Jeanne d’Arc, un genre à part

La droite identitaire et la communauté LGBTQ+ se disputent désormais l’héritage de la Pucelle d’Orléans. Voici pourquoi.

Jeanne d’Arc a porté des habits d’homme, une transgression majeure au XVe siècle. Huile sur toile par John Everett Millais, vers 1865. © Sotheby’s / akg-images

Six cents ans après sa mort, la bataille reste vive autour de Jeanne d’Arc. Alors que l’anniversaire de la sainte a surtout été célébré ces dernières décennies par le Front national, les supporters de Jean-Marie le Pen ont été challengés le 1er mai 2015 par des Femen. Les militantes féministes radicales sont venues «récupérer l’icône kidnappée», seins nus et coiffées de fleurs. C’est un exemple parmi d’autres de la dispute pour l’héritage de Jeanne qui se joue encore dans les cercles académiques, où des historiens et des sociologues revisitent le parcours de l’icône médiévale. En témoigne notamment cette conférence de l’été dernier, au Musée de Cluny, consacrée «aux genres fluides au Moyen-Age, de Jeanne d’Arc aux saintes trans».

Comment comprendre ce grand écart entre les différents fans de Jeanne d’Arc, qui vont des identitaires, des catholiques et des royalistes, aux féministes ultra, sans oublier la communauté LGBTQ+, qui se défient depuis lors sur les réseaux sociaux? «C’est sans doute la figure historique qui a le plus cristallisé de fantasmes, et qui a le plus été accaparée par des mouvements divers. Comme son identité reste difficile à cerner, elle est une formidable figure de projection», répond Estelle Doudet, professeure de littérature médiévale et vice-rectrice de l’UNIL, qui a longuement évoqué le sujet dans un Cours public en 2022.

À chaque crise, Jeanne est là

Ce profil «flou» permet encore à la Pucelle de réapparaître régulièrement dans l’actualité. «À chaque crise, Jeanne est là, c’est une présence presque familière», observe Estelle Doudet. À l’époque des grandes manifestations sur le dérèglement climatique, Greta Thunberg a été régulièrement comparée à la jeune héroïne médiévale, qui s’est levée pour dire «non! aux Anglois». Et en 2019, la chanteuse Madonna s’est inspirée de Jeanne d’Arc pour la vidéo de son Dark Ballet, d’inspiration Black Live Matters. Il existe enfin des peintures de la Pucelle d’Orléans affublée d’un masque d’infirmière du XXIe siècle, qui ont circulé durant le Covid, quand la ville d’Orléans résistait mieux que d’autres à une vague de la pandémie.

Drapeaux arc-en-ciel lors de la Gay pride à Paris, le 24 juin 2017. © Barbara G. Smith, Monceau on Flickr.com

«Fondamentalement, Jeanne est quelqu’un qui ébranle les certitudes et les normes, explique Estelle Doudet. Elle incarne la transgression, comme la résistance à des oppressions et des injustices. Transgression et résistance ne vont pas toujours ensemble, mais Jeanne combine les deux, ce qui la rend extraordinairement malléable à toutes les interprétations ou toutes les récupérations», analyse la vice-rectrice de l’UNIL.

Héroïne de la foi ou pré-révolutionnaire?

Jeanne d’Arc est également un personnage plus complexe qu’on ne l’imagine, avec de multiples facettes. La lecture de sa geste a fait l’objet de nombreuses interprétations. «À certaines époques, on se disputait pour savoir si elle était une héroïne de la foi, une héroïne nationale qui défend un territoire, ou encore une héroïne laïque, une sorte de pré-révolutionnaire», rappelle Estelle Doudet.

En plus de ces relectures politiques, la Pucelle a aussi été convoquée dans de nombreux débats de société. «On s’est demandé si elle était une figure du féminisme précoce.» Et aujourd’hui, c’est son genre, ses préférences sexuelles ou son absence de sexualité qui interrogent. «On se dispute pour savoir si elle est queer (homo) ou straight (hétérosexuelle). Jeanne a la capacité de cristalliser les débats contemporains. C’est la force des personnages historiques mythiques, qui restent vivants, parce que nous ne sommes pas d’accord sur ce qu’ils nous inspirent», analyse la vice-rectrice de l’UNIL.

«Une créature en forme de femme»

Cette difficulté à cerner la jeune héroïne ne date pas d’aujourd’hui. Il y a 600 ans, les contemporains de la Pucelle se posaient déjà des questions sur «l’énigme Jeanne d’Arc», selon la formule à succès de l’historien Michelet. De son vivant, elle intrigue notamment un bourgeois de Paris, resté anonyme, qui écrit un journal entre 1405 et 1449 où il décrit Jeanne comme «une créature en forme de femme. Ce qu’elle était, Dieu seul le sait».

Sans être dieu ou déesse, serait-il quand même possible de percer un peu l’armure de cette figure énigmatique? «Mais on sait tout de Jeanne, et c’est bien là le problème», répond Estelle Doudet. La Pucelle est la femme médiévale la mieux documentée. C’est peut-être même la femme la mieux connue de l’Histoire, relevait Colette Beaune, la première historienne de métier qui a rédigé une biographie scientifique de la Pucelle en 2004.

Un nombre de sources inouïes

«Le nombre de sources concernant Jeanne d’Arc, mais encore leur précision et leur variété sont inouïes, ajoute Estelle Doudet. Nous n’avons pas un procès, nous en avons deux: celui qui la condamne pour hérésie en 1431, et celui qui la réhabilite, vingt-cinq ans plus tard, sur demande de sa mère, comme du pouvoir royal qui pouvait difficilement rester associé à une hérétique. Ils nous donnent deux images de Jeanne très différentes.»

Estelle Doudet. Professeure en Section de français (Faculté des lettres). Vice-rectrice en charge du dicastère «Recherche». Nicole Chuard © UNIL

Pour ces procès, des centaines de témoins ont été interrogés. Ils ont été appelés pour parler de la vie de Jeanne, de sa famille, de comment elle était enfant, de son éducation. Nous avons encore ses réponses à de très nombreuses questions, ce qui constitue déjà une documentation tout à fait inhabituelle. «Mais ces sources ont été recueillies et développées dans un cadre judiciaire, elles ont donc un caractère très contradictoire», rappelle Estelle Doudet. Le reste est à l’avenant.

Un défenseur lausannois

À côté de ces sources judiciaires, on peut lire des chroniques, de la poésie, du théâtre et des œuvres littéraires. Certains se font ses avocats, d’autres l’accablent, et d’autres encore ont mis en scène des pro et des anti-Jeanne qui se disputent. C’est ce que fait le prévôt de Lausanne, Martin le Franc, dans Le champion des dames, un texte écrit en 1440, une dizaine d’années après la mort de la Pucelle. «Le problème, c’est qu’aucune image stable ne ressort de la confrontation de ces nombreux points de vue sur Jeanne», explique Estelle Doudet.

Il y a quand même quelques certitudes à tirer de cette documentation. On peut notamment affirmer que Jeanne «est bien un personnage de sexe féminin (certains en ont douté, ndlr.), notamment parce que, selon certains témoignages lors du procès en réhabilitation, le bourreau a montré le corps et le sexe à moitié brûlé de Jeanne».

Une fille ou une jeune femme?

On sait encore que la Pucelle d’Orléans se présente plus volontiers comme une fille que comme une femme. Jeanne se dit vierge, et «elle refuse tout ce qui est en relation avec la chair, la sexualité, la procréation. Elle ne va jamais avec les femmes mariées, notamment à la cuisine, mais elle aime coudre en public, ce qui est une activité des jeunes filles plus que des femmes du Moyen Âge.»

La transgression de genre cause sa perte

La différence est plus importante qu’on ne l’imagine aujourd’hui, rappelle Estelle Doudet. «À l’époque médiévale, les âges de la vie des personnes de sexe féminin s’articulent autour de deux statuts: celles qui ont une activité sexuelle et celles qui n’en ont pas. Les femmes du Moyen Âge ont en quelque sorte trois âges de la vie: fille, épouse et veuve. Quand Jeanne commence son aventure, à 18-19 ans, elle est entre les deux premiers âges. Elle va choisir d’apparaître comme une jeune fille, et jamais comme une femme en âge de procréer. Son surnom de Pucelle va aussi dans ce sens.» Autre certitude, Jeanne d’Arc porte des habits d’homme, «et elle ne les met pas seulement avant d’aller à la bataille, précise la vice-rectrice de l’UNIL. Cette transgression nous paraît anodine, à tort. C’est le cœur du débat au XVe siècle. Car ce choix de Jeanne met tout le monde dans l’embarras. Ses ennemis y voient la preuve qu’elle est diabolique, et les autres cherchent une explication. Dès qu’elle quitte son village natal de Domrémy, puis qu’elle arrive à la cour du prince Charles, qu’elle veut faire roi, Jeanne est habillée en homme. Et elle ne quittera cette tenue que quand elle sera prisonnière des Bourguignons, puis des Anglais.»

«Parmi les trois grandes transgressions de Jeanne, cette transgression de genre est celle qui va causer sa perte, rappelle Estelle Doudet. Bien plus que d’être vue comme une bergère qui a fait un roi, ou encore d’être une prophétesse doublée d’une cheffe de guerre, Jeanne est finalement condamnée au bûcher comme relapse, parce qu’elle a remis des habits d’homme dans sa prison, alors qu’elle avait promis qu’elle ne le ferait plus.»

Un prétexte biblique pour la condamner à mort

Le tribunal d’ecclésiastiques sous influence anglo-bourguignonne qui juge Jeanne n’a pas cherché à découvrir les motivations de la Pucelle. «Il fallait trouver un prétexte pour la condamner à mort», rappelle la médiéviste de l’UNIL. Un bon mobile a été choisi dans la Bible, «dans le Deutéronome où l’on trouve un interdit qui assure que les humains qui se travestissent sont abominables au Seigneur. C’est considéré comme contre-nature et ce comportement devait être absolument empêché.» Évidemment, le tribunal ne s’est pas demandé «comment Jeanne avait trouvé ces habits d’homme en prison, relève Estelle Doudet. Elle suggère avoir été obligée de les porter pour se protéger de comportements de ses geôliers qu’on imagine relever du harcèlement sexuel ou des menaces de viol.»

Ce que l’histoire de Jeanne d’Arc ne dit pas, c’est si la majorité de ses contemporains étaient aussi choqués que les ecclésiastiques de la voir en habits d’homme. On sait seulement que, une dizaine d’années plus tard, Martin le Franc, le prévôt de Lausanne, développera une argumentation pour défendre la Pucelle où il affirme que ce n’est pas si grave, qu’il est difficile de guerroyer en jupe, et qu’après tout, il y a d’autres interdits bibliques que plus personne ne respecte, comme de manger du cochon.

On sait encore que les choix vestimentaires de Jeanne ont suscité des vocations. Dans les années qui suivent sa mort, on voit apparaître des imitatrices, comme Claude des Armoises, qui se présente et s’habille comme une Jeanne qui ne serait pas morte. Elle n’était pas la seule: «On s’est demandé pourquoi, et on pense que certaines femmes de l’époque ont vu en Jeanne un modèle à suivre, celui d’une femme qui pouvait parcourir la France en armes.»

La Suisse a participé aux débats sur Jeanne

Détail surprenant et peu connu: les territoires de la Suisse actuelle ont participé à ces débats sur «l’énigme Jeanne d’Arc», dans les semaines et les mois qui suivent sa condamnation. Son cas «fait grand bruit jusque sur les rives du Léman et à Bâle», rappelle Estelle Doudet. Le nom de Lausanne apparaît à cause de Martin le Franc, qui signe le premier grand texte visant à réhabiliter Jeanne, quelques années avant que ne s’ouvre le procès en réhabilitation. Martin le Franc est un diplomate d’origine normande, également connu comme un proche conseiller du duc de Savoie Amédée VII, qui deviendra pape sous le nom de Félix V.

La condamnation de Jeanne a également été évoquée à Bâle, un mois après l’exécution de la jeune femme dans le grand concile qui s’ouvre dans la ville rhénane en juillet 1431. «Cette assemblée générale de l’Eglise intervient dans un contexte chahuté, détaille la médiéviste de l’UNIL. Durant la décennie précédente, il y a eu le Grand Schisme d’Occident, où l’Église a explosé sous les coups de différents courants plus politiques que religieux. Certains ont élu des papes rivaux, et l’un de ces antipapes, Félix V, a siégé un temps à Lausanne, parce que la ville était la capitale religieuse de la Savoie. Ce Grand Schisme ébranle l’Europe, et la Suisse est l’un des territoires les plus touchés par la dispute. Dans les paroisses, il y avait souvent deux évêques, c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles l’assemblée prévue pour remettre les choses en ordre est convoquée à Bâle.»

Le cas de Jeanne divise

À l’époque, le cas de Jeanne divise à propos de sa condamnation au bûcher au prétexte d’hérésie. «L’une des conséquences de cette crise et de la division de la papauté a été l’apparition de nombreux mouvements hérétiques», donc son cas, qui était alors en pleine actualité, a été évoqué.

Hérétique ou pas? Cette dispute n’était que l’une des premières d’une longue série qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours, en attendant demain. Car Jeanne d’Arc n’a pas encore exprimé toute sa capacité à provoquer des débats. «Il est important que Jeanne nous divise», disait le philosophe Alain. Il faut donc s’attendre à ce que la série continue avec, par exemple, des relectures de Jeanne en icône végétarienne ou anorexique, puisque tel était son cas. Un cas définitivement à part.

Jeanne d’Arc, en bref

Jeanne d’Arc est née vers 1412 à Domrémy, un village qui est actuellement situé dans les Vosges. Au début du XVe siècle, durant la guerre de Cent Ans qui oppose l’Angleterre à la France, cette jeune fille d’origine paysanne entend des voix célestes. Les saintes Marguerite et Catherine, ainsi que l’archange Michel, lui demandent de délivrer son pays de l’occupation anglaise.

Jeanne finit par convaincre un capitaine du voisinage de son sérieux. Il lui permet d’approcher le dauphin Charles, l’un des prétendants au trône de France, avec le roi anglais Henri V. Jeanne prend la route, habillée en homme et coiffée très court. Elle rencontre le dauphin, et elle annonce la libération d’Orléans, qui est assiégée par les Anglais, ainsi que son sacre à Reims. 

Le dauphin se laisse convaincre, et il envoie la jeune femme à Orléans. Son arrivée galvanise les soldats qui contraignent les Anglais à lever le siège. Jeanne persuade ensuite le dauphin de se faire sacrer roi de France à Reims, sous le nom de Charles VII.

Puis les choses se gâtent. Jeanne ne réussit pas à reprendre la ville de Paris, où elle est blessée, avant d’être capturée lors du siège de Compiègne, puis vendue aux Anglais. Elle est jugée à Rouen, et condamnée à mort, parce que relapse (elle est retombée dans ses erreurs passées en remettant des habits d’homme). Elle meurt sur le bûcher, à l’âge approximatif de 19 ans, le 30 mai 1431, à Rouen, alors possession anglaise.

Sur demande du roi de France puis de sa mère, le pape ordonne la révision du procès en 1455. Un an plus tard, Jeanne est réhabilitée. Son surnom de «Pucelle» ou «Pucelle d’Orléans», est posthume, il ne se diffuse que tardivement. Elle ne sera béatifiée qu’en 1909, et canonisée qu’en 1920.

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