«J’ai caressé un grand requin blanc»

J'ai caressé un grand requin blanc

Un biologiste formé à l’UNIL, Michael Scholl, est devenu l’un des rares spécialistes du plus impressionnant des requins. Durant ses recherches, il lui arrive de poser sa main entre le nez et les dents d’un squale. Preuve que le grand blanc est moins monstrueux que sa légende ne le prétend.

Depuis 1975, les vacances à la plage n’ont plus tout à fait le même goût de soleil, de sable et de sel. Après avoir vu le film «Les dents de la mer» de Steven Spielberg, bon nombre de baigneurs sont désormais incapables de s’aventurer au large sans une vague arrière-pensée en forme de nageoire triangulaire. Bien sûr, cette peur du requin ne repose sur aucune statistique sérieuse. Reste qu’elle est là, et qu’elle est ravivée à chaque rediffusion de ce classique du cinéma.

Très loin de Hollywood et de son influence, un biologiste formé à l’UNIL, le Vaudois Michael Scholl, travaille à redonner une image plus positive de ces grands squales. Il est basé à Gansbaai, en Afrique du Sud. Cette petite ville, encore inconnue il y a une décennie, est devenue la Mecque du grand blanc. Parce que l’on peut y observer l’une des plus importantes concentrations de squales de cette espèce. Et parce que ces prédateurs nagent à quelques kilomètres du rivage, ce qui les rend faciles à observer.

Avides de frissons, des hordes de touristes y viennent pour plonger devant la bouche la plus célèbre du monde animal. Le grand requin blanc lui doit d’ailleurs son nom scientifique, car «Carcharodon carcharias» signifie «à la mâchoire déchiquetée ».

Michael Scholl, qui a accompagné nombre de ces visiteurs venus plonger dans une cage et regarder la bête dans les yeux, veut croire que les touristes repartent de cette expérience rassurés: car le grand blanc est moins dangereux que sa réputation. Démonstration en cinq points.

Idée reçue 1: les requins sont des monstres sanguinaires

Ce cliché, nous le devons aux «Dents de la mer». Car, si les requins mangent des hommes depuis la nuit des temps, ils ne sont devenus des monstres que le 20 juin 1975, jour de la sortie américaine du film de Steven Spielberg.

«C’est un film très bien fait, mais assez éloigné de la réalité», nuance aussitôt Michael Scholl. Pourtant, cet avis de spécialiste, même partagé par tous ses collègues, ne suffira pas à effacer les images traumatisantes d’un grand blanc approchant les plages, à la recherche de nourriture humaine.

Bien sûr, on pourra rappeler que le risque d’être avalé par un carcharodon est infinitésimal, que les requins tuent bien moins d’humains que les abeilles ou les serpents, et ajouter que la plupart des victimes se sont mises toutes seules en danger, cela ne suffira pas à zapper les images des «Dents de la mer».

Pour rétablir la vérité, il faudra sans doute trouver et publier des images plus percutantes que celles de Steven Spielberg. Heureusement, elles existent. Elles nous viennent d’Afrique du Sud. Elles ont notamment été prises par Michael Scholl, et elles sont diffusées sur le site Internet du chercheur vaudois.

Ces photos nous montrent un contact surréaliste entre un humain nommé Michael Rutzen et un grand requin blanc de quatre mètres. On y voit une main se tendre au-dessus des flots au moment où arrive le plus hollywoodien des squales. Quand l’animal dévoile une rangée de dents impressionnante, le bras ne s’éloigne pas. Au contraire, il vient caresser le grand blanc entre le bout de son nez pointu et sa mâchoire coupante. Tout cela sous la surveillance désormais légendaire de cet oeil rond et généralement décrit comme noir, «alors qu’il est en réalité d’un bleu azuré profond», corrige Michael Scholl, qui les a effectivement vus de près!

Tout aussi étonnant: les squales semblent apprécier ces caresses. Ils reviennent même en chercher d’autres. Et ils y semblent sensibles, eux qui se laissent ensuite flotter dans l’eau, comme s’ils avaient été drogués.

Sait-on ce qui produit cet effet? «Plusieurs théories ont été avancées pour expliquer ce phénomène dans lequel le contact, exercé généralement sans aucune pression ou force, crée une réaction très impressionnante. Le requin arque sa tête en arrière, ouvre sa gueule dans toute sa grandeur et projette sa mâchoire vers l’extérieur, raconte Michael Scholl. Avec ses deux yeux localisés sur le côté de sa tête, le museau du requin blanc représente son principal angle mort. Pour le squale, un contact dans cette région peut potentiellement représenter un danger, et pour cette raison, je pense que ce comportement spectaculaire est un réflexe visant à protéger cet endroit sensible.»

Michael Scholl a bien sûr tenté l’expérience lui-même. «Peu après mon arrivée en Afrique du Sud, j’ai aussi joué avec ces requins, se souvient le scientifique. Mais cela fait plusieurs années que je ne les touche que pour essayer de les repousser des moteurs, pas pour jouer avec eux. Cette pratique est d’ailleurs interdite depuis 2004, pour éviter un accident éventuel chez les opérateurs touristiques. »

Au fait, comment cette pratique a-telle débuté? «Lorsque des hommes ont essayé de repousser certains requins trop curieux des moteurs hors-bord de leur bateau. Certains requins sont en effet attirés par les champs électromagnétiques créés par tout objet métallique ou vivant, explique Michael Scholl. Ce réflexe spectaculaire a évolué pour devenir une attraction touristique, ou, du moins, photographique. Et le requin est devenu un animal de cirque.»

S’il ne pratique plus le toucher de grand blanc sans nécessité, le chercheur formé à l’UNIL comprend cependant la fascination provoquée par ce geste. «La proximité avec ce sourire, rendu également célèbre par le film d’animation «Nemo», représente bien sûr des moments inoubliables. C’est également le cas lorsque l’on interagit avec des requins que nous nommons «joueurs», du fait de leur personnalité qui permet un contact bien plus profond. C’est enfin le cas lorsque l’on plonge dans les yeux de ces immenses animaux quand ils vous observent hors de leur monde aquatique. Ce sont des moments merveilleux!»

Les photos de ces instants sont désormais diffusées sur Internet, et notamment sur le site de Michael Scholl. «Ces images nous montrent que certaines interactions sont possibles entre humains et requins, conclut le chercheur formé à l’UNIL. Michael Rutzen, André Hartman et Mark Marks sont les trois personnes au monde qui ont poussé ces limites encore plus loin, en plongeant sans cage en apnée avec le grand requin blanc. Ces rencontres ont donné des images uniques, qui montrent une certaine symbiose entre deux animaux généralement considérés comme archi-ennemis.»

Idée reçue 2: les requins mangent tout ce qui passe à leur portée

Il suffit de visiter un aquarium où nagent des requins pour se persuader du contraire. Au Sea World Aquarium de Miami, par exemple, le repas des squales figure au programme des attractions. Mais le spectacle est bien décevant pour qui rêve d’assister à un épisode des «Dents de la mer».

Les requins (citrons) nagent nonchalamment dans un bassin où le personnel lance des poissons coupés en morceaux. Pour faire bonne mesure, l’employé vide consciencieusement le seau qui a recueilli le sang des victimes, sans réussir à détourner les squales de leur course nonchalante.

Les Sud-Africains qui emmènent régulièrement des cargaisons de touristes dans les eaux théoriquement infestées de requins, racontent la même histoire. «Quand on est sur ces bateaux, on peut passer dix jours à lancer de la nourriture dans l’eau sans voir de grand blanc», se souvient Michael Scholl, qui a travaillé pour l’un de ces tour-opérateurs avant de lancer son projet scientifique (lire cicontre). «Malgré le chum (mélange de thon émincé et d’huile de sardine) et l’appât de thon frais, il faut certaines fois beaucoup de temps pour attirer ces requins qui hésiteront longtemps avant de se lancer. En effet, si le grand requin blanc est un animal très curieux, il est encore sélectif et excessivement prudent, une stratégie et un comportement qui lui ont permis de survivre 400 millions d’années.»

En fait, les requins n’ont pas faim en permanence. «Ils ont un métabolisme généralement assez bas et un système digestif efficace. Une proie comme une femelle otarie à fourrure du Cap, pesant environ 80 kg, peut probablement nourrir un requin blanc pour plusieurs semaines, précise le biologiste. Mais cet animal est aussi un opportuniste. Si une autre proie facile se présente peu après son repas, le requin en profitera pour faire des réserves.»

Idée reçue 3: le requin vit à la surface, puisqu’on voit son aileron

«Ce n’est pas si courant de voir un aileron à la surface, contrairement au mythe que le film «Les dents de la mer» a créé, corrige aussitôt Michael Scholl. Les grands blancs ne sont pas en permanence en surface.»

Le requin Nicole, dont il a mesuré le périple (lire ci-contre), a ainsi nagé dans des eaux qui allaient de la surface à une profondeur de 950 mètres. Mais lors de sa grande traversée, dans les eaux profondes de l’océan Indien, «Nicole a passé 60 % du temps très proche de la surface, à moins d’un mètre de profondeur. Là, sa nageoire ne perce probablement pas la surface, pour éviter des frictions inutiles et garder un aquadynamisme optimal.»

Le chercheur vaudois observe encore régulièrement en Afrique du Sud la tactique de chasse très inhabituelle des squales qui nagent dans son périmètre. Dans un premier temps, les grands blancs ne donnent aucun signe de leur présence, mais ils jaillissent soudain des profondeurs à pleine vitesse, harponnant au passage un phoque ou une otarie qui nageait en surface. Sur leur élan, les requins effectuent un grand saut hors de l’eau, sans que le moindre aileron n’ait troublé l’eau de la surface avant l’attaque foudroyante.

Cette discrétion des squales en surface ne va pas sans compliquer le travail de Michael Scholl, car le biologiste suisse a développé un système d’identification des requins qui repose justement sur des photographies d’ailerons. «Ces ailerons présentent des marques qui changeront avec la vie du requin, comparables à un drapeau volant dans le vent», explique-t-il.

«Cette technique part de l’idée que chaque requin a un aileron différent des autres, exactement comme les empreintes digitales chez les hommes. Avant, on utilisait ce moyen d’identification pour les dauphins et les baleines. Je l’ai adapté pour les grands blancs. Comme cette technique est non invasive, elle est idéale pour observer des espèces protégées et discrètes telles que le grand blanc.»

Grâce à ce système, Michael Scholl a déjà identifié plus de 1000 requins différents dans les eaux de Gansbaai. Mais, pour arriver à ce résultat, il a dû passer plus 1100 journées en mer, durant lesquelles il a effectué plus de 200’000 photos, dont 40’000 ont été sélectionnées pour le catalogue d’identification. Plus de 6000 observations ont été cataloguées par le chercheur depuis 1997, dont 75% avec des photos de l’aileron dorsal. Des statistiques qui montrent bien que le grand blanc ne se prélasse généralement pas en surface. Toutefois, avec un appât, il est possible de convaincre la plupart de ces requins de venir montrer leur nageoire.

Idée reçue 4: le requin mange volontiers de la chair humaine

C’est faux. Dans la plupart des cas, on le sait désormais, le requin blanc mord un être humain par erreur. S’il attaque un plongeur, un surfeur ou un baigneur, c’est notamment parce qu’il l’a confondu avec l’une de ses proies habituelles. C’est le cas des surfeurs qui se couchent sur leur planche et qui, vus du dessous, peuvent ressembler à une grosse otarie ou à un lion de mer dont les requins raffolent.

L’analyse approfondie des attaques de requins nous montre également qu’ils ne sont pas friands de chair humaine. Ainsi, la très grande majorité des attaques de grands blancs sur des humains n’est pas mortelle. Sur 88 cas recensés et analysés par l’International Shark Attack File, 66 des victimes ont survécu à la morsure. Ce qui n’aurait pas été le cas si le grand requin blanc avait placé ces proies à son menu.

«Il faut aussi réaliser que nous, les humains, n’avons vraiment commencé à utiliser les plages pour nous y baigner que depuis une centaine d’années, que les surfeurs ne sont apparus que depuis une trentaine d’années, observe Michael Scholl. Le grand requin blanc, lui, chasse depuis des millions d’années. Comme il présente une espérance de vie de 30 à 70 ans, il n’a pas pu adapter sa stratégie de chasse et découvrir que ces objets flottants en surface, qui ressemblent vaguement à une otarie, pourraient être autre chose, par exemple un humain qui n’est, semble-t-il, pas appétissant, parce qu’il ne présente pas les 20 à 40% de matière grasse recherchée par le squale sur ses proies habituelles…»

Par ailleurs, il est possible que le requin goûte. «Comme ils ne disposent pas d’un membre proactile qui leur permettrait de tester un objet inconnu, ils utilisent leurs mâchoires pour vérifier si un objet qui a attiré leur attention est bien une proie potentielle.» Et comme le requin est curieux, cela peut expliquer certaines attaques.

Idée reçue 5: les requins vivent surtout en Australie, en Afrique du Sud et en Floride

C’est en effet dans ces trois régions que l’on recense le plus grand nombre d’attaques de requins, mais on en a également enregistré aux quatre coins de la planète. La preuve qu’ils nagent à peu près partout, y compris en Méditerranée.

Cette omniprésence des squales pose d’ailleurs des problèmes dès que l’on tente de protéger ces poissons. Victimes de la pêche industrielle, des amateurs asiatiques de soupe aux ailerons de requin, des «sportifs» qui recherchent des trophées, et même des filets qui ont été installés pour protéger les baigneurs dans des pays comme l’Afrique du Sud, les populations de requins diminuent.

Désormais menacés de disparition, les grands requins blancs sont protégés en Afrique du Sud, en Namibie, aux Etats- Unis, dans le sud de l’Australie, et à Malte. Mais cela ne suffira peut-être pas. «Nicole a montré que les grands requins blancs voyagent largement au-delà des zones où ils sont protégés, ce qui les rend vulnérables », observe le chercheur vaudois.

En octobre 2004, une victoire au niveau international a été obtenue, lorsque le grand requin blanc a rejoint le requin-pèlerin et le requin-baleine sur l’appendice II de la Cites. Cette percée représente en ce moment la meilleure protection internationale pour ces requins, même si la Cites ne protège pas cet animal, mais se borne à limiter le trafic des produits qui en sont tirés.

Voilà qui devrait achever de nous convaincre que, à chaque fois qu’un grand requin blanc rencontre un être humain, c’est le squale qui devrait être le plus inquiet.

Jocelyn Rochat

Le site Internet de Michael Scholl: www.whitesharktrust.org

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