La preuve parfaite n’existe pas

A force de regarder les «Experts» ou d’autres séries policières, le commun des mortels pense que les traces digitales ou d’ADN laissées par des criminels sont des preuves infaillibles. C’est faux. Enquête et interrogatoires.

«Les hommes se trompent, les preuves, elles, ne mentent jamais.» C’est Gil Grissom qui l’affirme, l’expert en chef de la première série télévisée éponyme, l’impassible chef de la brigade de nuit de la police scientifique de Las Vegas. Qui n’a jamais vu un épisode des Experts dans lequel une trace d’ADN ou une vague «empreinte» digitale retrouvée sur les lieux du crime est entrée dans une banque de données? Et, ô miracle, en quelques secondes, l’identité et la bobine de l’individu à l’origine des traces apparaissent sur l’écran. Dans la réalité, cependant, on est loin des Experts. Vous aviez des soupçons? Voici des preuves.

Pour prendre le contre-pied de Gil Grissom, commençons par citer un véritable expert, Christophe Champod, professeur à l’Ecole des sciences criminelles (ESC) de la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique de l’UNIL. «Il n’y a jamais de preuve absolue. Même l’aveu doit être corroboré par d’autres éléments.» Et le professeur de s’étonner que, même pour certains magistrats, une correspondance entre deux profils ADN égale identification absolue. «Ce n’est pas le cas et ça ne devrait pas être compris ainsi. Nous sommes conditionnés et baignés dans cette illusion de certitude. Il est naïf de prétendre que l’on ne fait jamais d’erreurs, même dans le domaine scientifique.»

Les limites de la police scientifique

Fort de ce constat, le professeur et trois de ses collègues(1) sont en train de mettre sur pied un MOOC – un cours sur Internet ouvert à tous qui débutera au premier trimestre 2018 – consacré aux limites de la police scientifique. Quelques erreurs judiciaires y seront, notamment détaillées. Le but? Aider le public, mais également les avocats, les journalistes et les magistrats à développer leur sens critique. «Je suis loin de dire qu’il y a dix erreurs judiciaires commises par jour en raison d’éléments techniques. Il ne s’agit pas non plus d’alarmer les gens, mais de leur faire comprendre que les choses ne se passent pas comme à la télévision.»

Les raisons? Elles sont multiples. Avant toute chose, il s’agit de préciser la différence entre les traces et les empreintes digitales. Les traces sont les marques visibles ou invisibles que laisse, par inadvertance, un malfaiteur sur le lieu d’une effraction ou d’un crime. Elles sont souvent imparfaites et fragmentaires. Les empreintes, elles, sont recueillies par la police lors d’opérations de signalisation, après encrage ou captation numérique des dix doigts. Si l’adjectif exact est papillaire – il désigne les doigts ainsi que les paumes des mains ou des pieds –, dans le langage courant, on parle de trace digitale. On l’aura compris, dans la réalité, la police scientifique découvre rarement des empreintes.

Christophe Champod. Professeur à l’Ecole des sciences criminelles.
Nicole Chuard © UNIL

Un avocat américain est le suspect d’un attentat à Madrid

Professeure associée à l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL, Céline Weyermann constate: «Il peut arriver que l’on retrouve les traces laissées par cinq doigts de la main sur une scène de crime ou de délit, mais on ne le sait jamais à l’avance. Plus on arrive tard, plus il sera difficile de trouver de belles traces.» Cela dit, le pouvoir discriminant des empreintes digitales est immense. Lorsque la trace est de bonne qualité, la probabilité de coïncidence fortuite – c’est-à-dire la probabilité d’observer de nombreux points de concordance entre une trace et l’empreinte d’une personne qui n’aurait pas laissé cette trace – est d’une chance sur un million, voire d’une chance sur un milliard selon la qualité de la trace, rappelle Christophe Champod. Mais plus la trace est petite, plus elle est distordue et plus le risque de faire une association fortuite augmente.

Et dans ce domaine, les erreurs sont lourdes de conséquences sur la vie de ceux qui ont été suspectés à tort. Dans le monde, on ne dénombre pas moins d’une trentaine d’erreurs avérées liées aux empreintes digitales. Dont l’incroyable bévue commise par le FBI dans l’affaire Brandon Mayfield, un avocat américain vivant dans l’Oregon, qui a été soupçonné d’avoir participé aux attentats de Madrid, en 2004. Heureusement, la police espagnole est arrivée à relier la trace avec le doigt d’un autre individu. Ce qui fait dire à Céline Weyermann que «le degré de certitude n’aurait pas dû être si élevé par rapport à la qualité de la trace».

Les différentes banques de données ne sont pas liées

Contrairement au monde merveilleux des séries télévisées, les banques de données ne livrent pas le nom et la photo d’un suspect en quelques secondes. «Il est rare que les photographies soient dans la même banque de données que l’ADN et les traces digitales, explique Céline Weyermann. En général, elles sont séparées et ne nous donnent pas le nom d’un seul individu, mais une liste de personnes dont les traces peuvent potentiellement correspondre. Nous allons alors devoir contrôler.» En Suisse, c’est l’Office fédéral de la police, sis à Berne, qui se charge de faire une comparaison avec le Système automatique d’identification des empreintes digitales (AFIS) et envoie le résultat. L’AFIS est un service national grâce auquel 250000 vérifications sont effectuées chaque année. 100000 personnes sont identifiées et 2700 de ces identifications présentent une concordance avec un cas d’infraction.

On l’aura compris, les traces digitales et leur interprétation ne sont pas toujours fiables. Petite parenthèse pour ceux qui déverrouillent leur smartphone avec un capteur pour le doigt. Savent-ils que dans une salle de 2000 personnes, leur appareil pourra rapidement être débloqué par une autre personne, vu que le capteur ne prend en compte qu’une partie de l’empreinte ? Heureusement, après quelques essais infructueux, l’appareil se bloquera.

Céline Weyermann. Professeure associée à l’Ecole des sciences criminelles.
Nicole Chuard © UNIL

L’ADN, lui aussi, est faillible

Si la trace digitale est faillible, qu’en est-il de la star des stars, l’ADN? Salive, éléments pileux, résidus de peau, pellicules, ongles, urine, sang ou sperme, contacts de la peau avec un objet, toutes les traces biologiques sont des sources potentielles d’ADN. Céline Weyermann a sa petite idée sur la question: «On pense que l’ADN est la trace parfaite par excellence. On parle même de gold standard. Mais si l’on considère la trace seule, cela devient dangereux. Cela dépend de l’information véhiculée par celle-ci et du degré de certitude qui y est lié. Par contre, si on a un faisceau d’indices à disposition, cela devient intéressant. Il faut donc toujours considérer toutes les traces et pas uniquement les plus discriminantes.»

L’ADN faillible lui aussi? Mais pourquoi donc? Christophe Champod rappelle que, comme les traces papillaires, la police scientifique est parfois en présence de traces infimes. «Nous n’explorons que certaines zones et non la molécule d’ADN dans son entier. Ces zones varient d’un individu à l’autre, mais nous n’avons pas l’ensemble du génome à disposition. Nous n’avons que des informations partielles sur certains endroits de la molécule. Et comme nous n’avons pas l’intégralité de l’information, il existe la possibilité infime, mais pas négligeable, que deux personnes partagent le même profil ADN.»

Que faut-il répondre à la police?

Le professeur vaudois rappelle également qu’avec les progrès de la science, il est aujourd’hui possible d’analyser des traces de plus en plus petites. «L’énorme trace de sang ne pose pas de problème. Mais s’il s’agit d’analyser une dizaine de cellules, nous sommes confrontés à un problème: celui du bruit de fond, car tout le monde laisse de l’ADN. On se retrouve donc avec une plus grande quantité de traces. Il faut compter trois jours de travail sur une scène de meurtre.» Et de donner le conseil qu’il prodiguera également dans le MOOC. «Si la police vient chez vous et vous annonce: “Nous avons retrouvé votre profil ADN sur une scène de crime”, il faut lui répondre: “Vous n’avez pas trouvé mon profil, mais un profil qui me correspond”, car il y a des chances qu’une autre personne ait le même que vous.» Reste à savoir si les policiers apprécieront cette petite précision scientifique…

Comment votre ADN peut se retrouver sur une scène de crime

Autre détail utile à connaître: retrouver l’ADN d’une personne sur une scène de crime ne signifie pas que celle-ci l’a laissé lors d’une action directe. Elle est peut-être victime d’un transfert «secondaire». Le scénario? Il tient en quelques lignes, racontées par Christophe Champod: «Imaginons que Jean donne la main à Pierre pour le saluer. Si Jean est un bon donneur – sa transpiration étant plus abondante que celle de Pierre –, son ADN pourra se retrouver sur ses mains. Et Pierre pourra déposer l’ADN de Jean sur les objets qu’il touchera.»

De même, on ne retrouve pas forcément l’ADN d’une personne sur un objet qu’elle aurait touché à main nue. La raison? La personne peut être un mauvais donneur, c’est-à-dire laisser peu d’ADN. Autre motif: la police scientifique retrouve tellement d’ADN de Pierre sur un objet – car ce dernier lui appartient et il l’a toujours sur lui, en contact avec sa peau – que l’ADN de Jean, qui a touché l’objet, est submergé.

Comme pour les empreintes digitales, il existe en Suisse une banque de données ADN. Son nom: CODIS. Fin 2016, elle contenait 185393 profils de personnes et 71152 traces relevées sur les lieux de délits.

Les traces de semelles sont aussi analysées

Si l’ADN et les traces papillaires sont centralisés à Berne, les traces de semelles, qui font l’objet d’autres banques de données, sont collectionnées par les polices cantonales et aident à confondre les cambrioleurs. Certaines chaussures montrent des signes d’usure ou de coupures caractéristiques, alors que d’autres ne portent pas de signes distinctifs. Mais pourquoi ne pas rassembler toutes ces semelles dans une banque de données nationales? «Les cambrioleurs passent rarement de Lausanne à Coire, répond Christophe Champod. Le plus souvent, ils débarquent dans une région qu’ils écument durant quelques semaines.» Les traces sont surtout utiles en termes de lien entre une série de cambriolages, car il est impossible de ne pas marcher. Elles permettent également de comprendre le déroulé d’une action. L’expert constate encore: «Les cantons romands ont une culture d’exploitation des traces de semelles. C’est moins le cas en Suisse alémanique, sauf pour Zurich. En moyenne, dans le canton de Vaud ou celui de Genève, plus de 1000 nouvelles traces de semelles sont répertoriées chaque année. C’est plus qu’avec les banques de données d’ADN et de traces digitales.»

Ecouter aux portes, c’est se trahir un peu

Mais la banque de données la plus étonnante reste celle des… oreilles. En effet, pour éviter de tomber sur les habitants des lieux, certains cambrioleurs écoutent aux portes avant de commettre leur forfait. Certaines oreilles sont plus sélectives que d’autres, par exemple celles qui sont ornées d’un piercing, d’une boucle d’oreilles ou qui portent la trace d’une blessure. Si Christophe Champod trouve les traces d’oreille utiles pour faire le lien entre des cas, pour le forensicien qu’il est, elles occupent une place mineure dans la capacité à identifier les individus. «Il ne s’agit pas de la même ligue que celle des traces digitales. Le risque de coïncidence fortuite est de 1 sur 10000 voire 1000, c’est-à-dire qu’un attribut peut se retrouver chez 1 personne sur 10000 voire 1000.» Pas étonnant que fin 2014, la police cantonale genevoise se soit fait… tirer l’oreille. La justice cantonale avait reconnu coupable un individu, grâce à une trace d’oreille laissée sur le lieu d’un cambriolage. Elle a été priée de revoir sa copie par le Tribunal fédéral qui a cassé le jugement. Jugeant cette méthode déterminante dans ce cas, il a prié ses confrères genevois de mandater un expert pour une évaluation scientifique. Ce dernier a demandé à «examiner avec attention la problématique de la méthode utilisée et de la validité scientifique de celle-ci dans le cas concret, au besoin, en ayant recours à une expertise.»

Les traces ne disparaissent jamais totalement

On l’aura compris, aucune trace forensique ne tient toute seule, d’où l’importance du contexte et l’existence d’un faisceau d’indices.

C’est d’ailleurs cette multiplication des traces, combinée à des témoignages et d’autres éléments d’enquête qui permettent de faire avancer les enquêtes. Car aussi prudents que soient les cambrioleurs, ils laissent toujours des traces. Certains porteront des gants, mais le stress aidant, essuieront la sueur de leur front sans penser que leur ADN sera ainsi transmis. D’autres auront soif et se serviront dans le frigo de leur hôte involontaire et laisseront leur ADN sur une bouteille d’eau. D’autres encore se soulageront dans les WC, sans penser aux gouttelettes d’urine qu’ils laisseront derrière eux. «Et si le feu, l’eau, la lumière sont les ennemis des traces, elles ne disparaissent jamais totalement», prévient Céline Weyermann. Pour ce qui est des meurtres ou des viols, plus le crime est violent, plus il sera dur de ne pas laisser de traces, vu les contacts avec la victime.

A toutes ces traces physiques s’ajoutent de plus en plus de traces numériques. Au sein de l’ESC, on parle aujourd’hui d’un ratio de 80% de traces physiques pour 20% de numériques – dont le traçage du téléphone portable, les caméras de surveillance, les messageries électroniques, l’utilisation d’Internet, les applications de localisation ou les GPS. Christophe Champod prévoit que dans quelques années, les deux types de traces seront à parts égales. L’Ecole des sciences criminelles offre d’ailleurs déjà son master en Science forensique avec une orientation «Investigation et Identification numériques». Les criminels n’ont qu’à bien se tenir! Quant aux experts, ils auront sans doute toujours du pain sur la planche…

(1)Franco Taroni, Tacha Hicks, Alex Biedermann.
A venir sur https://fr.coursera.org/unil

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