
L’expertise psychiatrique occupe une place toujours plus importante sur la scène pénale suisse. Si l’idée initiale consistait à déterminer si une prévenue ou un prévenu souffrait d’une maladie psychique, et avait donc une responsabilité diminuée, le vent a tourné. Aujourd’hui, la ou le psychiatre est surtout amené à évaluer le risque de récidive.
Lucie, Marie et Adeline: trois prénoms tristement liés à des crimes violents qui ont ému toute la Suisse. Ils ont été perpétrés par des récidivistes au début des années 2000. Ces trois drames, au-delà d’avoir suscité des débats intenses sur la sécurité et la réinsertion des détenus, ont également marqué un tournant, comme le souligne Stéphanie Loup. Criminologue, cofondatrice d’OutSiders (lire ci-dessous), elle a consacré sa thèse(1) à la question des expertises psychiatriques dans la décision judiciaire pénale. Elle constate: «En Suisse romande, ces trois affaires ont probablement favorisé la demande plus systématique d’expertises psychiatriques entraînant l’avènement de l’expertise psychiatrique comme pièce centrale, voire incontournable du dossier pénal».
Pourquoi cette évolution? Que dit-elle de notre société? Qu’en pensent les principaux intéressés, les magistrats et les experts psychiatres? A-t-on trop souvent recours aux experts psychiatres? Voici quelques-unes des nombreuses questions que Stéphanie Loup a abordées dans sa thèse. Ses recherches ont reposé sur cinq observations au sein de tribunaux, l’analyse de vingt-huit dossiers judiciaires et cinquante-six entretiens de magistrats, experts psychiatres et avocats. Cela fait des siècles que les tribunaux européens sollicitent des experts pour des questions de toute nature, rappelle Stéphanie Loup. «Pour les magistrats, c’est une pratique courante de solliciter des spécialistes pour les éclairer sur des éléments de preuve ou indices jugés trop techniques pour qu’ils puissent les interpréter et les apprécier seuls.» Aujourd’hui, les tribunaux sollicitent régulièrement des experts dans des domaines tels que la finance, la comptabilité, les sciences forensiques pour analyser des traces, des lieux d’accident, des explosions ou d’autres événements complexes. «Mais il est vrai que la figure de l’expert psychiatre occupe une place singulière: il est devenu l’incarnation même de l’expertise dans nos tribunaux, et il est omniprésent dans les médias.»

Pourquoi cette mise en lumière? «C’est rassurant de se dire que si une personne a commis un acte terrible, c’est parce qu’elle souffre d’une pathologie. Cela permet de la percevoir comme fondamentalement différente de nous. Cette personne est capable de l’indicible parce qu’elle est malade, alors que nous qui ne le sommes pas, nous ne pourrions jamais agir de la sorte.»
Au niveau légal, Stéphanie Loup souligne que l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal en 2007 et l’uniformisation des règles de procédure pénale à l’échelle nationale en 2011, ont renforcé le rôle central de l’expertise psychiatrique.
Est-ce une évolution positive? Pour Stéphanie Loup, plus les informations sont nombreuses, diversifiées et croisées avec différents points de vue, meilleure est la qualité des décisions, que ce soit en matière de sanctions ou de réinsertion de la personne. «Toute expertise, qu’elle soit psychiatrique, criminologique ou autre, est utile si elle reste un élément parmi d’autres dans le dossier. Mais en faire la pièce maîtresse serait dangereux, car cela limiterait la diversité des perspectives et conduirait à une vision médicale de la situation, par définition partielle.»
Évaluer le risque de récidive
Initialement, l’expertise psychiatrique avait pour but de poser un diagnostic médical. Et de définir, sur foi de celui-ci, si l’accusé était responsable de ses actes, ou non, ceci en fonction du trouble dont il souffrait. Si on partait du principe qu’il avait une diminution importante de sa responsabilité, on estimait que ça ne servait à rien de le punir puisqu’il n’était pas directement responsable des actes commis, mais qu’en revanche, il fallait le soigner pour diminuer le risque qu’il perpètre un nouveau crime.
Stéphanie Loup explique que, progressivement, une nouvelle mission s’est ajoutée à la fonction initiale de l’expertise psychiatrique: l’évaluation du risque de récidive. «Cette évolution s’inscrit notamment dans le contexte de crimes commis par des récidivistes qui ont défrayé la chronique. On a vraiment connu une sorte de dérive: on est passé d’une notion de soins ou de prise en charge individualisée, à une logique qui s’est orientée vers des préoccupations principalement sécuritaires.»
À ce propos, dans sa thèse, la criminologue relève que les dix-sept experts psychiatres rencontrés se questionnent sur le sens à donner à leur pratique, dans ce contexte sécuritaire. L’un d’eux, qui compte vingt-cinq ans d’expérience, lui a confié: «Avec le nouveau Code pénal, ça s’est cristallisé. Au point que la question de la responsabilité, elle, ne préoccupe pratiquement plus personne. Tout le monde s’en fiche. La seule chose qui compte, c’est “qu’est-ce qu’on va faire pour pas que ça recommence?”» Pourquoi les psychiatres sont-ils entrés dans ces «histoires» à l’époque, se demande-t-il? Il donne la réponse: «C’était quand même une perspective un peu humanitaire ou humaniste. Il n’est pas juste qu’une personne qui commet un acte illicite à cause de sa maladie, soit condamnée de la même manière qu’un individu qui le fait intentionnellement. Plutôt que punie, cette personne doit être soignée. Ce n’est plus tellement la perspective du soin qui l’emporte, que strictement la perspective de la sécurité publique.»

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Objectif sécuritaire
On l’aura compris, aujourd’hui, si les experts psychiatres doivent s’atteler à la question de la récidive, c’est avant tout dans le but de protéger la population. Cet objectif sécuritaire fait réagir Stéphanie Loup. Elle commence par rappeler que le risque de récidive est une probabilité, indiquée généralement en pourcentage, en fonction de l’acte commis. En criminologie, les taux de base jouent un rôle central dans l’évaluation du risque de récidive. Dans le cas des violences domestiques par exemple, ces taux sont particulièrement bien documentés en raison de la fréquence du phénomène. Les données montrent qu’un auteur de violences domestiques a environ 50% de probabilité de récidiver après une condamnation. En revanche, pour des actes beaucoup plus rares comme les homicides, les taux de base sont nettement moins fiables, notamment en Suisse, où ces crimes sont peu fréquents. Comme l’explique Stéphanie Loup, un suivi sur plusieurs décennies serait nécessaire pour obtenir des estimations solides. Pour pallier cette rareté des données, les chercheurs se tournent souvent vers des études menées aux États-Unis ou au Canada, où le contexte social et criminologique est différent. Dans ces pays, le taux de récidive moyen pour l’ensemble des homicides est estimé à 5%.
Mais prédire la récidive n’est pas pour autant une tâche facile, comme le confie un autre des experts psychiatres interrogés par Stéphanie Loup. «On est tous un peu dans l’embarras avec cette question. Parce que ça reste quand même une prédiction sur l’avenir, et je ne vois pas comment on peut légitimement répondre. Donc ça reste une construction narrative, et il faut essayer le plus possible de montrer dans quels types de circonstances, et avec quels processus, on peut imaginer une répétition. Et ça, tout en sachant que ça reste une hypothèse.»
Grille d’évaluation
Cette incertitude inhérente à la prédiction de la récidive, soulignée par les experts eux-mêmes, trouve un écho dans les critiques de Stéphanie Loup. Si elle ne met pas en question la rigueur scientifique des diagnostics psychiatriques, elle exprime des doutes sur la manière dont certains experts psychiatres posent le niveau de risque de récidive. En effet, parmi les outils fréquemment utilisés, le HCR-20 semble occuper une place centrale. Conçu dans les années 90, cet instrument prend la forme d’une grille d’évaluation composée de vingt critères. S’il est pertinent pour estimer le risque de comportements violents en milieu médical et orienter la prise en charge, il présente des limites dans le contexte d’une expertise. «Les experts canadiens, reconnus dans ce domaine, se montrent critiques. Selon eux, le HCR-20 n’est pas adapté pour évaluer le risque de récidive à partir d’entretiens ponctuels, comme ceux réalisés dans le cadre d’une expertise. Son efficacité repose sur une observation prolongée et immersive dans le contexte de vie de l’individu, permettant une évaluation plus nuancée et fiable.»
Lors d’expertises criminologiques, Stéphanie Loup procède elle-même à de telles évaluations avec d’autres outils mieux validés pour ce type de démarche, comme le LS/CMI (Level of Service/Case Management Inventory), un questionnaire qui porte sur huit domaines distincts, dont le travail, la famille ou les antécédents. Si elle le considère comme fiable, elle constate que l’évaluation du risque de récidive demeure un exercice délicat. «Nous sommes dans une science humaine qui est molle et pétrie d’incertitudes, une particularité couplée au fait que le risque zéro n’existe pas. En tant que professionnels, nous devons vivre avec cette réalité. Un jour survient malheureusement une tragédie: on prend la décision d’assouplir le cadre, mais rétrospectivement, il ne fallait pas. Il faut alors accepter de reconnaître que l’on s’est trompé. C’est une réalité difficile, presque insupportable, mais elle fait partie de notre métier.»
Équilibrisme
Comment les magistrats intègrent-ils toutes ces évolutions dans leur prise de décision? Stéphanie Loup constate que certains vivent très bien avec le fait d’accorder beaucoup de poids à l’expert psychiatre. «Ils disent: “J’estime que je n’ai pas les compétences et que si je demande l’avis d’un expert, c’est logique que je suive ce qu’il me propose.”» Les autres requièrent une expertise psychiatrique quand ils n’ont pas trop le choix, par exemple s’il s’agit d’un acte très grave et qu’ils souhaitent prendre toutes les précautions requises par leur hiérarchie. Ils composent alors avec ce document et soulignent l’importance de pouvoir prendre une décision indépendante.
Stéphanie Loup cite encore en conclusion une juge qui compte vingt ans d’expérience. «C’est tellement important de pouvoir s’extraire de tout ça, du contexte actuel de la politique et des médias. Il est indispensable que le juge préserve son indépendance, car sinon, il n’arrivera pas à garder cet équilibre entre la sanction la plus juste à prononcer au regard de tous les éléments du dossier, et la tentation de garder le plus longtemps possible quelqu’un en prison pour se protéger. Il faut être honnête, ce que l’on demande au juge, c’est un vrai exercice d’équilibriste.»
(1) L’expertise psychiatrique: LA carte à jouer dans la décision judiciaire pénale?: regards croisés sur les (en)jeux du dispositif expertal psychiatrique au prisme du jeu de poker. Par Stéphanie Loup (2018). Thèse disponible sur serval.unil.ch sous le titre ou le nom de l’autrice.
Expertises psychiatriques: les détails
D’une vingtaine à une centaine de pages, la longueur des rapports d’expertise psychiatrique varie énormément. Stéphanie Loup explique: «Les expertises synthétiques viennent en général de centres qui sont reconnus. Ils ont une doctrine de pratique et calibrent leurs rapports. Puis il y a des expertises plus freestyle qui comportent de nombreux “copier-coller” du dossier pénal et des passages qui sont de l’ordre de la synthèse descriptive. Les expertises les plus longues ne sont de loin pas les meilleures.»
Au fil du temps, des experts psychiatres ont gagné en professionnalisme et ont fait de cette activité leur spécialité principale. Il est important d’acquérir des connaissances légales: connaître le Code pénal, le contenu des mesures. «Les experts qui travaillent au sein d’entités publiques sont des gens qui se forment en continu. De plus, ils exercent toujours en binôme, pour confronter les regards. Éthiquement, cela devrait être un devoir. Heureusement, il y a de moins en moins d’experts qui exercent en cabinet privé, dépourvus de la possibilité de croiser leurs idées.
La plupart du temps, les experts psychiatres sont contactés par écrit et rendent un rapport. Ils ne se présentent en général pas au procès, sauf cas exceptionnels. Ils doivent alors faire face aux interrogations des avocats et justifier leur travail, une remise en question pas toujours bienvenue. La décision de solliciter une expertise revient au magistrat; les parties peuvent en faire la demande, mais seul le procureur ou le juge a le droit de mandater un expert.
Une start-up qui cartonne
Voici trois ans et demi, Stéphanie Loup a cofondé OutSiders avec Lionel Grossrieder. Tous deux ont acquis leur doctorat en criminologie et science forensique à l’UNIL. Ils ont installé leur start-up – un vaste et lumineux bureau – dans la zone industrielle de Bulle, et ont rapidement été rejoints par quatre criminologues spécialisés dans des domaines comme les violences de genre ou les extrémismes violents.
Conception de dispositifs d’évaluation et de gestion des risques criminologiques, diagnostic de sécurité, gestion des menaces en entreprise, enquête socio-criminologique, expertises criminologiques et programmes de formation, les prestations proposées sont vastes. Les mandats ont afflué dès le lancement de leur petite entreprise. «Nous avons par exemple accompagné la cellule de gestion et de prévention de la violence de la Police municipale de Lausanne, dans sa création et deux ans plus tard, dans l’évaluation de son implémentation», explique Stéphanie Loup. Ils accompagnent aussi la Commune de Payerne dans la refonte de son dispositif de sécurité publique. «Nous avons également lancé une phase test avec le Ministère public du canton du Jura. La mission? En situation d’urgence, avec peu d’informations à disposition, procéder à une évaluation préliminaire des risques qui donne, sur dossier, un éclairage sur la situation.»