De nombreux seniors en pleine forme et intégrés sur le marché du travail aimeraient prolonger leur carrière de quelques années, et, souvent, ne le peuvent pas. Faudrait-il entendre leurs demandes? L’idée fait son chemin, notamment parce qu’elle permettrait encore de régler le problème du financement de l’AVS.
Arrêter de travailler à 65 ans, ce ne sera plus possible très longtemps: trop de gens vont prendre leur retraite sur une même période pour être décemment financés par des actifs qui sont toujours moins nombreux. Tout le monde est d’accord sur cette donnée démographique. La bonne façon de sortir de l’impasse est par contre loin de faire consensus.
Le principe de financement de cette assurance dite AVS est assez simple: «On peut schématiser en disant que l’argent qui est retenu cette année sur votre salaire est versé l’année même à votre grand-mère», résume René Knüsel, professeur à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne qui chapeaute actuellement une étude sur les problèmes liés à la sortie du marché du travail. Evidemment, un travailleur ne finance pas à lui tout seul la retraite d’un senior: on compte environ trois actifs pour un pensionné. Ce système a été introduit en 1948 – le projet, inspiré de Bismarck, datait du début du siècle, mais sa mise en œuvre a été longue et laborieuse. Jusqu’alors, c’était aux familles de prendre en charge les personnes trop âgées pour travailler, avec évidemment des conséquences très lourdes pour les plus pauvres.
L’AVS a été créée dans le but de les soulager, même si à l’origine le montant versé était assez minime – 40 francs, soit environ 183 francs d’aujourd’hui, selon un document de l’Office fédéral des assurances sociales. Il faudra attendre les années 70 pour que la rente remplisse l’objectif inscrit dans la Constitution, soit garantir le minimum vital. Petite surprise quand on se penche sur la naissance de cette assurance: à l’origine, hommes et femmes devaient travailler jusqu’au même âge avant d’y avoir droit, soit 65 ans. Ce n’est qu’en 1962 que la limite pour les femmes a été fixée à 62 ans, avant de reprendre l’ascenseur ces dernières années…
Quel est le problème de l’AVS?
Pascal Couchepin, alors conseiller fédéral, a jeté le pavé dans la mare en 2003 en proposant de reculer l’âge de la retraite à 67 ans. Si les spécialistes étaient conscients du problème bien avant cette date, c’est cette prise de position qui a alerté l’opinion publique. Mais alerté à quel sujet, au fond? «L’équilibre entre le nombre de personnes qui paient, quelque 4 millions de travailleurs environ, et le nombre de personnes qui reçoivent de l’argent est en train de se rompre», explique René Knüsel. La stabilité des décennies précédentes est menacée par un phénomène démographique clairement identifié: les baby-boomers arrivent à la retraite. Ces gens nés entre environ 1945 et 1960 participent à un pic de natalité. La génération qui suit est nettement moins nombreuse. On se retrouve donc avec une pyramide des âges inversée, soit beaucoup de gens qui partent à la retraite en même temps, et qui doivent être financés par des travailleurs moins nombreux. «L’espérance de vie de ces baby-boomers, qui sont en fait maintenant des papy-boomers, tend par ailleurs à s’allonger, complète René Knüsel. Les actifs doivent ainsi payer plus longtemps que par le passé la retraite d’une personne. Quand l’AVS a été introduite, la majorité des travailleurs mouraient dans les deux ans qui suivaient le départ à la retraite.» Aujourd’hui, c’est plutôt une vingtaine d’années après…
On ne peut que se réjouir de cette longévité, mais évidemment elle a un coût. Comment financer un plus grand nombre de retraités qui vivent plus longtemps, alors que le nombre d’actifs diminue? «Tous les experts constatent que les modèles actuels sont en péril, mais cela n’implique pas qu’on doive y renoncer, rassure Alain Salamin, spécialiste des ressources humaines et chargé de cours à la Faculté des hautes études commerciales de l’Université de Lausanne. La solidarité entre les générations est essentielle et doit être préservée.»
Quelles solutions pour continuer à assurer des rentes décentes?
Longtemps, la Suisse a comblé le déséquilibre entre ses actifs et ses pensionnés par l’immigration. Avec un bénéfice collatéral certain: les étrangers établis en Suisse ont toujours fait en moyenne plus d’enfants que les Helvètes, parce qu’ils étaient en moyenne plus jeunes. Leur intégration dans le pays présentait donc un double avantage. «Mais depuis quelques années, et notamment depuis l’initiative du 9 février, cette stratégie a atteint ses limites, politiquement: la population semble ne plus être prête à accepter davantage de travailleurs étrangers», explique René Knüsel.
C’est donc dans le réservoir des actifs résidant en Suisse qu’il faut puiser. La première piste, ce sont les femmes. «Elles sont bien formées, mais à la naissance de leur premier enfant, beaucoup font le choix soit d’arrêter de travailler, soit de travailler à temps très partiel, à mi-temps par exemple.» Johann Schneider-Ammann, conseiller fédéral en charge de l’Economie, a déjà brisé une lance en ce sens. Pour qu’elles ne quittent pas leur emploi et/ou travaillent à un pourcentage plus élevé, il faudrait des encouragements concrets, estiment les spécialistes. Qui citent notamment la difficulté à trouver des solutions de garde, leur prix souvent dissuasif quand elles existent, comme celui des impôts d’ailleurs quand les parents doivent additionner deux salaires pleins. Il faudrait aussi un changement culturel: beaucoup de familles sont en Suisse encore attachées au schéma traditionnel, où la mère reste à la maison pour élever ses enfants, et les pères sont toujours très peu nombreux à s’investir au point de baisser leur temps de travail. L’autre réservoir, c’est évidemment les baby-boomers eux-mêmes, ces seniors nombreux encore en pleine forme et déjà intégrés sur le marché du travail. Pourquoi ne pas prolonger leur carrière de quelques années?C’est la piste dont on discute le plus en Suisse, comme dans tous les pays concernés par ce problème démographique. Elle cumule plusieurs avantages: on maintient un nombre d’actifs plus élevé, on réduit temporairement le nombre de bénéficiaires de l’AVS, et on ne gaspille pas la richesse que représentent le savoir et l’expérience de ces travailleurs.
Est-ce possible de travailler après 65 ans?
En théorie, oui, et c’est ce que font déjà certains indépendants. Pour les salariés de nombreuses entreprises et de l’Etat, c’est non: ceux qui demandent à travailler un peu plus longtemps se voient le plus souvent signifier une fin de non-recevoir. On peut bien sûr changer la loi, et c’est ce qui risque bien d’arriver prochainement. Là, il y a deux écoles: repousser l’âge de la retraite pour tout le monde – le chiffre le plus souvent articulé est 67 ans. Ou abolir ce couperet et proposer une certaine souplesse, avec la possibilité d’arrêter quelque part entre 60 et 70 ans.
La première option semble raisonnable: la durée de vie s’est tellement rallongée et les gens sont tellement plus en forme à 65 ans aujourd’hui qu’il y a 40 ans qu’on ne peut plus comparer. Pourtant, diverses études le montrent, les personnes de plus de 50 ans qui se retrouvent au chômage ont toutes les peines du monde, quel que soit leur niveau de formation, à retrouver un emploi. Est-ce bien réaliste de songer à les garder au boulot jusqu’à 67 ans? «C’est vrai qu’on a actuellement deux discours qui se concurrencent, avec des projections ambivalentes», constate René Knüsel. D’un côté, des seniors montrés dans les publicités en train de sauter en parachute, de faire des balades à vélo, qu’on appelle l’or gris et dont on vante le capital-sagesse pour une entreprise. De l’autre, «ces gens sont victimes de comportements conservateurs, poursuit le chercheur. Ils sont victimes d’”âgisme“: certains employeurs les soupçonnent de manquer de souplesse, d’être réfractaires au changement, souvent malades, dépassés par les nouvelles technologies. C’est loin d’être vrai. Certains entrepreneurs l’ont compris et misent déjà sur eux, mais il va falloir un changement de regard.»
Et un changement aussi du plan de carrière: si les plus de 50 ans sont difficilement réemployables, c’est notamment parce qu’ils coûtent cher aux patrons en charges sociales. «De ce point de vue, la proposition d’Alain Berset me semble très intéressanté: le taux versé au 2e pilier sera unique et lissé sur l’ensemble de la carrière, relève Alain Salamin. Contrairement au système actuel de taux progressif en fonction de l’âge, il ne sera pas, dans le futur, plus coûteux pour un employeur d’engager un senior plutôt qu’un jeune.»
La courbe de la carrière professionnelle risque aussi de se modifier. L’ascension ne peut pas être constante. «Il faudra repenser les fins de parcours et imaginer des tâches différentes, notamment d’encadrement, mais aussi l’accès à la formation, ajoute René Knüsel. On voit aujourd’hui déjà des CEO ou des cadres qui sont vidés à 50 ans, on ne peut pas demander la même motivation et le même engagement à 67 ans qu’à 45.»
C’est d’autant plus vrai que l’épuisement psychologique interrompt aujourd’hui déjà la carrière d’un pourcentage significatif de travailleurs, qui sont pris en charge par l’AI un certain nombre d’années, parfois une dizaine, avant de passer à l’AVS. Pareil pour des raisons physiques avec par exemple les ouvriers du bâtiment, qu’une convention collective autorise déjà, pour certains corps de métiers, à arrêter de travailler à 55 ans.
Clairement, tout le monde ne pourra donc pas travailler jusqu’à 67 ans. «C’est notamment pour cela que la flexibilisation me semble une option plus intéressante, avance Alain Salamin. Le but est d’offrir la possibilité à ceux qui peuvent et veulent travailler plus de le faire. Pas forcément à plein-temps, et pas forcément dans le même métier.
Aujourd’hui, le schéma typique, c’est un employé qui a 64 ans et travaille 42 heures par semaine. Lorsqu’il fête ses 65 ans, du jour au lendemain, c’est 0?%. On ne peut que se réjouir, aussi bien du côté des collaborateurs que des employeurs, d’une solution qui offrirait beaucoup plus de souplesse.»
La retraite progressive, c’est possible?
René Knüsel, qui se penche dans le cadre d’une étude financée par le FNS sur les fins de carrière professionnelle, constate que même si cette souplesse n’est pour l’heure pas formalisée ni inscrite dans la loi, de fait elle existe déjà. «La retraite, c’est un faux passage. Nous constatons que bien des personnes retraitées ou à l’AI ont des activités, à des taux et avec des revenus très variables. Certains ne s’en sortent tout simplement pas financièrement et sont obligés d’occuper des emplois ni très gratifiants ni adaptés à leur âge ou leurs capacités, et travaillent au noir. D’autres continuent dans le privé un métier qui leur plaît et qu’ils ont envie de continuer, ce que le public ne leur permet pas.» Le professeur relève que schématiquement, dans le débat actuel, la gauche voudrait flexibiliser le départ à la retraite entre 55 et 65, la droite entre 65 et 70 ans, voire plus. Il trouve la proposition de Berset «pas sotte» avec ses 60 à 70 ans. «Mais encore faudra-t-il veiller à ce qu’il y ait une vraie équité: tous les destins ne sont pas comparables, et en abrogeant le principe d’un âge limite, on risque aussi d’autoriser la fin du travail à 60 ans pour ceux qui exercent un métier bien rémunéré et pas trop pénible, ceux qui ont pu se constituer et financer à titre privé une prévoyance complémentaire de type 3e pilier. Et les travailleurs qui ont eu un petit salaire toute leur vie risquent de devoir tenir jusqu’à 70 ans pour espérer une retraite décente. Or, à 70 ans, vous ne soulevez plus un sac de 50 kg tout au long de la journée. Je suis favorable à la souplesse, mais il faudra être vigilant sur son application.»
A priori, c’est donc oui à l’abolition de l’âge unique et obligatoire pour tous de la retraite, et à plus de souplesse – pour autant que les moins fortunés ne soient pas de fait défavorisés.
Le déséquilibre entre nombre de retraités à charge et actifs qui les soutiennent ne va pas se résoudre tout seul et on ne pourra pas faire l’économie d’une vie professionnelle plus longue. Reste une bonne nouvelle pour les générations futures: le problème sera épineux jusque dans les années 2035-2045. Ensuite, cela devrait aller mieux. Sans vouloir sombrer dans le cynisme, le problème de l’inversion de la pyramide des âges sera moins aigu quand la classe des baby boomers aura cédé sa place à la génération suivante de retraités, moins nombreuse.