Félix Vallotton ne fait pas de quartier

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Félix Vallotton, « La Vie meurtrière ». Illustration reproduite dans le roman, dessinée en 1921. © Fondation Félix Vallotton / SIK-ISEA (photographie : Philipp Hitz)

Incontournable en 2025, année du centenaire de sa mort, le peintre Félix Vallotton avait d’autres talents. Il a écrit trois romans, une collection de saynètes et huit pièces de théâtre. Ces textes, marqués par son sens aigu de l’observation, mêlent humour (noir), ironie, critique sociale et pessimisme.

Félix Vallotton savait raconter des histoires. Le récent ouvrage qui rassemble ses romans, ses saynètes et son théâtre le prouve. Des chercheuses et des chercheurs du Centre des littératures en Suisse romande (CLSR) et de la Faculté des lettres ont doté ces textes peu connus, voire inédits pour certains, d’un appareil critique utile.

Publié chez Zoé, l’ensemble forme un épais volume, car le natif de Lausanne n’a pas pris ses envies littéraires à la légère. Dans le cas du théâtre par exemple, entre 1902 et 1903, Félix Vallotton «a essayé sérieusement de placer ses deux premières pièces, La Part du feu et Le Sein de la famille», note le professeur Daniel Maggetti, directeur du CLSR et responsable de l’édition de l’ouvrage. Le peintre en a envoyé des copies à des responsables de salles de spectacle, sans oublier de les soumettre à des écrivains en vue tels que Tristan Bernard ou Jules Renard. Mais de son vivant, seules Un homme très fort (en février 1904) et Un rien (en mai 1907) ont connu les planches. Le texte de cette dernière est aujourd’hui perdu, tout comme celui de Justice immanente.

Pourquoi un tel échec, alors que Félix Vallotton était déjà célèbre comme graveur et dessinateur? «Il était inconnu en tant qu’auteur, précise Daniel Maggetti. Son œuvre est arrivée sur un marché déjà surchargé de pièces écrites par des dramaturges très talentueux. Ses chances étaient donc minces. De plus, le fait qu’un peintre se lance dans le théâtre a dû surprendre.»

Les romans de Félix Vallotton ont également pris le chemin des limbes. Datant des années 1907-1908 et 1918-1920, ils n’ont été publiés que de manière posthume ici et ailleurs. Le premier d’entre eux, La Vie meurtrière, demeure le plus connu. Paru en plusieurs livraisons en 1927 dans le Mercure de France, il a été réédité plusieurs fois depuis. Dans l’édition concoctée au CLSR, Stéphane Pétermann, responsable de recherche, le dote d’une présentation éclairante, si l’on ose employer ce terme pour un texte aussi sombre.

En deux mots, il s’agit de l’histoire de Jacques Verdier, un critique d’art sur qui pèse depuis l’enfance une lourde malédiction: il sème la mort autour de lui, par accident ou par inadvertance. Le roman débute avec les policiers chargés de l’enquête au sujet du suicide de ce personnage et se poursuit ensuite du point de vue de ce dernier, jusqu’à un stupéfiant paragraphe final.

Brutal, hilarant et déstabilisant, ce roman comporte un trait typique de Félix Vallotton, qu’il s’agisse du peintre ou de l’écrivain. «Dès les premières pages de La Vie meurtrière, l’auteur installe une mise à distance qui empêche toute identification à Jacques Verdier. Une absence de pathos découle de ce retrait», remarque Daniel Maggetti.

Tout comme pour ses pièces de théâtre, le Lausannois naturalisé Français en 1900 s’est investi pour faire paraître ses romans, mais en vain. «Dans une lettre aux airs de testament envoyée à son frère Paul, Félix Vallotton a mentionné son souhait que ses textes soient un jour publiés», indique Daniel Maggetti. Dans le cas de La Vie meurtrière, le peintre a même préparé sept illustrations qui auraient ravi le Franquin des Idées noires.

Redoutable sens de l’observation

Une solide désillusion, l’emploi de plusieurs registres d’humour et un redoutable sens de l’observation caractérisent sa production littéraire. Si son style n’est pas novateur pour l’époque, Félix Vallotton démontre une grande maîtrise des formules narratives dans ses récits. Visiblement, il appréciait d’en jouer, variant ainsi les manières de raconter des histoires.

L’ironie constitue un autre fil rouge de son œuvre au sens large, à l’exemple de l’estampe qui arbore les mots Le mensonge en guise de légende. Cette œuvre fait partie des Intimités, une célèbre série de 1898. L’illustration met en scène un homme et une femme enlacés sur un canapé. Monsieur arbore un léger sourire. «Qui ment? À qui? Pourquoi? Le couple lui-même est-il le mensonge?», se demande Daniel Maggetti (et nous avec). «L’arme de cette ironie est l’inadéquation – entre le sujet et son traitement, entre le sujet et le titre du dispositif discursif où il est traité, entre l’énonciation et l’énoncé, selon que Vallotton l’emploie dans ses textes ou dans sa production graphique», lit-on dans l’ouvrage réalisé au CLSR.

Une veine satirique traverse également l’œuvre de Félix Vallotton. Publié en 1945, le roman Les Soupirs de Cyprien Morus «constitue une charge contre le milieu des nouveaux riches parisiens, raconte Daniel Maggetti. Le personnage principal est un parvenu qui souhaite à tout prix recevoir la Légion d’honneur. L’intrigue se compose de différentes scènes souvent très drôles, racontées avec une bonne dose d’outrance.» À l’occasion d’une réception guindée chez les Morus, leur fils Athanase, brigadier dans l’armée, débarque tel un cyclone en compagnie de camarades ivres morts. Ces soldats sèment la panique et renversent le buffet. Puis le roman raconte que «[…] des enfants malmenés pleurèrent, que les mamans défendirent à coups d’ombrelles; elles ne furent pas les plus fortes et d’adorables chapeaux jonchèrent le sol.» Une scène tout à fait cinématographique.

Comme dans le cas de La Vie meurtrière, la question du rapport avec la biographie de l’auteur se pose dans ce roman. Fils d’un droguiste installé à La Palud, à Lausanne, issu donc de la petite bourgeoisie, le peintre a épousé Gabrielle Bernheim en 1899. Fille d’un marchand d’art, cette mère de trois enfants, nés d’un précédent mariage, évoluait dans un milieu nettement plus fortuné, que le peintre a observé à la manière d’un naturaliste. Ah, l’argent! «Félix Vallotton était toujours inquiet à l’idée d’en manquer. Par exemple, il en voulait beaucoup à ses beaux-enfants, non pas parce qu’il les trouvait bêtes – c’est une autre affaire –, mais parce que, à ses yeux, ils étaient trop dépensiers,» note Daniel Maggetti.

Famille et enfants, non merci

Comme le relève l’introduction de l’ouvrage publié chez Zoé, «Vallotton […] n’est pas enclin à s’étendre sur les complications de la parentalité: les textes […] ne laissent pas subsister le doute sur son opinion, et dans la plupart de ses pièces, les couples mariés n’ont pas de progéniture.»

Sa détestation va même un peu au-delà. Jouée en 1944 à La Chaux-de-Fonds et en 1945 à Bienne, Le Sein de la famille constitue justement «une charge contre la famille», une institution que Félix Vallotton ne tenait guère en estime, pour employer un euphémisme poli. La pièce raconte l’histoire d’un bourgeois parisien, Gorain, qui mène une vie de patachon, fréquente les bordels en loucedé, glisse vers la ruine, puis fait une attaque. L’un de ses fils, Henri, part en quête de fortune vers l’Amérique tandis que son frère Paul, resté sur place par loyauté envers ses parents et sa sœur qu’il soutient, endosse le rôle de victime et passe pour un moins que rien.

Pour les cent ans de la mort de l’artiste, son œuvre picturale s’expose partout (à l’exemple de Vallotton Forever, au MCBA à Lausanne dès le 26 octobre). Son œuvre littéraire, elle, a plutôt failli s’intituler Never Vallotton au vu de son succès. Heureusement, «la plupart des documents ont été remis par Félix à son frère Paul, le galeriste. Ce matériau a été transmis ensuite à la Fondation Vallotton», explique Daniel Maggetti. Les éditrices et éditeurs de l’Unil nous retracent d’ailleurs le parcours des manuscrits, tapuscrits et autres versions des textes. 

Vallotton l’écrivain sort donc de l’ombre, ce qui semble paradoxal pour quelqu’un qui a apprécié de nous y plonger.

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