La Commission de la concurrence (Comco) est l’une des institutions de surveillance du monde économique et financier helvétique les plus en vue. Elle est, depuis l’été dernier, présidée par un professeur de l’UNIL. Interview.
Vincent Martenet est président de la Commission de la concurrence (Comco) depuis le début du mois de juillet. Haute responsabilité pour ce professeur de droit constitutionnel et de droit de la concurrence à l’Université de Lausanne (UNIL).
En Suisse, la Comco est l’une des institutions de surveillance du monde économique et financier les plus en vue, et ses décisions sont le plus souvent décortiquées sans bienveillance particulière dans la presse suisse alémanique.
Vincent Martenet succède à un autre professeur de droit, Walter Stoffel, qui a retrouvé son enseignement à l’Université de Fribourg, après avoir essuyé quelques tempêtes médiatiques mémorables pendant ses sept années de présidence, par exemple dans l’affaire Migros-Denner. Et l’héritage s’annonce d’autant plus impressionnant que la Comco semble renoncer dorénavant à prendre des gants. Témoin son veto retentissant au rapprochement des deux géants des télécoms, Orange et Sunrise.
Interview de Vincent Martinet, professeur de droit constitutionnel et de droit de la concurrence à l’UNIL et président de la Comco
«Allez savoir!»: Jusqu’ici, la Comco ne s’opposait que très rarement de front à un regroupement. Sa pratique consacrée semblait être d’accorder son feu vert, à certaines conditions. Et puis, à la surprise générale, il faut le dire, le 24 avril dernier, elle refuse sans autre la fusion entre Orange et Sunrise… Ce changement de ton, dans une affaire aussi sensible, c’est une véritable révolution…
Un changement de ton… c’est vous qui le dites! Il est vrai que c’est une des décisions les plus importantes de la Comco en matière de fusion et de concentration, et qu’elle n’a pas de précédent à cette échelle. Mais le plus exceptionnel n’est pas là: dans ce cas, les sociétés sont allées jusqu’au bout de leur démarche; elles n’ont pas renoncé, comme cela peut arriver, au stade des contacts confidentiels avant la notification officielle de la Comco.
Un recours était annoncé. Il a déjà été tranché?
Il a été déposé, mais il a été retiré. La décision est donc définitive.
La Comco devait se faire respecter, en quelque sorte!
En tout cas, elle n’a pas cherché à faire un coup médiatique. L’enquête a duré cinq mois. L’analyse du marché en question s’est révélée très complexe. Nous étions en présence de trois acteurs, ayant chacun son propre réseau. Il fallait tenir compte, pour évaluer la portée d’une fusion éventuelle de deux d’entre eux, et ses répercussions sur les consommateurs, de l’impossibilité de créer un réseau supplémentaire qui aurait pu compenser les effets d’un tel regroupement. Cette évaluation entre typiquement dans les attributions de la Comco qui, sur la base de la Loi sur les cartels principalement, a trois domaines d’actions: les accords entre les entreprises, les abus de positions dominantes et le contrôle des concentrations.
Et la Comco a les moyens de ce cahier des charges pour le moins ambitieux? Vous y siégez depuis cinq ans. Vice-président depuis 2008, vous avez fait partie du Groupe d’évaluation de la loi sur les cartels, vous savez que cette question est cruciale.
C’est une véritable préoccupation. Les tâches qui nous sont attribuées sont de plus en plus nombreuses et les moyens pour les remplir ne suivent pas toujours.
Dans ces conditions, quelles sont vos marges de manoeuvre?
La première exigence, c’est la qualité de notre travail. Nous préférons renoncer plutôt que de transiger sur cette qualité. Et ça s’explique! D’abord, nous sommes toujours sous la menace de recours judiciaires: en face, il y a souvent de très bons cabinets d’avocats spécialisés. Ensuite, nous travaillons en permanence sous le contrôle des médias. Et enfin, la politique s’intéresse de près à nos décisions.
Les moyens pratiques de remplir votre mission, c’est aussi tout bonnement être au courant des cas qui pourraient se révéler problématiques…
Le suivi actif des marchés pose en effet des problèmes. Mais nous pouvons être alertés par des dénonciations, des concurrents qui tirent la sonnette d’alarme, des consommateurs ou des employés des entreprises en question. Et puis, il y a aussi les autodénonciations, c’est-à-dire les annonces de participation à une restriction à la concurrence: dans le droit suisse, un participant à un cartel peut s’autodénoncer et dénoncer par là même le cartel dont il fait partie; cette procédure doit suivre des règles très précises (les transmissions par e-mail ou par téléphone ne sont par exemple pas enregistrées); au bout du compte, le dénonciateur pourra bénéficier d’un programme de clémence, voire même de l’exemption de toute peine. Cette manière de faire commence à déployer ses effets en Suisse. Il s’agit de casser la loi du silence et, à mon avis, tout droit moderne devrait comporter une disposition de ce genre.
On a reproché à la Comco une certaine lenteur dans ses enquêtes.
Nous travaillons à accélérer les procédures. Avec des résultats probants. Dernièrement, la Comco a été plus rapide que la Commission européenne qui avait à trancher dans des états de faits semblables. L’enquête était délicate; il s’agissait de composants d’installations sanitaires, de chauffage et de climatisation, avec des ramifications cartellaires sur le plan international.
Ce qui nous mène directement à la coopération internationale. Dans le domaine d’action de la Comco, compte tenu de la globalisation de l’économie, c’est probablement une condition «sine qua non»?
Cette coopération est en principe extrêmement importante, bien sûr. Malheureusement, dans les faits, elle reste limitée pour le moment: il n’existe pas d’accord bilatéral dans le dossier du droit de la concurrence! Les conséquences de ce manque sont simples: nous en sommes réduits à des échanges informels, à l’exclusion des informations confidentielles… Pratiquement, nous menons les mêmes enquêtes que Bruxelles sur les mêmes types de cartels, sans pouvoir, pour le moment, nous en communiquer les contenus! Un gâchis évident! Mais les choses avancent: le Conseil fédéral a adopté cet été un mandat de négociation en la matière.
Si la situation se débloquait, quel avantage concret immédiat?
L’échange de procès-verbaux dans les enquêtes, par exemple.
Ce qui n’empêche pas, aujourd’hui, que les textes en vigueur en Suisse dans le domaine de la concurrence soient très proches des textes européens?
Oui, en ce qui concerne les textes, l’harmonisation est une réalité. Le droit suisse est en effet très proche du droit européen. En revanche, la coopération entre les autorités qui appliquent ces droits ne suit pas! C’est d’autant plus dommageable que, dans l’Union européenne, la coopération est très poussée, c’est un réseau où les informations circulent. Je vous donne un exemple: une société est mise en cause en Suisse; elle est soupçonnée de faire partie d’un cartel européen nuisible pour les consommateurs; elle peut coordonner sa défense dans toute l’Union européenne; ses avocats suisses vont discuter avec leurs homologues dans l’Europe entière si nécessaire. En face, en Suisse, pour la Comco, c’est impossible. Pas besoin d’épiloguer.
Le commerce en ligne d’appareils électroménagers, les importations parallèles de certaines marques de bière, le marché des parfums et produits cosmétiques de luxe, des enquêtes en cours dans l’horlogerie, sur les commissions d’interchange perçues sur les cartes de crédit, entre autres: les secteurs d’intervention de la Comco sont très diversifiés. Les gros titres concernant les géants des télécoms ou du commerce de détail ne sont que les arbres qui cachent la forêt, si on y regarde de plus près…
Il y a malgré tout des domaines très régulés où la capacité d’intervention de la Comco est limitée. C’est le cas par exemple du marché de la santé pour l’assurance de base, par exemple. Mais, parmi les instruments qui sont encore à notre disposition, nous avons la possibilité de formuler des recommandations. Avant d’intervenir plus classiquement, s’il existe des possibilités d’améliorations de la concurrence. Mais d’une manière générale, il est vrai que pour la Comco, la taille d’une entreprise n’est pas un paramètre décisif qui pourrait justifier une intervention. Ce qui compte, c’est sa position sur son marché.
Dans cette perspective, la crise pourrait-elle changer la donne?
Je suis convaincu que la crise ne doit pas conduire à mettre entre parenthèses le droit de la concurrence qui n’est du reste pas à l’origine des difficultés actuelles. Au contraire! nous travaillons pour le long terme: une économie durablement prospère suppose de la concurrence.
Propos recueillis par
Laurent Bonnard