Elle avait disparu de nos rivières. Et voilà que ces dernières années, sa frimousse espiègle refait surface aux quatre coins du pays. Carmen Cianfrani, chercheuse FNS à l’UNIL, a élaboré des modèles qui montrent par où elle est susceptible de passer et où elle pourrait s’installer. Plongeon dans un hypothétique futur habité par la fée de l’onde.
Maman loutre pêche des poissons pendant que ses loutrons caracolent sur le bord de la rivière… On en aurait presque les larmes aux yeux d’attendrissement. D’autant plus que cette adorable scène était devenue parfaitement improbable en Suisse depuis 1989, année durant laquelle quelques traces du carnivore semi-aquatique ont été relevées au bord du lac de Neuchâtel. Il y a bien eu une évasion d’un zoo – un couple s’est sauvé du Parc Dählhölzli à Berne suite à une inondation en 2005 – qui a permis à quelques loutrons de naître. Cela n’a toutefois pas suffi à repeupler nos rives.
Mais la loutre a plus d’un tour dans sa fourrure imperméable. Il semblerait qu’elle se soit dénichée de nouveaux terrains de jeux en Suisse depuis la fin des années 2000. D’où vient-elle? Où peut-elle s’installer sérieusement? De quoi a-t-elle besoin pour s’épanouir? Les Helvètes sont-ils prêts à l’accueillir? Autant de questions que s’est posées Carmen Cianfrani, actuellement chercheuse FNS senior en 2e année à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre dans le groupe du professeur Antoine Guisan à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’UNIL. Retour sur une recolonisation en devenir.
Bonjour la Suisse!
Dans les Grisons, une loutre effrontée a montré le bout de son museau à la caméra de surveillance d’une échelle à poissons en 2009. Et ce n’était qu’un début. En effet, une autre a laissé ses empreintes – cinq doigts en éventail munis de petites griffes – dans les neiges valaisannes en 2011 et 2012. L’année d’après, c’est au Tessin que l’on a retrouvé un spécimen écrasé sur la route. Les services de l’environnement genevois ont ensuite pris des clichés d’une loutre par hasard, alors qu’ils suivaient l’évolution du castor en 2014. Au printemps suivant, un piège-photographique placé entre Thoune et Berne le long de l’Aar a saisi une adulte et deux petits. Sans oublier des excréments retrouvés un an plus tard dans la région de Domleschg/Heinzenberg (Grisons), ainsi qu’au Tessin durant l’hiver 2016/2017. Ces derniers ont d’ailleurs été analysés à l’UNIL dans le Laboratoire de Biologie de la Conservation au sein du Département d’écologie et évolution, sous la houlette du professeur Luca Fumagalli.
Plus aucun doute, la loutre d’Europe (Lutra lutra) tente de se réimplanter en Helvétie. «Quand j’ai commencé mon étude, elle n’était plus présente en Suisse. Je n’ai pas pu me baser sur d’éventuelles traces qu’elle aurait laissées. Il a donc fallu comparer avec les pays limitrophes où elle est installée», explique Carmen Cianfrani. Italienne, la chercheuse a écrit sa thèse sur la présence de la loutre au sud de son pays. Elle s’est demandé si deux populations séparées géographiquement par toute une région pourraient se reconnecter. Les modèles qu’elle a réalisés ont montré que oui. «Et depuis, les deux populations se sont réellement reconnectées», se réjouit-elle.
Des modèles parlants
Dans le cadre de sa thèse, Carmen Cianfrani s’est aussi intéressée à la distribution des loutres en Europe. Puis, grâce à un projet financé par la Fondation pour la nature Mava et l’OFEV (Office fédéral de l’environnement), elle s’est arrêtée sur la Suisse. Aujourd’hui, elle termine un article au sujet de toutes les espèces d’eau douce du monde (il y en a 11) pour savoir quel impact auront les changements climatiques sur elles.
Pour créer des modèles européens, la scientifique s’est basée sur deux composantes: les variables de l’environnement et les points de présence de l’espèce. Sur ce second point, pour son analyse d’une Helvétie privée de loutres établies, elle a dû choisir un autre pays de comparaison. «J’ai pris les indices de présence de la loutre en Autriche qui, au niveau climatique, de l’utilisation du sol et de la végétation, est le plus similaire à la Suisse. Une fois détectées les conditions environnementales autrichiennes favorables à l’animal, j’ai recherché les mêmes ici. La loutre a besoin d’un grand territoire, car elle bouge beaucoup.»
Au final, son étude a permis de considérer trois entrées possibles pour l’espèce emblématique des rivières en Suisse: la porte de l’ouest (France), celle du nord, en remontant le Rhin (Allemagne) et celle de l’est par le bassin de l’Inn (Autriche). A l’époque, en 2013, la chercheuse pensait que la première recolonisation aurait lieu dans le bassin du Rhône, car la loutre prospère en France, notamment dans le Massif central et sur la côte Atlantique, et qu’elle se poursuivrait dans le bassin de l’Aar. Si on est encore loin de l’invasion du mammifère amphibie, les prévisions de Carmen Cianfrani paraissent plutôt exactes.
L’énigme tessinoise
Mais comment expliquer le cadavre et les crottes découverts au Tessin? Personne ne l’avait prédit… «Une arrivée depuis l’Italie semble impossible. Il y a un trop long trajet à parcourir. Une loutre peut marcher jusqu’à 500 kilomètres, mais seulement au fil de l’eau. Quand elle est en dispersion (à savoir lorsque les jeunes quittent leur mère pour trouver un territoire propre à chacun, ndlr), elle peut avancer sur de longues distances pour trouver un territoire favorable – le Tessin en possède plusieurs, comme mon étude l’a démontré – et s’y stabiliser.» La biologiste se hasarde quand même à imaginer qu’elle est venue de Slovénie, qu’elle est peut-être remontée par Trieste. D’autres pensent que la fine représentante des mustélidés s’est frayée un passage directement en Suisse en partant des Grisons qu’elle a redécouverts il y a peu. Certains évoquent aussi la visite de loutres établies dans le parc naturel de la vallée du Tessin, dans le Piémont, mais sans y croire franchement.
La discrète loutre, aussi territoriale que solitaire, garde donc encore une part de mystère. Cependant, peut-on espérer la voir emménager pour de bon dans nos rivières tout soudain? «Etablir une population stable demeure très difficile. Si elle recolonise bien les pays limitrophes, ce sera plus long en Suisse. Néanmoins, les habitations ne sont pas trop denses dans le pays. La loutre peut s’accommoder de petits villages, moins des grandes villes. Mais comme celles-ci restent peu nombreuses, cela lui laisse de la place.»
Au bonheur des loutres
Grâce à ses recherches, y compris sur le terrain, Carmen Cianfrani a pu faire une liste des besoins de la loutre pour qu’elle pense être au paradis, et se reproduise. «Il faut surtout de la nourriture à profusion. Elle mange tout ce qu’elle arrive à chasser dans une rivière ou un lac, avec peu de courant, et aux alentours: poissons, batraciens, crustacés, petits vertébrés, reptiles. L’endroit où elle prépare son nid doit être bien caché. Cela nécessite une végétation dense autour du point d’eau.»
Lors de ses incursions en territoire «loutresque», la chercheuse les repérait à leurs crottes, que l’on nomme épreintes, et à leurs gelées (amas visqueux). «Les épreintes sont caractéristiques, on ne peut pas se tromper. On y voit des petites arrêtes. Et elles ont une odeur particulière: le sapin mêlé au fumet de poisson. Quant aux gelées, elles ont pour fonction de marquer son territoire. La loutre les met sur des rochers, en évidence, toujours un peu en hauteur pour qu’on remarque qu’elle est là.» Pourtant, la scientifique italienne n’a jamais vu une seule représentante de l’espèce dans la nature. «C’est très difficile de l’apercevoir, parce qu’il s’agit d’un animal nocturne qui chasse surtout la nuit. Elle est insaisissable.»
On entend souvent dire que là où s’est installée la loutre, l’eau est saine. Vraiment? «Pas forcément. L’important pour elle, c’est qu’il y ait de la nourriture en quantité. Bien entendu, si la rivière est polluée, les poissons ne se bousculent pas. Donc, indirectement, cela influence l’animal. Mais en Italie, j’ai trouvé des traces proches de rivières qui n’avaient rien de paradisiaques. Si l’eau n’est pas redistribuée par l’homme, la loutre y va.» En revanche, le mammifère hydrodynamique fuit les zones urbaines, agricoles, industrielles, d’extraction minière et très peuplées. L’altitude ne l’effraie pas. Tant que l’eau coule, elle est capable de s’adapter à une vie à 2000 mètres. Et tant qu’elle y trouve son kilo de nourriture par jour, la loutre d’Europe peut penser à fonder une famille.
Sa course d’obstacles
«En Suisse, ce qui pose le plus gros problème à son développement, c’est d’abord le manque de poissons, souligne Carmen Cianfrani. Cela mériterait d’ailleurs d’autres études. Par exemple: faut-il réintroduire certains poissons pour favoriser son retour?» Sa disparition du sol helvétique est aussi attribuée à la chasse. La qualité de sa fourrure – composée de poils de bourre ondulés et très fins, ainsi que de poils de jarre longs et épais, qui isolent la bourre de l’humidité – lui a été fatale. Elle est en effet considérée comme la plus durable, une fois transformée en manteau…
La pollution des eaux aux PCB (polychlorobiphényles: composés toxiques employés autrefois comme isolants thermiques, interdits depuis une trentaine d’années en Europe) reste encore aujourd’hui un frein énorme à la survie de l’espèce, car ces perturbateurs endocriniens l’empêchent de se reproduire. Sa gourmandise ne l’a pas aidée non plus, ses principaux concurrents étant les humains. «Il y a eu de nombreux conflits avec les pêcheurs et surtout les pisciculteurs. Car si une loutre tombe sur une piscine remplie de poissons, elle ne se fatigue pas à aller chasser plus loin. Elle se sert!»
Oui, on la veut!
Pour savoir si elle avait toujours des ennemis, alors qu’elle est protégée depuis 1952, et quel accueil lui serait réservé si elle revenait poser ses pattes palmées chez nous demain, la chercheuse a réalisé un sondage, en collaboration avec Sofia Mateus, auprès de tous les cantons. Une table ronde a même été organisée avec des membres de la Confédération, des autorités cantonales, des pêcheurs et pisciculteurs, ou encore des ONG telles que Pro Lutra et le WWF. «162 questionnaires ont été envoyés en Suisse. Résultats: les administrations cantonales (14 ont répondu) se sont toutes montrées favorables à son retour. Et l’écrasante majorité des autres sondés a fait de même.»
Seuls 6 pêcheurs et pisciculteurs sur 38 interrogés (pour l’anecdote: deux dans le canton de Fribourg et quatre dans celui de Vaud) ne veulent pas voir la petite tête aplatie du mustélidé avancer dans leurs eaux à la manière d’un crocodile. Et 1 environnementaliste sur 64 voit également son retour d’un mauvais œil.
Et après?
Selon ses modèles, Carmen Cianfrani estime que sur tous les habitats helvétiques potentiellement habitables par la loutre d’Europe, «21% des aires sont jugées favorables. Et de plus, elles sont connectées. En outre, ses apparitions démontrent qu’elle est capable de recoloniser la Suisse naturellement.» Pourquoi ne pas l’aider un peu, en la réintroduisant à certains endroits? «Il y a eu une tentative infructueuse dans le canton de Berne de relâcher huit loutres dans les années 70. Pour réussir une réintroduction, il faut vraiment être sûr de l’endroit où l’on place les individus. Selon moi, c’est une mauvaise idée, car d’après les données auxquelles j’ai eu accès, la carnivore manquerait de poisson. Si on laisse faire la nature, la situation va peut-être s’améliorer, mais lentement.»