Ce printemps 2018 est marqué par de nombreuses expositions et manifestations célébrant le centenaire de la mort du célèbre peintre suisse Ferdinand Hodler. Mais que sait-on de l’homme? Retour sur une vie intense, avec le professeur et historien d’art Philippe Kaenel.
Le 19 mai 1918, le célèbre peintre Ferdinand Hodler s’éteint dans son appartement du quai du Mont-Blanc, à Genève, face au Léman et à la chaîne des montagnes qu’il aimait tant représenter dans ses dernières toiles – certaines laissées inachevées sur leur chevalet. A l’âge de 65 ans, l’artiste bernois quitte cette terre au sommet de sa gloire, salué comme l’un des plus grands peintres de l’histoire de notre pays. Ce chef de file de la modernité laisse d’ailleurs une œuvre considérable derrière lui, soit quelque sept cents paysages, plus de neuf mille dessins et près de douze mille croquis dans ses carnets, entre symbolisme, réalisme soutenu et quelques scandales aussi.
A l’heure où s’ouvrent de nombreuses manifestations et expositions autour du centenaire de sa mort, le professeur Philippe Kaenel, associé à la Section d’histoire de l’art, a accepté d’évoquer pour nous le trajet de vie de cet artiste résolument hors norme. L’universitaire est d’ailleurs en pleine préparation d’un livre sur Hodler, à paraître prochainement dans la collection «Le Savoir suisse» (PPUR): pour cela, il attend encore la parution du dernier volume du catalogue raisonné (SIK/ISEA), qui sortira cette année.
Une enfance à la Zola
«On ne peut pas comprendre Hodler sans la question de ses origines sociales», affirme tout de go le spécialiste. «Il vient vraiment du prolétariat bernois: son père était menuisier, sa mère sage-femme.» Aîné d’une famille de six enfants, Ferdinand Hodler se retrouve en outre orphelin à l’âge de 14 ans. «Il voit très jeune les membres de sa famille mourir, tous de maladies de pauvres», renchérit le professeur. D’abord son père à 7 ans, sa mère à 14 ans et tous ses frères et sœurs, atteints de tuberculose, les années suivantes. C’est donc dans ce contexte extrêmement difficile que se forge alors, chez le jeune homme, plus qu’un désir: une véritable détermination à réussir dans la vie.
Ferdinand Hodler a découvert la peinture dans l’atelier de son beau-père, peintre décorateur, créateur d’enseignes. L’enfant le seconde, mélange des couleurs, nettoie des pinceaux. A 12 ans, il en reprend même les rênes pour faire vivre sa famille – le nouveau mari de sa mère n’en est plus capable, son alcoolisme a pris le dessus.
A la mort de sa mère, l’adolescent part à Thoune poursuivre son apprentissage. «Il se forme chez Ferdinand Sommer, un peintre paysagiste», complète Philippe Kaenel. Hodler s’exerce alors à la peinture de vues touristiques, soit des œuvres de commandes pour son patron. «C’était une grande tradition dans la Suisse centrale de produire des gravures, des dessins mais aussi des peintures pour les touristes de passage», indique l’historien d’art. Les cartes postales de l’époque, en somme.
Hodler est venu à pied à Genève
«Durant cette période, Ferdinand Hodler va également se mettre à copier des œuvres de deux grands paysagistes genevois, François Diday et Alexandre Calame», poursuit le professeur. C’est alors que va germer, dans la tête du Bernois, un projet plus ambitieux: partir pour Genève. Pourquoi la Cité de Calvin «Pour une raison bien simple, répond le spécialiste. C’est qu’il n’y a pas de centre de formation artistique en Suisse à l’époque, si ce n’est Genève qui a une école et le premier Musée des Beaux-Arts construit sur sol helvète.»
La légende veut d’ailleurs que Ferdinand Hodler ait rejoint le bout du lac à pied. Depuis Thoune, vraiment? «Oui, ce n’est pas un mythe», assure le professeur.
«Hodler est alors extrêmement pauvre. Dans les quelques témoignages qu’il donne sur cette époque-là, quand il faisait des campagnes de paysages, il partait avec un morceau de pain qu’il trempait dans les fontaines; il n’avait quasiment rien à manger.» A ce titre encore, Genève avait toutes ses raisons d’être pour l’apprenti peintre: «Il y découvre toute une vie artistique, qui offre notamment aux jeunes artistes des moyens de survivre», rapporte Philippe Kaenel. «Tant Diday que Calame ont en effet instauré des Prix de peinture, qui sont donnés régulièrement, et Hodler va d’ailleurs à de nombreuses reprises concourir à ces prix pour s’assurer des rentrées d’argent.»
Il vit dans une pauvreté extrême
Débarqué à Genève, Ferdinand Hodler se fait rapidement repérer par Barthélemy Menn, professeur à l’école de dessin de Genève, ami de Corot et ancien élève d’Ingres. «Hodler dira d’ailleurs à son propos: “Je lui dois tout”, commente l’historien d’art. En attendant, l’élève continue de vivre une existence des plus précaires: «Sa mansarde n’a pas de lit, il décroche la porte de son armoire pour dormir dessus», raconte le professeur, qui enchaîne: «C’est précisément cette indigence extrême dans ces années-là, qui va générer chez lui une volonté farouche de s’en sortir – qui sera d’ailleurs qualifiée d’arrivisme par certains. Le fait même de concourir aux Prix de peinture, et de les gagner, sera pris comme une stratégie de conquête des institutions.»
Le peintre qui savait se vendre
Il est vrai que le jeune Ferdinand s’y est pris avec la manière: «Il savait se vendre», dirait-on aujourd’hui. Philippe Kaenel ne le conteste pas: «C’est en effet impressionnant de voir comment c’est un artiste qui a su gagner très bien sa vie. Dans les années 1910, il a des revenus astronomiques par rapport à ses amis peintres!» Peut-on dès lors effectivement parler de stratégie, de manœuvres réfléchies? Le professeur se refuse à juger. «C’est l’histoire de quelqu’un qui, comme beaucoup d’autres artistes, veut s’imposer et a choisi une forme de provoc», formule-t-il délicatement.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Ferdinand Hodler
est un battant, qui croit en son destin singulier. «Les critiques vont lui reprocher son originalité. Mais de la part de Hodler, il y a véritablement cette idée de se distinguer.» Le peintre est d’ailleurs reconnu par ses pairs et la critique dès les années 1880. Si sa peinture au réalisme âpre peut parfois décontenancer le bourgeois et la critique, c’est surtout sa personne qui déchaîne les animosités. «Il faut imaginer ce Bernois qui arrive à Genève avec son accent suisse allemand, qui envoie promener tout le monde, qui les traite de tous les noms!» pointe l’historien. Et d’ajouter: «Il faut lire sa correspondance qui est d’une très grande violence et qui témoigne d’une énergie personnelle et de cette sourde volonté de faire son chemin.»
Pour preuve, cette anecdote. Quand, en 1891, son tableau La Nuit, proposé pour l’Exposition municipale des beaux-arts, est censuré par les Autorités de la ville car jugé obscène, Hodler ne se démonte pas. Le lendemain, il loue la salle de garde du Bâtiment électoral pour y accrocher le tableau répudié et exige un prix d’entrée, élevé pour l’époque, de 1 franc. La foule affluera néanmoins. «Cette exposition personnelle n’a fait qu’amplifier le scandale et le battage médiatique» autour de cette œuvre, pointe encore Philippe Kaenel.
La recette de ce stratagème permettra à Ferdinand Hodler de monter à Paris présenter sa Nuit. C’est un franc succès. Le peintre est encensé par ses pairs, Gustave Moreau, Puvis de Chavanne, Monet, Degas en tête, ainsi que par les critiques qui le soutiennent, comme Mathias Morhardt, rédacteur au Temps. Commence alors sa carrière internationale.
A Genève, pourtant, Ferdinand Hodler continue de déranger. Lorsque la Cité de Calvin accueille l’exposition nationale suisse en 1896, ses peintures ne manquent pas de susciter une nouvelle fois la polémique. «Il obtient une commande officielle, ce qui est déjà une vraie reconnaissance, et en même temps, ses œuvres sont nuitamment enlevées», commente Philippe Kaenel. La raison de tant d’animosité? «Le personnage. Au sein des institutions, Hodler et ses élèves occuperont une place dominante qui va provoquer un rejet extrêmement violent.» Dans la trajectoire du peintre, tout semble d’ailleurs révéler un artiste sûr de lui, qui savait précisément où il allait. À 18 ans, il aurait même lancé à son professeur à Langenthal: «Vous serez encore un stupide maître d’école quand je serai depuis longtemps un peintre célèbre.» Y croyait-il vraiment? «Il y a, dans cette volonté de réussir, une part d’arrogance», note, «sans jugement moral», l’historien.
Un champion de l’autoportrait
Le peintre savait très bien jouer de sa personne. «Ce n’est pas vraiment un personnage mondain, souligne le professeur, mais il aimait à se mettre en scène dans sa peinture. C’est le peintre avec Rembrandt qui a réalisé le plus d’autoportraits.» Comment se l’explique-t-il? «Je pense que l’autoportrait peut être vu comme une forme de constat en miroir de ce qu’il est et ce qu’il veut montrer aux autres. A ses débuts, il se représente furieux, se tournant vers le spectateur car c’est un moment où il est critiqué par la presse, il tient d’ailleurs dans la main un journal. Et on le voit ensuite dans des portraits frontaux en train d’essayer de se scruter lui-même, avec parfois des expressions ahuries d’étonnement ou de stupéfaction face à ce qu’il est devenu.»
Et qu’en est-il des nombreuses liaisons qu’on lui prête? «C’est vrai, il avait beaucoup de maîtresses. C’était un hyperactif, sur tous les plans», lâche, évasif, Philippe Kaenel. Ferdinand Hodler n’en était pas moins «un angoissé», formule l’historien. «C’est quelqu’un qui est absolument obsédé par la mort, de par son histoire familiale.»
Dans sa première époque genevoise, il va d’ailleurs représenter des cadavres d’ouvriers. «Les dernières années de sa vie seront en outre marquées par le cancer puis le décès de son amante Valentine Godé-Darel», relate le professeur. «Il va suivre picturalement cette agonie, la cadavérisation de ce corps de la femme aimée, qui devient squelettique, verdâtre, la bouche de plus en plus ouverte comme pour aspirer son dernier souffle… Ce témoignage graphique et pictural est absolument unique dans l’histoire de la peinture. Cela vient comme point d’orgue de cette fascination pour la vie et la mort.» Voilà un siècle que Hodler a quitté ce monde. Sa fureur de vivre est toujours palpable au cœur de ses toiles.
Hodler, peintre national
1) Scandale au musée
«C’est la plus grande polémique d’art que la Suisse ait jamais connue!» rappelle Philippe Kaenel. Et le professeur de revenir sur l’épisode chahuté du décor du Musée national suisse. «A la fin du XIXe siècle, la Confédération se dote d’une politique culturelle et d’un crédit de 100000 francs, qui est accordé à l’acquisition d’œuvres d’art, mais aussi au décor public. L’un de ces projets était d’orner le Musée national suisse de Zurich, récemment construit», explique-t-il.
«En 1896, Hodler gagne le concours. Mais il se heurte à l’opposition farouche du directeur du musée, qui juge inconcevable que ses peintures décorent son musée. Le sujet donné est la bataille de Marignan. Certaines scènes sont sanguinolentes, fragmentaires. A la place d’une scène de bataille avec des mercenaires suisses, ce sont des morceaux de corps, parfois sectionnés, que l’artiste choisit de représenter de manière décorative et expressive.
La polémique va prendre une telle ampleur que le Conseil fédéral in corpore devra se déplacer au Musée, en présence de Hodler et des cartons, pour donner son feu vert à la réalisation finale de ces œuvres.»
2) Billets de banque
Peu après 1900, la Banque nationale suisse décide de lancer de nouvelles coupures avec la volonté que celles-ci soient belles artistiquement. Le comité se tourne alors vers les artistes les plus connus de l’époque: Hodler, Léo-Paul Robert, Albert Welti, puis enfin Eugène Burnand, «une figure ennemie, précise Philippe Kaenel. Or, Burnand pratique l’illustration, le dessin et la gravure; il connaît les exigences des arts appliqués, contrairement à Hodler», explique le spécialiste. «Hodler va représenter un bûcheron, un faucheur, qui, graphiquement et esthétiquement, ne sont pas en adéquation avec le médium.» Pour des raisons de sécurité, le motif d’un billet de banque doit en effet être hautement complexe pour ne pas être falsifiable.
Les dessins originaux de Hodler seront donc largement transformés par les graveurs, provoquant ainsi leur rejet par le peintre, «qui a dédaigné de considérer que cela faisait partie de son œuvre.» Il faut dire que déjà, «Hodler avait traité avec une certaine distance ces menus travaux, cette époque coïncidant avec sa reconnaissance internationale et notamment germanique». Un de ses modèles aurait d’ailleurs rapporté que Hodler lui aurait donné ses esquisses à brûler pour se réchauffer. Le professeur reste sceptique. «Il faut être prudent avec de telles anecdotes…»
3) Récupération patriotique
Pour Philippe Kaenel, il ne fait aucun doute que Ferdinand Hodler «reste la référence du peintre suisse». Ce qui explique d’ailleurs une partie de son succès: «Ce caractère éminemment national mais aussi très international de l’artiste lui a rendu service», selon lui. «D’ailleurs, c’est sans doute ce qui a incité Christoph Blocher à acquérir une collection, qui est certainement la collection privée la plus importante de l’œuvre de Hodler. On peut ainsi dire que l’appropriation nationale puis nationaliste du peintre perdure à travers la collection du patron de l’UDC…»
Notons encore le regain d’intérêt actuel pour les œuvres du peintre. «Aujourd’hui, les prix ont flambé», confirme le spécialiste. La raison? «La multiplication des expositions ces quinze dernières années, combinée avec la rareté des œuvres majeures de Hodler mises en vente publique. L’essentiel des toiles est conservé en Suisse, en mains publique et privée.» En 1914, Hodler est en effet subitement exclu du marché allemand: «Au lendemain du bombardement de la cathédrale de Reims par les Allemands, il a signé une pétition condamnant cet acte. Dès lors, ses toiles sont jugées non grata et vont venir enrichir les collections suisses.» Ce qui explique que les musées français, allemands et autrichiens en aient peu. «Et comme c’est une figure montante, ça crée une demande de la part de grandes institutions pour des pièces de musée…»