Un gourou de la finance a fait le pari de vendre sa propriété américaine pour s’installer en Asie. Son projet: se rapprocher de Shanghai et Hong-Kong en 2007, pour imiter ceux qui sont venus habiter Londres en 1807 et New York en 1907. Car l’Orient sera, ditil, le pôle économique et financier du XXIe siècle. Faut-il le suivre? Les réponses de deux fins connaisseurs de la Chine, liés à l’UNIL.
La nouvelle serait passée inaperçue en Europe si l’essayiste et auteur d’une «Brève histoire de l’avenir» Jacques Attali ne l’avait mise en évidence sur son blog, comme un signe précurseur. Jim Rogers, cet ancien associé de George Soros, connu comme l’un des meilleurs gestionnaires de fonds américains, a vendu sa résidence new-yorkaise de Riverside. En septembre 2007, le gourou a converti ses actifs en yuans et il s’est envolé pour l’Asie.
Pour expliquer son déménagement, ce spécialiste reconnu des mouvements à contre-courant a déclaré qu’il prenait la vague de l’avenir. Il veut être de ceux qui feront le bon choix à l’aube du XXIe siècle, comme ceux qui sont partis vivre à Londres en 1807 et à New York en 1907.
Faire de l’argent facile en Chine? «C’est encore un leurre»
Que la Chine fut jadis le centre du monde, qu’elle devint par la suite un géant endormi, et que celui-ci soit réveillé aujourd’hui, nul ne peut l’ignorer. Et surtout pas les Suisses. La communauté helvétique de Chine est ainsi en augmentation rapide. Voici cinq ans, l’on y comptait 1882 expatriés. L’an passé, ils étaient 3015, selon les statistiques du site SinOptic. ch.
Son directeur, Gérald Béroud, est bien placé pour confirmer l’attrait économique du pays, «mais quant à y faire de l’argent facile, c’est encore un leurre. Des entreprises suisses y sont présentes depuis longtemps, certaines y ont acquis une solide expérience, et malgré tout, bien peu s’y sont enrichies pour l’instant. La plupart restent sur place, même à perte, dans la seule idée de ne pas être à la traîne un jour.»
Changer ses dollars contre des yuans?
Mais Jim Rogers, lui, ne s’intéresse qu’à la finance. Il dit avoir changé ses dollars en yuan. La monnaie chinoise vaudra-t-elle un jour beaucoup plus que le dollar? Il y a effectivement des gens qui font énormément d’argent en Chine, confirme Antoine Kernen, «mais de là à changer ses dollars en yuans… Pour l’instant, j’observe que c’est le gouvernement chinois qui possède des dollars et que cette monnaie reste la référence pour la plupart des Chinois. Que les plus fortunés placent aussi leur argent à l’étranger, en Suisse par exemple.» Quant à investir à la Bourse chinoise, Antoine Kernen, qui parle parfaitement le mandarin, émet des doutes: «Il faut être très informé pour se lancer. Ça monte et ça descend très vite.»
Si la Bourse fluctue, le yuan en revanche est une monnaie stable. Si stable qu’on la juge souvent sous-évaluée compte tenu de l’excédent commercial de la Chine envers les Etats-Unis et le reste du monde. Aussi, malgré une appréciation de 11% du yuan face au dollar depuis 2005, la question revient sans cesse: fautil apprécier le yuan? «Certains Américains le pensent, note Antoine Kernen, mais la manoeuvre n’est pas simple, car c’est l’équilibre de la Chine tout entière qui est en jeu.»
Toujours plus de mouvements contestataires?
Et cet équilibre est plus précaire qu’on ne l’imagine. La presse évoque toujours plus les mouvements de contestation qui se multiplient dans l’Empire du Milieu et se chiffrent à plus de 70’000 selon des données officielles. «Pour l’heure, ces mouvements restent très parcellisés et indépendants les uns des autres, analyse Antoine Kernen. Mais, en cas de crise majeure, on peut imaginer qu’ils s’agrègent. C’est ce que le pouvoir veut éviter.»
Une partie des observateurs occidentaux aime prédire cette implosion sociale. «J’observe que, depuis vingt ans, des analystes l’annoncent», remarque Gérald Béroud. Mais l’augmentation du nombre de révoltes à laquelle on assiste a une explication simple: «Nous sommes mieux informés aujourd’hui grâce aux moyens de communication modernes que le pouvoir est de moins en moins capable de contrôler.»
Les Chinois craignent le désordre
Antoine Kernen relativise également aussi ce chiffre. «Plusieurs dizaines de milliers de plaintes, à l’échelle de la Chine, c’est bien peu. On serait surpris de recenser le nombre de manifestations quotidiennes rien qu’en Suisse.»
Et puis, si ce nombre s’accroît, «c’est aussi que le pouvoir a mis en place des moyens légaux pour recueillir les doléances, ce qui montre son intelligence pour prévenir l’explosion sociale». Car l’anarchie, «le désordre, est très traumatisant pour les Chinois, souligne Gérald Béroud. Le chaos institutionnalisé, ils l’ont connu avec la Révolution culturelle et ils en ont beaucoup souffert. Donc ils s’en méfient terriblement.»
Croissance ou surchauffe?
Malgré tout, l’harmonie recherchée est difficile et la croissance chinoise est telle aujourd’hui que beaucoup craignent la surchauffe. «Le gouvernement luimême souhaiterait moins de croissance, mais une croissance plus qualitative, plus respectueuse des personnes et de la nature, note Gérald Béroud. Seulement voilà, la mise en oeuvre de telles réformes ne dépend pas que de la volonté du pouvoir. Le tremblement de terre au Sichuan, par exemple, aura sans doute une incidence directe sur la réforme des petites cimenteries, unités très polluantes que l’on pensait fermer. Désormais, la reconstruction du Sichuan prime sur cette réforme.»
Ralentir la croissance est un exercice souhaitable, mais périlleux, car «il ne faudrait pas non plus la ralentir trop, tempère Antoine Kernen. Le système actuel tient grâce à une forte croissance, qui crée des emplois et de la richesse. La machine demande socialement d’être lancée à une certaine vitesse, sans quoi d’autres problèmes pourraient émerger.»
La Chine n’est pas si centralisée qu’on le croit
Une autre partie de l’Occident imagine la Chine toute-puissante, communiste, centralisée, monolithique. «Mais là encore, c’est une image qu’il faut relativiser », affirme Antoine Kernen, citant un rapport de la Banque mondiale de février 2008. Une nouvelle estimation réévalue à la baisse la richesse des Chinois, montrant que l’économie chinoise serait de 40% inférieure en termes de PPA (parité du pouvoir d’achat). «Ce n’est qu’un rapport, évidemment. Il y a toujours ceux qui veulent présenter la Chine comme un pays riche et d’autres qui veulent relativiser son pouvoir. Le regard que l’on porte sur la Chine est toujours un peu politique.»
Les visions sont d’autant plus contrastées que la Chine est encore perçue parfois comme un Etat non seulement autoritaire, mais totalitaire. Du point de vue de certains investisseurs, c’est là un gage de stabilité. Pour d’autres, ce manque de transparence et de démocratie demeure un risque. Mais «l’idée d’un pouvoir monolithique est totalement fausse, souligne Gérald Béroud. Contrairement à ce que certains imaginent, le gouvernement central ne fait plus la pluie et le beau temps. La puissance coercitive de Pékin a baissé à l’intérieur du pays et l’on serait tenté de dire que c’est devenu un problème pour le pouvoir central. Provinces et municipalités font un peu ce qu’elles veulent. »
Le pays n’est pas un bloc contrôlé depuis Pékin
Chine, renchérit Antoine Kernen. Les défenseurs des droits de l’homme en Occident présentent souvent ce pays comme un bloc, où tout serait contrôlé depuis Pékin. Si leurs critiques ne sont pas infondées, leur perception du système ne permet pas de voir que les atteintes aux droits de l’homme sont le plus souvent le fait de la désorganisation et non d’un pouvoir tout-puissant. C’est là une image liée à notre imaginaire du communisme soviétique. Le Parti communiste chinois (PCC) reste largement désorganisé.»
Il a aussi considérablement changé, rappelle Gérald Béroud. «Les cadres que l’on rencontre aujourd’hui en Chine n’ont plus le même profil qu’il y a vingt ans. Mais on aurait aussi tort de penser que ce pouvoir est perçu comme illégitime par la population. De croire qu’elle attend l’effondrement du système pour fuir le pays. Les statistiques montrent au contraire que les rangs du PCC croissent, que l’on y refuse du monde.»
Une plus grande liberté de parole
C’est que le PCC continue de se réformer, «il évolue vers une technocratie qui laisse aux élites une marge de discussion, une liberté de parole et de pensée assez ouverte mais cadrée». Autrefois, les analystes de la Chine distinguaient sans peine les réformateurs des conservateurs. Désormais, tout le monde se retrouve autour d’une idée consensuelle: moderniser la Chine.
«Je connais des officiels en Chine qui sont heureux de recueillir mon point de vue critique, une opinion qu’ils vont relayer et ainsi se faire bien voir de leurs supérieurs en se montrant originaux», sourit Antoine Kernen. «Le système préfère aujourd’hui des cadres qui pensent par eux-mêmes et se distinguent, du moins tant qu’ils ne remettent pas en cause les principes fondamentaux du système.»
Un système qui repose toujours plus aussi sur une morale néo-confucéenne, un ensemble de valeurs telles que le travail ou le respect de la hiérarchie. «On tente en effet de moraliser la société pour cimenter un corps social en perte de repères, explique Gérald Béroud. Après la Révolution culturelle, on peut vraiment se demander ce qu’il restait comme valeurs en Chine.» Le néo-confucianisme témoigne d’un réel souci du pouvoir de redonner de la cohérence et de l’harmonie à la société. «On voit ainsi réapparaître la figure de l’empereur Jaune, c’est inouï!» Le communisme, après avoir voulu annihiler toute trace du pouvoir impérial, tolère en effet, désormais, le culte rendu à ce souverain mythique, qui est considéré comme le père de la civilisation chinoise au point d’être divinisé. Son règne se serait étendu de 2697 à 2598 av. J.-C.
Retour du confucianisme, recul du communisme
«Ce retour au confucianisme est lié au recul de l’idéologie communiste, confirme Antoine Kernen. Car aujourd’hui, les gens se fichent du communisme. Ce qu’ils voient autour d’eux n’a rien à voir avec les bonnes vieilles valeurs apprises dans leur jeunesse. Les idées confucéennes renouent, elles, avec une tradition chinoise remise au goût du jour et cette réinvention-là fonctionne très bien. Je suis toujours impressionné, par exemple, par le prix que les parents sont prêts à payer pour l’éducation de leurs enfants, pour améliorer la condition de vie de la génération future.»
Car on oublie trop que la Chine est une société dure. «Dure parce que très peuplée, explique Antoine Kernen. Prenons l’exemple du bus. Si vous laissez passer les grands-mères, vous ne prendrez jamais le bus en Chine. De même, un paysan qui n’a pas de travail à Pékin, on le laissera crever. Personne ne s’occupera de lui.» Issu d’un tel milieu, pas étonnant que les Chinois réussissent très souvent leur vie à l’étranger. «En Afrique et même en Europe, ils vous disent que c’est très facile de faire son trou. Ils arrivent dans des mondes où l’on travaille beaucoup moins.»
Peu de fidélité à l’entreprise
Cette morale du travail inspire certains patrons occidentaux prompts à critiquer le système social en Europe. «Il est vrai qu’il y a une sorte de fascination pour ce modèle autoritaire qui permet d’aller droit au but: faire de l’argent, confirme Gérald Béroud. Mais, pour avoir accompagné assez souvent des délégations en Chine, je peux dire que ce n’est pas un discours majoritaire chez les patrons suisses. D’abord, parce que leurs sociétés en Chine sont bien plus surveillées, leurs conditions d’exercice plus sévères. Et puis, elles doivent préserver leur personnel, qui, une fois formé, est rare et donc précieux dans un pays très étranger à la notion de fidélité à l’entreprise.»
Pour conserver ce personnel, «il faut donner des avantages au salarié, le fidéliser avec une cantine, une salle de sport, en prenant en charge le coût des transports, etc.». Au bilan, «la majeure partie de ces entreprises donnent des conditions de travail, d’hygiène, de salaire qui sont bien meilleures que les chinoises». Sur ce point, Antoine Kernen émet un bémol. «Les conditions de travail restent tout de même très lointaines de celles que l’on connaît en Suisse. Et parfois, certaines améliorations peu coûteuses pourraient être faites.»
Mais dans l’ensemble, le droit du travail s’améliore en Chine où le nouveau contrat de travail est entré en vigueur le 1er janvier 2008. «Il renforce considérablement les personnes sous contrat, souligne Gérald Béroud. Et on l’ignore trop ici, cette disposition légale, même imparfaite, a été mise en consultation en Chine, y compris auprès des entreprises étrangères!»
Dragon menaçant ou géant aux pieds d’argile?
Alors? La Chine est-elle un géant aux pieds d’argile ou un dragon immense? «En Europe, les gens perçoivent le dragon comme un être maléfique. En Chine, il est un signe de bonheur, précise Gérald Béroud. Mais c’est une créature puissante, c’est vrai, et l’on pourrait dire que la Chine a encore des difficultés à gérer sa puissance car elle n’a pas compris tous les devoirs qui accompagnent le statut de grande puissance.»
Antoine Kernen, pour sa part, considère que «le géant aux pieds d’argile est une image qui convient très bien aussi à la Chine. Il y a une croissance très rapide, mais le pays doit gérer ses inégalités à l’interne et cela fait partie du programme politique du pouvoir.»
Si la Chine devait devenir un jour le nouveau Londres, le nouveau New York, si la croissance chinoise devait se poursuivre de manière harmonieuse dans les prochaines années, si l’avenir devait donner raison à Jim Rogers, ce succès ne serait possible qu’avec le maintien de la paix sociale.
En attendant, et contrairement à ce qu’il avait annoncé, signalons que le financier Jim Rogers ne s’est pas installé à Shanghai ou à Hong-Kong. Dans une interview à la chaîne CNBC, le 5 mai 2008, il a admis qu’il habitait désormais Singapour. Argument: les villes chinoises sont trop polluées et causeraient potentiellement des problèmes de santé à sa fille…
Michel Beuret
Pour en savoir plus:
Michel Beuret est le coauteur, avec Serge Michel, de «La Chinafrique: Pékin à la conquête du continent noir», Ed. Grasset, 2008.
Si du jour au lendemain le dollar perdait son statut de monnaie de réserve internationale, ce qui n’est pas un scénario impossible, l’Amérique pourrait sombrer rapidement dans le Royaume-Uni des années 70.
Le gouvernement de la Chine possède peut-être des dollars, mais s’en désiste discrètement.
C’est la Chine qui tient la baguette.