Pourtant rationnels, de nombreux écolos n’hésitent pas à adopter les codes religieux dans leurs discours et parfois aussi dans leurs pratiques. Ce phénomène fait partie d’un développement culturel plus large, analysé par Irene Becci et Christophe Monnot de l’Institut de sciences sociales des religions de l’UNIL, dans le cadre d’une recherche FNS qu’ils mènent avec Alexandre Grandjean, doctorant, et Salomé Okoekpen, assistante étudiante. Texte Muriel Sudano
«Vous devez être les apôtres de la société non-carbone.» Ainsi se concluait l’émission de la RTS Une seule planète. Diffusé en janvier dernier, ce programme de téléréalité mettait en scène deux familles vaudoises prêtes à adopter les écogestes nécessaires pour diminuer leurs émissions de CO2 . Cette injonction à la fin de l’expérience est peut-être une simple figure de style, mais elle est révélatrice d’un phénomène récent, examiné à l’UNIL: l’émergence de références religieuses dans l’écologie et l’apparition d’acteurs appelant à plus de spiritualité dans ce domaine. Bien que les activistes écologiques aient plutôt un profil séculier, ils utilisent des métaphores religieuses et adoptent même volontiers, pour certains, des pratiques spirituelles comme le yoga. Ainsi, Bertrand Piccard, au lancement de Solar Impulse 2 en 2015, affirmait devoir compter non seulement sur l’énergie solaire pour effectuer le tour du globe, mais aussi sur l’autohypnose, le yoga et la méditation. Gaïa, Pachamama et autres esprits de la forêt s’invitent également dans les manifestations écologiques, au Festival de la Terre à Lausanne par exemple. Tandis que le GRES, Groupe de réflexion sur l’écologie et la spiritualité, issu des Églises protestantes, fait l’éloge d’une «spiritualité porteuse pour la sauvegarde de la Création». Un buddha bowl de bio, de spi et de transition intérieure? Ou un nouveau paradigme annonçant le retour du religieux au travers de l’écologie?
Étudiée dans le cadre d’une recherche FNS, la spiritualisation de l’écologie intéresse particulièrement Irene Becci, professeure ordinaire à l’Institut de sciences sociales des religions, et Christophe Monnot, chercheur FNS senior, également maître de conférences à l’Université de Strasbourg. Selon eux, la présence de religieux dans l’écologie n’est pas surprenante. Pour Irene Becci, l’idée même du «souci» de la nature, de l’écosystème ou de la biodiversité a quelque chose d’holistique et de transcendant. «La conscience de faire partie d’un système écologique complexe, relativement sensible et délicat, dont l’équilibre peut être précarisé par notre intervention sans que cela soit forcément visible ni facile à comprendre, apporte en soi quelque chose qui est du domaine du religieux, relève la professeure de l’UNIL. Au contraire d’une lutte sociale et politique dont le gain peut être immédiat, l’impact de l’engagement écologique se verra dans la durée et cette temporalité longue amène également l’humain à se penser de manière plus large, plus globale, donc quelque part aussi plus transcendante.»
L’écologie serait ainsi un terreau plausible pour les religions classiques et les spiritualités. Ces dernières apportent en retour des outils narratifs puissants pour faire passer un message et booster le concept de transition énergétique auprès d’un public désabusé par les politiques. Dans une période de crise, où les prévisions sont quasi apocalyptiques, les discours religieux, comme l’étaient les annonces sur la fin des temps, offrent des métaphores, des idiomes, des idées et des rhétoriques adaptables aux circonstances.
Du confessionnal à sainte Doris
Les références chrétiennes sont souvent utilisées pour sensibiliser à l’écologie. Ainsi, dans le cadre d’un projet pédagogique, la Haute École de sciences appliquées de Zurich (Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften) a réalisé un confessionnal écologique. Un lieu où les visiteurs peuvent confesser leurs trajets en avion ou en voiture, leur bœuf bourguignon et leur poulet grillé ou encore leur assiduité ou leur paresse à trier les déchets. En fonction des réponses, un ordinateur calcule les émissions de CO2 induites par ces comportements. Comme un curé vous absout si vous récitez tant d’Ave Maria ou de Notre Père, l’ordinateur vous indique comment compenser vos vacances à Dubaï: par exemple en ne consommant plus de viande pendant un temps. L’idée de cette animation est de sensibiliser sur les empreintes carbone des pratiques individuelles. «On peut faire la critique de cela, soulève Irene Becci. Pourquoi culpabilise-t-on l’individu et pas la logique économique qui l’incite à prendre l’avion? On propose une pénitence au lieu de mobiliser l’individu, afin qu’il se révolte contre la publicité qui lui propose un vol à 50 francs.»
Autre illustration frappante en 2014: lorsque la conseillère fédérale Doris Leuthard plaide en faveur de la transition énergétique, l’Alliance suisse pour le climat l’élève au rang de «sainte patronne du climat» et va jusqu’à la représenter en déesse grecque auréolée d’un nuage chargé d’éclairs. Un joli mélange des genres, entre traditions chrétiennes et motifs antiques.
Mettez du spirituel dans votre éolienne!
Christophe Monnot cite une personnalité qui se situe entre le monde écologique et spirituel et celui des Églises: Michel Maxime Egger, auteur de livres sur l’écospiritualité et l’écopsychologie, également animateur du Laboratoire de la transition intérieure de l’œuvre chrétienne Pain pour le prochain. «Pour quelqu’un comme lui, le problème n’est pas tellement le climat, il faut plutôt prendre le mal à la racine, explique le chercheur de l’UNIL. Et pour le faire, il faudrait retrouver l’équilibre intérieur. Egger parle beaucoup de se relier à la Terre, par exemple par des exercices pratiques dans la nature.»
Mais en quoi est-ce religieux de fouler pieds nus le plancher des vaches? «Tout est dans la narration, répond le sociologue des religions. On met en scène quelque chose de trivial pour que cela devienne une expérience marquante: qu’est-ce que cela va changer? Dans l’immédiat, rien. Mais ensuite, on sera plus sensible à son empreinte carbone ou au zéro déchet.»
Dans le cadre de la recherche FNS «Vers une spiritualisation de l’écologie? Analyse sociologique des nouvelles médiations des enjeux écologiques en Suisse», les chercheurs de l’UNIL ont observé un parallèle entre l’augmentation de la sensibilité écologique, la sécularisation de la société – dans le sens où les grandes traditions religieuses sont en perte de vitesse – et le regain d’intérêt pour les spiritualités alternatives. Celles-ci se combinent bien avec l’écologie, en proposant une approche holistique, où ce que je mange influence ma santé et mon esprit, où mon équilibre intérieur me permet de mieux guérir. Pour Irene Becci et Christophe Monnot, on assiste à une popularisation de pratiques et de philosophies spirituelles et religieuses, issues de la contre-culture américaine des années 60-70. «Les propos des écolos marginaux, fâchés contre le monde et incompris, sont désormais mieux compris, car les soucis sont plus largement partagés, relève la chercheuse. La spiritualité, vue comme une relique de la société émancipée et rationnelle, retrouve de la force face à l’effondrement de certaines certitudes. Ce qui laisse aussi plus de place à ceux qui proposent autre chose. Il y a 50 ans, communiquer avec les plantes ou les arbres était considéré comme farfelu. Cela reste, disons, créatif, mais entre-temps la science a aussi fait des découvertes sur la communication des végétaux. Bien sûr, c’est différent, puisque d’un côté l’approche est scientifique et de l’autre elle est ésotérique ou mystique. Mais des gens font le rapprochement entre les deux, à leur manière.»
Célébrer la Création, et après?
Pour Christophe Monnot, l’écospiritualité permet de poser le problème écologique d’une nouvelle manière. «Les discours scientifiques complexes et alarmistes créent une forme de désenchantement auprès de la population, qui offre aux spiritualités un espace où elles peuvent être remobilisées pour réenchanter le discours écologique», souligne le chercheur lausannois. C’est dans ce contexte que certains chamanes, des néopaïens, des wicca militantes et autres trouvent une tribune dans les festivals et les manifestations écologiques.
De leur côté, les Églises surfent aussi sur la vague verte. Déjà en 1979, le pape Jean-Paul II proclamait François d’Assise saint patron de l’écologie. En 2015, l’encyclique du pape François, Laudato Si’, a remis sur le devant de la scène une forme de théologie verte familière des élites théologiques depuis quelques décennies. «Dès les années 70, on est passé d’une théologie de la domination à une théologie de l’intendance de la Terre, rappelle Christophe Monnot. Pour le grand public, c’est une découverte plus récente.» Pour autant, l’environnement n’est pas encore au centre des préoccupations de l’Eglise pour qui la justice sociale reste prioritaire. Les grandes Églises suisses délèguent les questions écologiques à des œuvres chrétiennes comme Pain pour le prochain, l’EPER, Mission 21 ou encore œco Église et environnement. Cette dernière propose une liturgie de la Création, mais aussi des standards que les paroisses peuvent adopter pour obtenir un label vert. «Cela va du type de vin de messe au système de chauffage à utiliser, note Christophe Monnot. En Suisse, douze paroisses sont déjà certifiées et dix sont en cours de certification.» Mais comme dans l’écospiritualité portée par les religions alternatives, ces initiatives restent celles de la base et n’apportent que peu de changements significatifs à un plus haut niveau. «Du côté de l’Institution, rien de concret ne se passe, on reste dans le discours, observe le chercheur. Pourtant, cela pourrait donner un signal fort pour la société, mais dans l’Église, il n’y a pas que du spirituel, il y a aussi beaucoup de politique.»
Si religions et spiritualités ont leur place dans le paysage de la transition énergétique, elles n’en sont pas pour autant de puissants carburants. Les mouvements d’écospiritualité ne vont pas forcément de pair avec un engagement politique. Et quand bien même, le militantisme de la base peine à percer dans les hautes sphères politiques et économiques. C’est du moins le constat des chercheurs de l’UNIL. Reste qu’il faut bien commencer quelque part. Pour les tenants de l’écospiritualité, se changer soi-même pour changer le monde est un premier pas. Mais cette conviction intérieure n’est-elle pas illusoire? «Dans l’écospiritualité, il y a beaucoup d’utopie, conclut Christophe Monnot. Écouter les cris de la Terre, entrer dans une hygiène de vie plus respectueuse de l’environnement, ce n’est pas une façon d’éviter la catastrophe, mais plutôt de réinvestir le monde.»