Médicaments oubliés, posologie suivie de façon fantaisiste aussi bien pour les doses que pour les horaires, antibiotiques abandonnés au 3e jour parce que la fièvre est tombée: la moitié des patients prend mal ses potions. La pilule connectée, qui traque chaque dose avalée, permet à l’équipe thérapeutique et au malade d’améliorer ce suivi. Mais à quel prix pour nos libertés, interroge Valérie Junod, directrice du Département de droit des affaires et fiscalité de la Faculté des hautes études commerciales.
«Restez au top de votre traitement grâce à Abilify MyCite» – telle est la promesse faite en 2017 déjà par la première pilule connectée autorisée par la FDA (Food and Drug Administration), l’organe de surveillance qui autorise la mise sur le marché américain des nouveaux médicaments. «Rester au top», ici, c’est accepter d’avaler une pastille connectée qui vous communiquera des informations sur votre médication, par exemple l’heure de la dernière prise – et ne manquera pas de vous rappeler à l’ordre si vous oubliez votre prise quotidienne. Concrètement, comment marche cette nouvelle technologie?
La pastille contient la même substance active que la gélule en version classique, mais elle est augmentée d’un capteur. Lorsqu’elle est ingérée, elle envoie depuis l’estomac un signal au patch que le patient a collé sur sa peau. Ce dispositif adhésif peut donc «savoir» que le médicament a été ingéré, en quelle concentration et à quelle heure. Il compte aussi les pas réalisés dans la journée, le nombre d’heures de sommeil, et peut récolter d’autres renseignements. Tous sont envoyés en temps réel par bluetooth à l’application en ligne qui permet le suivi des données, et sur laquelle la personne en traitement peut ajouter des informations sur son humeur, les raisons qui l’ont amenée le cas échéant à ne pas prendre sa médication.
Toutes ces data, stockées dans des serveurs, peuvent ensuite être partagées avec l’équipe médicale (médecin, infirmier, psychothérapeute), voire avec la famille (parents, conjoint…). C’est le malade qui choisit qui a accès à ses données. Parmi les avantages cités par le fabricant qui commercialise non plus un simple médicament, mais un véritable système: le patient n’a plus besoin de se souvenir de ce qu’il a fait, ni quand ni pourquoi, sa famille peut vérifier rapidement en ligne comment il se porte, et tout cela sert à nourrir le dialogue avec l’équipe thérapeutique. Comble de l’ironie, ce dispositif est présenté en un habile marketing comme permettant au patient une plus grande liberté et indépendance: en surveillant son état, il peut mieux comprendre ce qui fonctionne ou non dans son traitement et faire par conséquent des choix éclairés sur la suite de sa thérapie.
De fait, ce contrôle très serré s’apparente davantage à «une infantilisation du patient, à qui on dit “ vous ne savez pas ce qui est bon pour vous, nous on va vous le dire ”», relève Valérie Junod, directrice du Département de droit des affaires et fiscalité de la Faculté des hautes études commerciales de l’UNIL, qui a abordé les questions que soulève cette nouvelle génération de médicaments dans une chronique publiée par Le Temps. La substance ici concernée est l’aripiprazole, un antipsychotique utilisé pour le traitement de la schizophrénie et des troubles bipolaires. Facile dans ce contexte de montrer «l’utilité» de ce contrôle numérique: les patients qui souffrent de ces pathologies seraient enclins à ne pas prendre régulièrement leur traitement, ce qui a rapidement des conséquences sur leur humeur et leur comportement et par conséquent sur leur entourage. En outre, comme c’est le cas pour toutes les personnes atteintes dans leur santé mentale, on les soupçonne volontiers de ne pas savoir ce qui est bon pour elles. «Le message envoyé est problématique: “ on ne vous fait pas confiance ” – la confiance est pourtant à la base de toute relation thérapeutique», note la professeure.
Traitements mal suivis une fois sur deux
Diverses études montrent que 50 % des patients environ ne prennent pas leur médication correctement: il y a ceux qui augmentent de leur propre chef la dose prescrite, ceux qui la diminuent, ceux qui arrêtent le traitement avant la fin, ceux qui une fois le prennent, une fois non. Et ce pas uniquement en matière de santé mentale, mais toutes maladies confondues. Pas besoin de souffrir de schizophrénie ou d’être bipolaire pour qu’on vous propose ce petit contrôle numérique sur votre suivi, si la pilule fouineuse se développe à l’avenir.
«On peut aussi retenir de ces mêmes études que 50 % des patients suivent scrupuleusement les traitements prescrits», rétorque Valérie Junod. Il faudra s’en souvenir le jour où se banaliseront ces médicaments – parce que leur utilisation a des conséquences pour nos libertés: «En donnant son accord pour un traitement connecté comme celui-ci, on délègue à autrui une partie de l’exercice de notre volonté, et on restreint implicitement notre possibilité de changer d’avis en cours de route.»
De quoi contrer les arguments avancés en faveur de cette surveillance 2.0, comme son efficacité pour réduire les coûts de la santé ou pour lutter contre la résistance aux antibiotiques: fini, avec ce système, les traitements interrompus après trois jours parce qu’on se sent mieux et qu’on n’a plus de fièvre, cas de figure classique qui implique le plus souvent le recours une seconde fois à des antibiotiques, l’infection repartant de plus belle.
Mais quid des personnes atteintes d’Alzheimer ou de toute autre maladie qui les prive de leur capacité de discernement? «Dans ces cas, la personne est représentée par quelqu’un – un époux, un parent, un descendant, rappelle Valérie Junod. Ce représentant doit décider notamment des traitements médicaux pour la personne incapable de le faire, mais il doit le faire en fonction des intérêts et de la volonté présumée de son proche.» Pour la spécialiste, imposer des pilules connectées dans ce contexte est rarement une priorité. Elle voit par contre poindre la tentation d’en faire usage dans des contextes de restriction des libertés – en suivant la prise d’hormones par un délinquant sexuel en échange d’une libération conditionnelle. Et puis pourquoi ne pas s’assurer qu’un chauffeur de bus prend bien ses antidépresseurs ou ses régulateurs d’humeur – après tout des vies sont entre ses mains.
Dispersion des informations
On l’a vu, ce type de dispositif réduit la liberté de chacun – celle de prendre ou ne pas prendre son traitement, celle de changer d’avis. L’autre grand danger, c’est la dispersion d’informations très personnelles – les partager avec des proches mérite déjà réflexion. «On agite toujours le spectre de l’assurance qui veut vos données, mais les assurances savent déjà quel traitement vous prenez, puisqu’elles les remboursent, et savoir à quelle heure vous avalez votre pastille ne va pas les intéresser plus que cela, analyse la chercheuse. Le danger, si les pilules fouineuses se généralisent, c’est que le contrôle sur les data nous échappe et qu’elles finissent par être rendues accessibles à des tiers.»
La technologie existe déjà, même si son usage est pour l’instant très réduit. Valérie Junod pose la question des remparts légaux nécessaires pour préserver à la fois les libertés et la confidentialité des données. Ne serait-ce que parce que la tentation d’utiliser des informations de ce type est forte, notamment pour les scientifiques: «Je lisais cette semaine un article publié par un collectif de chercheurs et de professeurs de droit qui estiment qu’en cas de crise, comme on en a vécu une avec le Covid, on devrait admettre le principe d’un partage beaucoup plus facile des données médicales. Le potentiel est évidemment énorme pour des chercheurs, et dans une crise on a tendance à admettre un intérêt public prépondérant: on est vite – trop vite – convaincu qu’il convient de lever les garde-fous. C’est ce qui est très dangereux avec la collecte de données médicales: une fois qu’elles sont là, le risque qu’elles soient utilisées à d’autres fins que celles initialement prévues est très important.» /
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