Ils ne sont pas aussi « Experts » que vous le croyez

CSI: Las Vegas. D.B. Russell (Ted Danson) et Catherine Willows (Marg Helgenberger) dans la 12e saison des Experts. © Sonja Flemming/RTS /CBS Entertainment
CSI: Las Vegas. D.B. Russell (Ted Danson) et Catherine Willows (Marg Helgenberger) dans la 12e saison des Experts. © Sonja Flemming/RTS /CBS
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La série TV la plus regardée au monde influencerait le comportement des criminels, le bon déroulement des procès et notre vision du travail de la police. Qu’y a-t-il de vrai dans ces reproches qui sont souvent adressés au célèbre feuilleton? Une spécialiste de l’UNIL trie le vrai du faux. Texte Jocelyn Rochat

«On ne se fera plus avoir.» Dès le générique des Experts Miami, tout est dit. Même si les Who chantent en anglais, le message est transparent: Won’t get fooled again. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère policière. Désormais, plus besoin de questions faussement ingénues à la Colombo ni de déductions géniales à la Sherlock Holmes, pour confondre les suspects et résoudre les enquêtes.

Les Experts veulent envoyer Kurt Wallander et Hercule Poirot à la retraite. Au XXIe siècle, la science s’est appropriée la lutte contre le crime. Elle nous enjoint de «suivre ce qui ne peut mentir: les indices», comme le répète inlassablement Gil Grissom, le mentor des Experts. Les témoins, «on n’en a pas besoin. Tout ce qu’on doit savoir, on l’a sous les yeux», appond le docteur Langston, lors d’un dialogue avec Nick Stokes, de la brigade de Las Vegas.

Les vrais policiers critiquent
Depuis le 6 octobre 2000 et la diffusion du premier épisode des Experts sur CBS, notre vision de la lutte contre le crime est influencée par ces épisodes qui passent et repassent dans une septantaine de pays, ce qui en fait la série la plus regardée au monde. A force, ces programmes ont forgé notre vision de la police. Et pourtant, ils seraient «trompeurs» à bien des égards, assure Joëlle Vuille. Cette docteur en criminologie et licenciée en droit à l’UNIL est actuellement basée à Los Angeles, grâce à une bourse du FNS. Elle y mène une recherche sur l’utilisation des preuves scientifiques par la justice pénale, en comparant les pratiques américaine et suisse. Et elle rappelle qu’au fil des années, Les Experts «se sont attiré les critiques de nombreux policiers et procureurs qui regrettent que la série donne une vision simpliste, et parfois fausse, de leur travail quotidien.» Explications de détail.

Les Experts créent des espoirs irréalistes
Dans la série, chaque cas est résolu au terme d’une enquête rondement menée. En 52 minutes – la durée d’un épisode –, les coupables sont arrêtés et sanctionnés par des peines américaines, bien plus lourdes que les nôtres. Les Experts «font croire aux Helvètes que la justice est beaucoup plus efficace qu’elle ne l’est en réalité, assure Joëlle Vuille. Dans la vraie vie, sur la masse de délits commis quotidiennement, il n’y en a qu’une petite partie qui est détectée et traitée. Je ne parle pas des meurtres, qui ne passent généralement pas inaperçus, mais d’innombrables petits délits dont les auteurs ne sont jamais arrêtés. A l’inverse, la série nous fait aussi croire que les autorités ne font jamais d’erreur.»

Un coup d’œil aux statistiques conforte l’analyse de la chercheuse de l’UNIL. Si on prend l’exemple des cambriolages, qui sont en forte hausse dans le canton de Vaud, on découvre que le taux d’élucidation de ces affaires était inférieur à 15% durant l’année 2011. Les infractions contre la vie et l’intégrité corporelle, ainsi que celles contre l’intégrité sexuelle, enregistrent des taux d’élucidation plus élevés, respectivement 74% et 66%.

Trouver les coupables, ça n’aurait pas de prix
Quand ils mènent une enquête, Les Experts de Las Vegas, de Miami ou de Manhattan semblent disposer de moyens illimités. Les enquêteurs peuvent recourir à tout moment à l’ensemble des sciences forensiques, comme l’informatique, la médecine légale, la balistique, la toxicologie, la graphologie, la zoologie, la minéralogie, l’entomologie, etc. «C’est un autre biais du feuilleton, observe Joëlle Vuille. La série fait croire au téléspectateur que les enquêteurs sont toujours prêts à dépenser des sommes importantes pour des examens scientifiques compliqués. Dans la réalité, les enquêteurs font toujours une pesée d’intérêts entre les coûts des analyses, l’utilité des résultats attendus et la gravité de l’infraction. Tout l’arsenal n’est pas engagé à chaque enquête. Très souvent, on prélève de nombreux échantillons qui ne seront pas analysés. Et on garde ces traces quelque part, au cas où on en aurait besoin.»

Du coup, les policiers suisses qui débarquent sur le lieu d’un cambriolage, par exemple, provoquent de nombreuses interrogations s’ils ne se livrent pas à une fouille complète de la scène du crime, avec recherche d’ADN et d’empreintes digitales. «La série a créé un standard, et les victimes s’attendent à ce que la police travaille chez eux comme dans Les Experts, explique la chercheuse de l’UNIL. Or ce n’est pas toujours le cas, car il y a des contraintes financières mais également de temps à consacrer à chaque affaire. Dans des cas avérés d’erreurs judiciaires, on voit parfois que des indices n’avaient pas été analysés, alors qu’ils ont permis par la suite d’exonérer le condamné.»

Le crime parfait existe
La série permet aussi d’imaginer que chaque criminel laisse toujours derrière lui des indices qui vont le trahir. C’est, en tout cas, le credo d’Horacio Caine. Dans un épisode des Experts Miami, la star du feuilleton explique à un suspect qu’il vient d’arrêter, grâce à des fibres de tissus détectées dans le coffre de sa voiture: «Vous avez été trahi par Locard». «Qui?» répond le meurtrier hébété. «Edmond Locard.»

Horacio Caine fait allusion à l’un des pères fondateurs de la criminalistique moderne. On lui doit le principe de Locard, qui veut que «nul ne peut agir avec l’intensité que suppose l’action criminelle sans laisser des marques multiples de son passage». Seulement voilà, tout cela reste théorique, car «le crime parfait existe, assure Joëlle Vuille. C’est rare, mais il y a des gens qui arrivent à commettre un meurtre dont on ne retrouve jamais le cadavre, ou bien qui se débrouillent pour maquiller le crime en suicide, en accident ou en mort naturelle.»

Il y a enfin d’innombrables délits «où le coupable ne laisse pas de traces, et d’autres où les indices sont détruits avant l’arrivée de la police et où la science reste impuissanté».

Les Experts n’ont pas tué Colombo: le facteur humain reste décisif
La série Les Experts ne porte pas le nom de son héros, et ce n’est pas un hasard. Gil Grissom à Las Vegas, Horacio Caine à Miami et Mac Taylor à Manhattan ne passeront pas à la postérité comme Sherlock Holmes. Car la vedette de la série, c’est la science. Le génie de l’enquêteur s’efface derrière l’efficacité collective et anonyme des sciences forensiques.

Mais là encore, Joëlle Vuille conteste. «Un chercheur français nommé Laurent Mucchielli a étudié une série d’homicides qui se sont produits en France. Après avoir décortiqué ces enquêtes, il a conclu que le principal facteur qui permettait de résoudre les affaires, c’était l’enquêteur. Car, même quand on a d’excellentes preuves matérielles sous la main, il faut un esprit humain qui soit capable de reconstituer les motivations d’un autre esprit humain, le délinquant. Le problème avec Les Experts, c’est qu’ils font croire que tout se passe dans le laboratoire, alors qu’il faut tenir compte du contexte dans lequel les preuves s’insèrent.»

Il y a des Experts qui se trompent, qui bâclent ou qui trichent
Dans la série TV, Les Experts sont des gentils qui ne comptent pas leurs heures pour traquer les méchants criminels. Mais la réalité est moins manichéenne, assure Joëlle Vuille. «Dans ces feuilletons, on ne parle jamais des experts malhonnêtes. Et pourtant, ils existent.» Elle pense notamment à Annie Dookhan, qui a rédigé des milliers de rapports d’analyses de stupéfiants au Massachusetts, et qui témoignait qu’il y avait de la cocaïne dans certaines saisies alors qu’elle ne les avait pas traitées. «Elle n’est que le dernier exemple de dizaines de cas d’experts qui ont fait condamner des prévenus avec des preuves manipulées.»

Heureusement pour les Suisses, ces dérapages restent une caractéristique américaine. «Aux Etats-Unis, les experts font vraiment partie de l’accusation: ils travaillent dans le but de faire condamner des accusés. En Suisse, la police scientifique a une position qui est neutre. Ils ne poursuivent pas les mêmes buts, c’est pour cela que je pense que ces problèmes n’existent pas en Suisse, ou, en tout cas, pas dans les mêmes proportions.»

Les Experts influenceraient les tribunaux
Le feuilleton le plus diffusé au monde serait encore capable de modifier l’issue de certains procès. Des sociologues et des juristes américains ont prétendu que les attentes des victimes, des jurés mais également des criminels, auraient évolué depuis l’apparition de ces séries. Cet «effet CSI» (le titre américain des Experts est CSI: Crime Scene Investigation) pousserait l’accusation à produire toujours plus de preuves scientifiques, notamment ADN, même quand cela ne présente aucun intérêt pour l’affaire, avec la conséquence que les jurés refuseraient de condamner lorsque de telles preuves sont absentes d’un dossier. «Cela reste une hypothèse, elle n’a jamais été confirmée», précise Joëlle Vuille. Mais cette théorie laisse la chercheuse perplexe. «La bonne question, ce serait de demander pourquoi l’accusation n’a pas apporté de preuves scientifiques au procès. Quand on commet un délit, un meurtre ou un viol, on laisse souvent des preuves de son passage. Si la police n’a pas trouvé de traces, c’est peut-être parce que la personne accusée n’était pas sur les lieux.»
Cela dit, on trouve dans l’article consacré par Wikipédia à l’»effet CSI» la mention d’un juré qui aurait refusé de condamner une personne accusée d’escroquerie, parce qu’elle n’aurait pas été soumise à un test ADN! L’anecdote fait rire Joëlle Vuille: «Cet exemple est consternant, et les Américains ont effectivement un problème avec les jurés, puisque ce ne sont pas toujours les meilleurs qui finissent sur les bancs des tribunaux. Cela dit, quand on parle d’un «effet CSI», on pense généralement à des exemples où il était plus raisonnable d’attendre des preuves scientifiques.»

Les Experts influenceraient les criminels
Les victimes de crimes et les policiers ne sont pas les seuls à regarder Les Experts. Les criminels sont aussi des téléspectateurs, et ils seraient également sensibles aux images de la série. Aux Etats-Unis, plusieurs victimes ont ainsi expliqué qu’un violeur les avait forcées à prendre une douche, ou à se laver avec de l’eau de Javel après l’agression. Mais ces cas avérés ne suffisent pas pour conclure que la série Les Experts aiderait les délinquants à échapper à la justice.

«Quand vous consultez les statistiques, et que vous regardez le nombre de personnes qui se font arrêter, chaque année en Suisse, à cause de leur ADN ou de leurs empreintes digitales, cela fait quand même beaucoup de gens qui n’ont rien compris aux méthodes de la police scientifique, observe Joëlle Vuille. Bien sûr qu’on commence à voir des criminels qui mettent des gants, mais il reste une grande majorité de délinquants qui ignorent totalement comment travaille la police scientifique. C’est d’ailleurs sur cette ignorance que l’on compte lorsque l’on établit des bases de données.»

La chercheuse lausannoise est «toujours étonnée de voir que les criminels ne prennent pas davantage de précautions. On voit des auteurs de meurtre, couverts de sang, qui mettent leurs habits dans leur propre poubelle, et qui se font arrêter le lendemain matin, parce que les policiers ont débarqué et que leur premier réflexe a été de regarder dans la poubelle. Souvent, les délinquants sont d’une bêtise insondable. On est rarement dans des scènes à la Colombo, où l’accusé est aussi brillant que l’enquêteur. Bien sûr, il arrive qu’une personne nettoie une scène de crime à grande eau et détruise les indices ADN, mais la grande majorité des délinquants continuent à commettre les mêmes erreurs, et c’est pour cela que les preuves scientifiques fonctionnent si bien.»

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