Interview de Thomas Römer, professeur à l’Institut des sciences bibliques de l’UNIL.
Thomas Römer est professeur à l’Institut des sciences bibliques de l’UNIL. Ce théologien nous donne sa version du déluge.
Comment interpréter le récit du déluge, théologiquement?
Dans la plupart des récits du bassin méditerranéen ou de Mésopotamie, c’est la colère de Dieu ou des dieux qui provoque le déluge, car ils sont mécontents du comportement des hommes qui n’assument pas leurs responsabilités de créatures de Dieu. La Genèse évoque la violence répandue partout sur la Terre. Entre hommes, mais aussi envers les animaux. Cette idée reflète la conscience que le monde est fragile. Que tout peut s’effondrer et que l’homme doit assumer les conséquences des dérèglements qu’il provoque.
Pourquoi l’eau est-elle l’élément principal du châtiment divin?
La Bible mentionne aussi le déluge de feu, c’est l’histoire de Sodome et Gomorrhe. Mais il est vrai que la destruction par l’eau est le mythe le plus répandu dans toutes les religions. La raison paraît simple. Les hommes vivaient au bord des fleuves. Et ils ont connu les inondations du Tigre et de l’Euphrate en Mésopotamie, les crues du Nil en Egypte et d’autres encore le déluge de la mer Noire. Ainsi, toutes les cultures se sont posé les mêmes questions et toutes ont craint que le ciel leur tombe sur la tête.
Parler du déluge, c’est aussi parler des rescapés…
Tout à fait. Dans les textes, les dieux se font peur eux-mêmes de la catastrophe qu’ils ont provoquée. Au dernier moment, ils arrêtent tout. C’est Noé sauvé des eaux. C’est Uta-Napishtim, le Noé mésopotamien dans l’Epopée de Gilgamesh, bien antérieure.
Le monde après le déluge est-il meilleur?
Le récit du déluge a justement l’autre fonction d’expliquer pourquoi le monde d’après n’est pas le monde idéal prévu par le créateur. Avant le déluge, l’homme est végétarien. Il y a des animaux, mais il ne les mange pas. Après le déluge, lorsque le monde est recréé, si l’on peut dire, l’homme mange de la viande. Car Dieu se rend compte que l’être humain est ce qu’il est, et qu’il faut faire des concessions. Mais non sans règles. C’est ici qu’apparaît le sacrifice. Car mettre à mort un être vivant, une créature de Dieu, n’est pas anodin. Prudemment, les Anciens ont choisi d’impliquer la divinité par le rite du sacrifice.
Les scientifiques ont des idées assez précises aujourd’hui sur l’origine du déluge. Les prêtres et pasteurs peuvent-ils encore avoir une lecture du texte au premier degré?
Certains milieux catholiques ou évangéliques l’ont encore. Mais la plupart savent bien que le récit biblique découle de récits mésopotamiens retrouvés au XIXe siècle. On s’est alors aperçu que certains passages de la Bible ont été copiés. Il y a des différences bien sûr. Car les Mésopotamiens avaient plusieurs dieux, bons et méchants. Dans la Bible, le même dieu doit assumer les deux rôles. Du point de vue de l’interprétation, une tendance assez courante aujourd’hui est «le concordisme», la concordance entre certains éléments du récit biblique et les recherches scientifiques (la montée des eaux due au réchauffement, les crues, les catastrophes, etc.).
Y a-t-il eu plusieurs déluges?
Je le pense. Car le récit le plus ancien, sumérien, date du IIIe millénaire avant J.-C. Il a inspiré lui-même celui de Gilgamesh. Le récit biblique, lui, date peut-être du VIe siècle avant notre ère et fait déjà la synthèse de deux récits. Ces récits valent pour un ensemble de catastrophes vécues par l’homme et qui l’ont fait réfléchir. Comme après le récent tsunami qui a fait couler beaucoup d’encre. Avait-on bien fait de laisser des gens s’installer au bord de l’eau? L’homme respecte-t-il assez la nature? Ces questions ont refait surface. On peut bien s’interroger sur le fondement historique de ces récits, mais, concernant l’arche de Noé, j’espère que les scientifiques ont abandonné leurs recherches. Interpréter cette histoire à la lettre, c’est du scientisme. Car, dès lors, pourquoi se baser sur la Bible? Pourquoi pas sur les textes mésopotamiens ou égyptiens? L’idée que la Bible est une référence, c’est du «fondamentalisme scientifique».
Le récit du déluge est-il différent dans la Bible et dans la Torah?
Non. Car l’Ancien Testament est en fait la bible hébraïque, dont la Torah n’est que la première partie. Le récit du déluge combine deux récits qui jadis ont existé en parallèle. En éditant la Bible, vers le Ve siècle, on ne pouvait raconter deux déluges, deux destructions du monde à la suite. On a donc combiné les deux récits, que l’analyse littéraire permet encore de distinguer. L’épopée de Gilgamesh a fourni la base à ces deux versions, je pense. Car Gilgamesh est l’Iliade de la Mésopotamie. On s’en servait pour apprendre à lire et écrire et le texte était connu dans toute l’Antiquité. Comme les intellectuels juifs ont été déportés à Babylone au VIe siècle avant notre ère, après la destruction de Jérusalem, il est fort probable qu’ils en aient eu connaissance.
Propos recueillis par Michel Beuret