Alors qu’un nouveau film consacré au célèbre personnage de Mary Shelley s’apprête à sortir dans les salles romandes, le professeur Neil Forsyth et la présidente actuelle de la section d’anglais Kirsten Stirling rappellent ce que Frankenstein doit à la Suisse et à ses paysages alpins.
Frankenstein. Victor Frankenstein. Sa renommée n’est plus à faire, tant le personnage imaginé en 1816 par la jeune Anglaise Mary Shelley s’est solidement ancré dans l’imaginaire populaire. Au cours de ces deux derniers siècles, en effet, ce récit d’un humain qui donne vie à une créature formée de toutes pièces n’a cessé de hanter nombre d’artistes, qu’ils soient auteurs, scénaristes, voire même chansonniers, à l’instar même d’un certain Gainsbourg…
Personne ne s’étonnera donc de voir à nouveau surgir sur les écrans une énième création autour de ce couple aussi mythique que diabolique constitué de Victor Frankenstein et de son «hideuse créature». La sortie de ce nouveau film Moi, Frankenstein (de Stuart Beattie, basé sur une idée originale du bédéiste américain pour adultes Kevin Grevioux) apparaît cependant comme l’occasion idéale pour revenir aux origines de cette fable moderne et mettre en lumière toute l’importance jouée par la Suisse dans cet enfantement imaginaire.
En 1816, les étés suisses étaient déjà pourris
Disons-le tout simplement: Frankenstein ne serait pas Frankenstein si nos étés n’étaient pas si pourris… Pour le comprendre, il faut revenir à cette année 1816, comme nous l’expliquent le professeur à l’UNIL Neil Forsyth et Kirsten Stirling, maître d’enseignement et de recherche en littérature anglaise. Et plus précisément à ces mois de juillet et août où Mary Shelley, qui ne porte pas encore ce nom, commence à élaborer son premier roman.
La jeune femme séjourne alors dans la campagne genevoise, au bord du lac Léman, en compagnie de son futur époux, Percy Shelley et de leur nouvel ami Lord Byron. Cet été-là, la météo est des plus maussades, et les trois amis se voient contraints de passer la plus grande partie de leur temps à l’intérieur. Pour raccourcir les heures, dans cette cossue Villa Diodati louée par Byron, les voyageurs décident de se lire des histoires effrayantes, d’esprits vagabonds et de fantômes. L’atmosphère apocalyptique y était des plus propices. Et puis un jour, raconte Mary Shelley dans la préface de la seconde édition de 1831, Byron suggère un concours: chacun devra écrire sa propre histoire de fantômes!
Alors que Lord Byron et Percy Shelley se mettent rapidement au travail, Mary peine à trouver une idée convaincante. Elle sait pourtant ce qu’elle veut: «Une histoire qui devrait parler des peurs mystérieuses de la nature humaine et éveiller en nous des frissons d’horreur tels que le lecteur craindrait de regarder autour de lui, une histoire à glacer le sang et à accélérer les battements du cœur», écrira-t-elle par la suite. Et de raconter encore à ses lecteurs, et non sans humour, comment tous les matins, face aux deux poètes confirmés qui la questionnaient sur son avancée, elle était contrainte d’avouer piteusement qu’elle n’avait toujours rien en tête…
Peut-être parviendra-t-on à ranimer un cadavre
En raison, toujours, de ce temps de chien, qui interdit aux amis toute expédition touristique, les journées se déroulent au fil des nombreuses discussions entre Lord Byron et Percy Shelley, suivies «avec ferveur» par la timide Mary. Au cours de l’une d’entre elles, les deux hommes abordent la question du galvanisme, très en vogue à l’époque, et s’interrogent longuement quant au principe de vie et de la possibilité qu’il puisse un jour être compris et reproduit par la seule volonté humaine. Ils en viennent à évoquer également le bruit qui courait alors, selon lequel Erasmus Darwin (le grand-père de Charles Darwin, ndlr) avait conservé un morceau de vermicelle dans un bocal en verre et qu’un beau jour, par quelque moyen extraordinaire, ce vermicelle s’était mis en mouvement…
Si la jeune femme s’en amuse, sceptique, elle ne remet pas en cause l’hypothèse que «peut-être parviendrait-on un jour à ranimer un cadavre. (…) Peut-être serait-il possible de fabriquer les différentes parties d’un être, de les assembler et de leur insuffler de la chaleur vitale»…
Au petit matin, à l’heure de retrouver son lit après cette passionnante discussion, la jeune femme ne parvient pas à trouver le sommeil. Des images se bousculent à toute allure dans sa tête. Et soudain, une scène lui apparaît, aussi nette qu’un rai de lumière: «Je vis, les yeux fermés, raconte-t-elle, le pâle apprenti en sciences interdites s’agenouiller au côté de la créature qu’il avait assemblée. Je vis, étendue de tout son long, cette créature humaine hideuse née d’un fantasme, donner signe de vie sous l’action de quelque machinerie puissante, puis s’animer d’un semblant de vie en un mouvement maladroit.» L’histoire de Frankenstein était née dans l’imaginaire de la toute jeune Mary Wollstonecraft Godwin.
Des paysages alpins aux confins du monde civilisé
Le lien avec la Suisse aurait pu s’arrêter là, n’être qu’une des circonstances de cette création de l’esprit. Faire partie de la genèse du récit sans pour autant y prendre part. Et pourtant, Frankenstein ou le Prométhée moderne, publié pour la première fois en 1817, est tout habité par la Suisse et ses paysages alpins, aux confins du monde civilisé.
«Sans la Suisse, Frankenstein n’aurait pas vu le jour, déclare, sans détour, Neil Forsyth. D’ailleurs, la scène principale du roman, qui représente la rencontre, le face-à-face entre Victor Frankenstein et sa créature, se déroule au cœur de la Mer de Glace, qui surplombe Chamonix. C’est comme si la créature était le produit même des Alpes, lieu par excellence du sublime.» Par sublime, il faut entendre la conjonction indivisible entre la beauté et la terreur, entre l’effroi et l’attraction irrésistible.
«On sait que Mary Shelley était très impressionnée par les Alpes, elle en parle beaucoup dans sa correspondance et son futur mari a consacré un poème au mont Blanc», poursuit le professeur de l’UNIL. «Le sublime, pour ces trois personnages qui ne sont pas du tout croyants, à l’instar des parents de Mary Shelley, représente bien plus que de simples paysages, il se substitue quasiment à Dieu. Ce Dieu que Victor Frankenstein a cherché à imiter en engendrant sa propre créature.»
Pour Kirsten Stirling, il n’est pas non plus sans intérêt de noter le rôle joué par ces décors dans le roman même: «Le monstre est effrayant quand il se trouve dans la société. En revanche, il a sa place lorsqu’il évolue dans ces paysages à l’état brut, lointains et solitaires. Dans cette scène à la Mer de Glace, lorsqu’il raconte son histoire à Frankenstein, il apparaît aussi éloquent qu’éduqué. On le perçoit alors dans son humanité. C’est comme s’il avait fallu ces territoires sauvages, cette distance avec le monde, pour pouvoir enfin approcher le monstre…»
Un succès plus théâtral que littéraire
La Suisse, si importante dans la création du récit de Frankenstein, n’a cependant pas perduré dans l’imaginaire collectif. «Dans les différents films, qui ont joué un grand rôle dans la diffusion du mythe, la Suisse a été supprimée, commente Neil Forsyth. Elle a été écartée de la tradition de Frankenstein.» Elle n’est pas la seule. Longtemps, Mary Shelley elle-même a été comme évincée devant la puissance d’évocation de ses personnages.
«Le livre a tout de suite connu un énorme succès populaire, en raison principalement de son adaptation théâtrale, jouée à Londres, dès sa publication, relève Neil Forsyth. L’histoire est restée dans les consciences plus que le roman lui-même.» Et Kirsten Stirling d’étayer: «Si le succès fut immédiat, le roman était assez mal vu. Il n’était pas considéré comme digne d’intérêt d’un point de vue littéraire. Par contre, il portait en lui quelque chose d’universel, une inquiétude autour de la vie partagée par tous, et qui permit malgré tout que l’histoire subsiste en dehors du cadre du seul livre.»
Neil Forsyth se souvient: «Lorsque j’étais étudiant à Berkeley, en 1968, je me rappelle comme mon professeur de littérature se raillait de Mary Shelley. Il lisait des extraits avec emphase et attendait ensuite que la classe éclate de rire. On trouvait cela tellement mal écrit que l’on pensait que c’était une blague!» Il faudra attendre la fin des années 70 et le mouvement féministe, explique-t-il, pour que Mary Shelley soit enfin reconnue en tant qu’auteure. «Elle est d’ailleurs, sans aucun doute, l’écrivaine qui a le plus bénéficié du féminisme.»
Des critiques acerbes
Il faut dire que l’aspect personnel que l’on peut trouver dans le roman n’a pas joué en faveur de l’auteure. La mère de Mary Shelley (Mary Wollstonecraft, la première féministe anglaise) était morte des suites de l’accouchement, dix-huit jours seulement après sa naissance. En outre, une année avant d’écrire Frankenstein, la jeune Anglaise avait donné naissance à un bébé mort. Elle avait d’ailleurs parlé d’un de ses rêves où elle se voyait avec l’enfant décédé, qu’elle avait frotté, frotté, jusqu’à ce qu’il se ranime…
Il n’en fallait pas plus pour que les critiques, à la fâcheuse tendance simplificatrice, ne voient dès lors dans ce roman que «l’expression de ses inquiétudes personnelles, observe Neil Forsyth. Ils en parlaient avec mépris, comme s’il n’y avait aucun travail d’écriture et que ce livre était arrivé juste comme ça dans son esprit. Il n’était perçu que comme l’équivalent d’une psychanalyse pour cette jeune fille à l’inconscient trouble. Comme si son art ne pouvait pas transcender ses expériences biologiques.»
Frankenstein, c’est aussi l’histoire d’une mère
Aujourd’hui, le professeur honoraire de l’UNIL porte un regard des plus étonnés sur ce roman: «L’aspect personnel de ce récit est assez formidable…» Et pour Kirsten Stirling, ce lien étroit entre Frankenstein et des éléments de la vie de Mary Shelley, loin d’en décrédibiliser l’écrivaine, ne fait qu’augmenter la force de ce récit: «Le fait que l’auteure soit une mère (son fils William est né en 1816, ndlr) donne un tout autre sens à cette histoire d’engendrement. D’autant plus que pour elle, dès le début de son existence, la naissance est synonyme autant d’horreur que de fascination.» Et la présidente de la Section d’anglais à l’UNIL de raconter comment la mort de sa génitrice continuait de hanter Mary Shelley d’une étrange manière: «Au début de son histoire avec Percy Shelley, on sait que les amoureux se donnaient rendez-vous, au cimetière, sur le tombeau de sa mère où ils passaient la soirée à discuter…»
Au moment d’écrire sa préface pour la seconde édition de 1831, Mary Shelley ose tisser la comparaison entre le savant fou, la mère et l’artiste: «Le moment est de nouveau venu d’envoyer de par le monde ma hideuse progéniture en lui souhaitant prospérité.» Et si le roman a longtemps évincé son auteure, il en a été de même pour la créature de Frankenstein qui a pris son nom à son créateur… «Aujourd’hui, lorsque l’on parle de Frankenstein, tout le monde pense au monstre», relève Neil Forsyth. «D’ailleurs, en Angleterre, il y a un terme pour parler de la nourriture génétiquement modifiée: «Frankenstein Food»!» Il n’y a plus aucun doute: la créature a pris son envol, loin de nos sommets alpins et il semble peu probable qu’elle y revienne…
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Il faudrait préciser que ce n’étais pas un été pourri spécifiquement en Suisse, mais dans tout l’hémisphère nord, suite notamment à une éruption volcanique en Indonésie.