Un cours public, un colloque universitaire et une exposition ambitieuse à la Maison d’Ailleurs (Yverdon-les-Bains): le loisir préféré des plus jeunes débarque dans la cour des grands. Visite guidée.
Un colloque universitaire se déroulera du 4 au 6 juin, entre l’Université de Lausanne, l’EPFL et la Maison d’Ailleurs. Basées sur la pratique vidéoludique, ces journées se présenteront sous la forme de workshops, laissant de la place pour la discussion entre chercheurs de différents domaines, de la théologie aux arts appliqués. «Nous traiterons de sujets comme le game design, la narration et les espaces virtuels, loin de tout discours moralisateur», indique Marc Atallah, directeur du musée yverdonnois, maître d’enseignement et de recherche à l’UNIL et coorganisateur de l’événement. Sous le titre Jeux vidéo: culture ou abrutissement?, la soirée du 5 juin sera ouverte au public.
A Yverdon-les-Bains, la Maison d’Ailleurs accueille jusqu’au 9 décembre «la partie artistique du colloque», comme le note son directeur. Inscrite dans le programme GameCulture – Du jeu à l’art de Pro Helvetia, rassemblant les œuvres d’une quarantaine d’artistes et de designers internationaux, l’exposition Playtime – Videogame mythologies prend du recul sur le phénomène, pose beaucoup de questions au visiteur et donne parfois le tournis. Le curateur José Luis de Vicente le prouve avec des petites constructions grises posées sur un fond noir, dans une vitrine horizontale. «Cette œuvre de Dominique Cunin et David-Olivier Lartigaud est composée de maisons construites dans Second Life.» Ce royaume de pixels a connu son heure de gloire au milieu des années 2000, avant de passer de mode. «L’utopie s’est effondrée: ces objets sont les ruines d’un monde perdu. Un peu triste, non?» sourit l’Espagnol. Les bâtiments, «photographiés» dans l’univers numérique, ont ensuite été imprimés en 3D dans un matériau très fragile. «Nous devons les manipuler comme des vestiges romains: vous voyez pourquoi le titre de l’exposition contient le mot mythologies.» L’auteur de ces lignes avise alors quelques fusées minuscules disposées en demi-cercle: «Mais j’ai visité cet endroit ! C’était un musée de la conquête spatiale.» Petit moment de vertige.
Rencontre avec Marc Atallah (MA) et José Luis de Vicente (JLDV), curateur.
Les univers vidéoludiques appartiennent-ils à la longue tradition des utopies et des contrées imaginaires, l’un des axes de la Maison d’Ailleurs?
JLDV Oui, c’est même l’un des points forts de l’exposition. S’il a souvent été présenté comme une forme de culture, le jeu vidéo a rarement été lié à une tradition plus ancienne. Dans l’Espace Jules Verne, les visiteurs découvrent des jeux de plateau, ainsi que des cartes et documents illustrant des mondes de science-fiction.
MA Le jeu vidéo trouve une place logique dans ce musée. Lorsque vous y plongez, vous voyagez entre votre réalité et une autre. Il s’agit là d’une métaphore classique de la réflexivité: pour se juger soi-même, il faut changer de point de vue. De tout temps, les utopies, les voyages extraordinaires – et aujourd’hui les jeux vidéo – nous ont permis de nous poser des questions sur notre place dans la société.
Vous faites entrer le loisir favori de Kevin, 13 ans, dans le monde académique. N’est-ce pas un peu audacieux?
MA Le colloque et l’exposition visent à formuler des hypothèses, pour comprendre pourquoi ce Kevin passe des heures à jouer. Ce garçon vit-il une expérience comparable à celle que connaissaient les jeunes qui dévoraient la littérature de science-fiction, il y a quarante ans? Et au fond, pourquoi les espaces imaginaires ouverts par les jeux vidéo devraient-ils être réservés aux adolescents? Etre adulte implique donc d’arrêter de rêver? N’est-ce pas ce que l’on appelle l’aliénation? Dès que vous perdez votre capacité à vous projeter hors de la réalité, vous êtes complètement aliéné par le système. C’est pour cela que je parle de réflexivité: devenir quelqu’un d’autre, se plonger dans une utopie sont des moyens d’être libre.
Quelle différence y a-t-il avec un bon film en 3D?
MA?Tout comme la littérature, le film ne vous permet pas d’intervenir dans le récit. Alors que les jeux vous obligent à agir ! Dans L’Ecume des jours, Boris Vian décrit un cinéma qui solliciterait davantage nos sens. Les jeux vidéo relèvent davantage de cette expérience que les films en 3D, qui appartiennent plutôt au domaine du marketing.
JLDV?Un jeu vidéo, ce n’est pas seulement un humain qui incarne un personnage dans un monde imaginaire où se déroule une histoire. L’expérience se rapproche de la danse, soit trouver un équilibre et se mouvoir dans le cadre contraignant des règles, pour résoudre des problèmes. Ces programmes possèdent une autre qualité puissante: ils vous forcent à adopter des comportements que vous n’auriez jamais normalement. La Kinect et la Wii vous font par exemple bondir devant un écran (rires).
Vous traitez également des ludiciels dits «sérieux».
JLDV L’exposition présente plusieurs programmes réalisés par l’ONU, IBM ou des universités, dont Foldit. Ses adeptes résolvent des puzzles pour faire progresser la recherche sur la représentation en 3 dimensions des protéines. Leur démarche a débouché sur des publications dans des revues scientifiques: des communautés de joueurs ont été citées parmi les auteurs. D’autres jeux, qui visent à inventer de nouveaux moyens pour traquer des sous-marins, ont été produits par le Département américain de la défense. Les bonnes stratégies sont ensuite recueillies pour étude…
Les articles sur le sujet parlent surtout de violence et d’addiction. Qu’en pensez-vous?
MA Il est impossible de ne pas traiter ces deux thèmes, mais nous avons décidé de ne pas nous concentrer sur eux. Les visiteurs peuvent jouer à Grand Theft Auto IV, qui selon moi est bien moins violent que certains films. Quant à l’addiction… ce n’est qu’un moyen supplémentaire d’être accro, à côté des sorties ou du travail.
JLDV Grand Theft Auto est destiné aux adultes. Oui, on peut y faire sauter la tête des gens, comme dans les polars de Scorcese. Nous ne faisons la morale à personne, et nous n’évitons pas les sujets polémiques: l’exposition propose un documentaire sur les «gold farmers». Il s’agit d’usines chinoises dans lesquelles des jeunes passent des heures à l’écran, dans des conditions de travail catastrophiques. Leur boulot consiste à faire progresser des personnages de jeux, à les rendre plus puissants, pour que de jeunes Occidentaux gâtés ne se fatiguent pas à le faire eux-mêmes.
Vous m’avez dit que Playtime toucherait les gens qui ont l’âge de ce média, soit la quarantaine…
JLDV Sorti en 1972, le fameux Pong a été vendu comme un jeu de tennis. Alors qu’il s’agit de deux lignes blanches mobiles et d’un carré qui rebondit, soit une authentique abstraction! Pourtant, le revoir suscite un sentiment de nostalgie: notre expérience du jeu est émotionnelle, et jamais froide. Si l’exposition intéresse tous les publics, elle touche particulièrement ceux qui ont 40 ans, soit l’âge de cette nouvelle forme de fiction. Ils se trouveront devant des images d’univers perdus. Les jeux vidéo vivent dans un monde platonicien idéal, et ne vieillissent jamais. Nous, par contre…