n’est à 100% efficace que le samedi. Ou seulement contre Servette…
«Et c’est là que le jeu devient une religion, parce qu’il crée cette relation avec une transcendance, note Olivier Bauer. Ce n’est pas en jouant avec le club ou en soutenant ses couleurs qu’on rend culte au hockey, mais c’est quand on prie, qu’on supplie ou qu’on tente de contraindre Dieu, les divinités du jeu, saint Jude, le patron des causes perdues ou les esprits des grands joueurs décédés, pour tenter de les faire intervenir sur la patinoire en sa faveur.»
Cette passion du hockey entraîne aussi, parfois, les fans du côté obscur de la Force. En témoignent ces tentatives visant à faire trébucher l’adversaire. Notamment la pratique du «vaudouïsme», qu’Olivier Bauer a pu observer au Canada. «Pour des motifs qui dépassent un peu l’entendement, des gens qui semblent relativement équilibrés n’hésitent pas à façonner des poupées à l’effigie des meilleurs joueurs de l’équipe adverse, afin de leur planter des aiguilles un peu partout.»
Ces excès ne sont pas les seuls à faire débat. Olivier Bauer est ainsi l’auteur d’une chronique dans Le Temps ou il se demande, exemples à l’appui, si «prier c’est tricher». En 2010 en effet, un partisan des Roughriders de la Saskatchewan, un club de football canadien – faux jumeau du football américain – a accusé l’entraîneur d’une équipe adverse d’avoir triché pour remporter la finale du championnat. Son club s’est en effet imposé grâce à une pénalité obtenue à la dernière seconde, et réussie à la deuxième tentative. Problème ? L’entraîneur accusé avait prié avant la rencontre pour demander un tel miracle au Tout-Puissant.
Pour Olivier Bauer, l’affaire est entendue: il faut acquitter l’entraîneur de ce «dopage spirituel», qui n’est d’ailleurs pas interdit. «Pour que cela revienne à tricher, il faudrait que la prière apporte un avantage particulier. On devrait alors émettre la triple hypothèse de l’existence d’une entité supérieure, de sa volonté d’intervenir dans le monde du sport, et enfin de la possibilité pour les athlètes de l’influencer par la prière.»
Si les trois conditions ne sont pas réunies, reste à constater que ces allusions permanentes aux divinités dans le sport font débat. Y compris chez les athlètes. En tennis, André Agassi a notamment révélé dans un livre que la manière par laquelle son collègue Michael Chang remerciait Dieu après chacune de ses victoires «le rendait malade». Si tous les deux se disent chrétiens, l’un pratiquait plus discrètement, alors l’autre profitait de sa notoriété pour parler de sa foi. «La question intéressante qui se pose ici serait de savoir si Agassi reproche à Chang de bénéficier de l’aide de Dieu, ou s’il estime que ce discours dénigre le talent tennistique, parce que, si c’est Dieu qui gagne, où est le mérite ?», observe Olivier Bauer.
Les Eglises s’en méfient
Reste enfin à constater que le christianisme s’est toujours méfié des activités sportives. Pour des motifs très logiques, quand les premiers croyants étaient emmenés au stade pour y être massacrés par des bêtes fauves. Mais pas seulement. «Le christianisme a toujours considéré le sport comme un rival. Bien sûr, il y a ces textes de Paul de Tarse, où l’apôtre de Jésus explique: «Je traite durement mon corps et je l’endurcis», mais on trouve aussi, dès les origines, de nombreux écrits critiques, comme ceux du théologien Tertullien (mort en 220) qui qualifie le stade de «satanodrome».
Par la suite, les puritains ont souvent interdit la pratique sportive dominicale. Pourtant, avec la modernité, le regard posé sur le sport a évolué. Lors de la Révolution industrielle, dans l’Angleterre de 1850, un pasteur anglican nommé Charles Kingsley imagine la Muscular Christianity, «une version virile du christianisme où la force, le défi et la compétition ont toute leur place». En 1891, aux Etats-Unis, c’est le docteur en théologie James Naismith qui invente le basketball. Et en France, en 1905, ce sont des catholiques qui sont à l’origine du club de foot l’AJ (pour Association de la Jeunesse) Auxerre, qui est fondé par le vicaire, un certain abbé Deschamps, qui a donné son nom au stade de football du club. «Le christianisme existe aussi dans une version musclée, observe le professeur de l’UNIL. Non sans risque, mais certains ont considéré qu’il était possible d’être pieux et musclé à la fois.»
Reste à savoir si le développement de cette religion du hockey, comme du sport en général, est une bonne nouvelle. Une question à laquelle Olivier Bauer répond clairement «non». «D’abord parce que les Eglises chrétiennes vont durer plus longtemps que les clubs de sport. Aujourd’hui, il y a le risque qu’une équipe fasse faillite, ou qu’elle soit vendue et qu’elle déménage, ou simplement qu’elle sombre dans les profondeurs du classement. Il faut ajouter à cela que la religion du hockey est très tribale. Ça marche beaucoup à la haine, avec des cris, des maillots piétinés, même si cela reste symbolique. Et enfin, il y a une glorification de la sélection dans le hockey. Dans ce business, celui qui ne sert plus à l’équipe est jeté avec brutalité, et ces pratiques servent malheureusement de modèles et sont transmises à la société. Du coup, je trouve que ma conception de l’Evangile et du christianisme est une meilleure nouvelle que la religion du sport.»
Difficile de lui donner tort, sauf quand le LHC gagne.