Grâce aux fossiles et à de nouveaux modèles mathématiques, des chercheurs du Département de biologie computationnelle ont découvert que des singes africains ont traversé l’Atlantique sur des radeaux pour rejoindre l’Amérique.
C’était peu de temps avant que la Terre ne subisse un terrible réchauffement climatique, il y a 40 millions d’années. Une suite de tempêtes et d’inondations ont donné naissance à des îles flottantes, formées d’arbres et de résidus. «On peut imaginer qu’elles faisaient 200 m de large, voire plus, en se basant sur celles observées après les tsunamis», indique Daniele Silvestro, chercheur associé à l’Université de Göteborg (Suède), spécialiste de l’intégration des fossiles dans les modèles mathématiques. De petits singes africains ont élu domicile sur ces radeaux improvisés et sont ainsi partis conquérir l’Amérique. «Des fossiles ont été retrouvés au Pérou, ajoute le biologiste, qui collabore depuis des années avec le groupe de Nicolas Salamin, professeur associé et directeur du Département de biologie computationnelle (DBC). Ils datent d’il y a environ 37 millions d’années. Il s’agit du plus vieux singe jamais découvert en Amérique du Sud. Il était très petit, environ 400 g, et vivait assez proche de l’Equateur.» Sa taille réduite, nécessitant peu de nourriture, l’a aidé à voguer durant des mois sur des bateaux de fortune.
Dans une étude publiée dans Systematic Biology en 2018, l’équipe du DBC a reconstitué le parcours réalisé par les primates durant leur évolution sur tout le sud de l’Amérique. «Nous avons pu montrer qu’il y a d’abord eu une introduction au nord au niveau le plus tropical, suivie d’une expansion au sud jusqu’aux zones les plus basses (Patagonie), qui à l’époque étaient chaudes, il y a 15 à 20 millions d’années, développe Nicolas Salamin. Avec l’arrivée d’air plus froid et la sécheresse, ils sont remontés vers les tropiques ou ont disparu. En effet, certains fossiles retrouvés au sud n’appartiennent pas aux espèces actuelles.»
S’il existe aujourd’hui des ouistitis pygmées de 100 g et des singes hurleurs de 10 kg en Amérique latine, c’est parce qu’au moment de la migration, le territoire était recouvert de forêts. «L’hypothèse de base est qu’en débarquant sur le continent, ce singe était le seul représentant des primates. Son petit gabarit laisse supposer une reproduction rapide et en nombre. Il a donc eu le loisir d’occuper toutes les niches écologiques de la forêt tropicale disponibles et ainsi se diversifier», précise Nicolas Salamin. À cela s’ajoute le fait qu’il avait très peu de prédateurs, remarque Daniele Silvestro. «Aucun félin, aucun chien. On trouvait surtout des marsupiaux, comme le kangourou, dont des carnivores, ancêtres du diable de Tasmanie.»
La collection de fossiles de dents d’un professeur argentin, Marcelo Tejedor, a permis au groupe de l’UNIL de retracer le chemin des petits singes. «En général, il s’agit de la seule partie d’un corps que l’on retrouve, souligne Daniele Silvestro. Petite, donc moins facilement cassable, plus dure que les os, une dent permet surtout d’estimer la taille d’un animal.» Grâce aux banques de données de fossiles, de séquences ADN et de tailles d’espèces modernes (une cinquantaine de singes en Amérique du Sud), les chercheurs de l’UNIL ont reconstruit l’arbre généalogique, ou phylogénie, des primates. «Nous avons placé les fossiles dans cet arbre et daté les nœuds, à savoir estimé à quelle date tel ancêtre commun a vécu, explique Nicolas Salamin. A partir de cet arbre, nous avons créé un modèle mathématique qui rétablit une taille et une latitude, afin de savoir à chaque pas de temps où se trouvait l’ancêtre, et l’estimation de ses dimensions. Ce modèle peut être utilisé dans le monde entier pour étudier l’évolution d’autres groupes de mammifères.»
Article principal: Comment les singes deviennent savants