Si le monde de Harry Potter regorge de créatures bizarres, comme on le verra au cinéma dès le 16 novembre, avec la sortie du film Les animaux fantastiques, les Alpes suisses ont aussi leur lot de monstres, comme on peut le découvrir sur la plateforme multimédia Viaticalpes, pilotée par des chercheurs de l’UNIL.
Ils s’appellent serpencendre, occamy, oiseau-tonnerre ou démonzémerveille. Ce ne sont pas des Pokémons, mais des héros du film Les animaux fantastiques, un dérivé de la saga Harry Potter qui débarquera dès le 16 novembre dans les salles de cinéma romandes. Tous sortent évidemment du bestiaire magique imaginé par l’auteure britannique J. K. Rowling. Imaginé? Vraiment? Peut-être pas… ou, du moins, pas complètement.
Car nombre de créatures évoquées dans la saga Harry Potter, bien que parfois légèrement modifiées par rapport à celles qui les ont inspirées, ont «existé» dans le monde des simples mortels. Et certaines ont même été repérées en Suisse, comme on le constate en se plongeant dans la plateforme multimédia Viaticalpes ou dans l’application WonderAlp, qui ont été conçues comme de véritables cabinets de curiosités 2.0, et qui permettent de découvrir toutes sortes de choses admirables et étonnantes.
Passage en revue, en compagnie des deux pilotes de ce fabuleux projet, soit Daniela Vaj, responsable de la base de données Viatimages et coordinatrice scientifique de ce site, ainsi que Claude Reichler, professeur honoraire à la Faculté des lettres, chercheur et auteur des textes et de l’ouvrage de référence Les Alpes et leurs imagiers. Voyage et histoire du regard.
Si J. K. Rowling donne vie au «Norvégien à crête», au «Boutefeu Chinois» ou au «Magyar à pointes» dans ses livres, les communautés alpines qui ont habité dans les Alpes ont côtoyé pour leur part des bestioles peu amènes tels le «Volant de Lucerne», le «Erlawäldli», le «Dragon In der Hauwelen» ou encore le «Wangserberg».
A en croire le très sérieux naturaliste Johann Jakob Scheuchzer dans son Itinera per Helvetiae alpinas regiones, publié en 1723 et qui constitue la documentation principale de WonderAlp, certaines de ces créatures ont même provoqué de gros soucis dans les populations. Ainsi le «Wellerscher Gang», qui, en été 1658, a presque aveuglé un vieux paysan en lui soufflant dessus. Ou le «Quinten», jugé responsable d’une «tempête de grêle» en 1670.
«Le dragon est un mythe universel que l’on retrouve aussi bien en Chine que dans la Grèce antique, note le professeur de l’UNIL. Comment est-il né et d’où vient-il? Nous n’avons pas de certitudes concernant sa genèse. Ces légendes sont-elles apparues après qu’on a trouvé des ossements de dinosaures? Les naturalistes étant fixistes, ils estimaient que chaque espèce était apparue telle quelle au cours des temps géologiques et n’envisageaient donc pas que la nature pouvait changer ni que des espèces pouvaient disparaître. Si bien que lorsque l’on retrouvait des ossements préhistoriques, certains pouvaient parfaitement passer pour des parties de squelettes de dragons!» Si cette explication la convainc, Daniela Vaj ajoute néanmoins: «Leur présence dans les Alpes peut aussi être liée aux vipères, dont la morsure peut être mortelle: a-t-on eu honte de redouter un être si petit et, pour le coup, a-t-on amplifié et exagéré sa taille dans le but de rendre cette peur moins infamante?»
Récits populaires
Quoi qu’il en soit, reprend le professeur Reichler, «une chose est sûre: quand Scheuchzer entend des récits populaires attestant la présence de ces animaux dans les régions alpines et qu’il sait, par ailleurs, que de grands savants comme Pline s’y sont intéressés, il ne peut évidemment pas les ignorer. Il va donc faire l’histoire des dragons sur le modèle de Conrad Gessner, avec son fameux Historiae Animalium, publié entre 1551 et 1558, un ouvrage fondateur en matière de zoologie.?»
Concrètement, Scheuchzer se déplace, recueille des témoignages de toutes sortes, puise dans une vaste culture scientifique et littéraire, réunit un corpus de textes qui représentent pour lui l’ensemble des auteurs faisant autorité en matière de dragons et examine soigneusement les os, les dents ou les griffes qu’on lui dit appartenir à ces créatures. Dans sa description du «Dragon du mont Pilate, mise en ligne par Claude Reichler, Scheuchzer rapporte: «Le 9 juillet 1689, on m’apporta des ossements qui avaient été sortis de terre, et précisément:
1. la moitié d’une mâchoire inférieure de dragon avec une énorme dent de devant; la longueur fait un quart et demi d’aune plus un demi-douzième, et elle pèse sept onces et demie.
2. Une sorte de dentition extraordinaire, sortant par paires des mâchoires supérieure et inférieure. Leur longueur est de un quart et demi d’aune, l’épaisseur d’un demi-quart, le poids s’élève à 2 onces et 3 drachmes. La couleur est blanche et brillante, comme les dents d’un cheval.
3. et 4. Deux molaires, large chacune d’un demi-quart d’aune, et pesant une demi-once plus un drachme. La racine de ces dents-là est jaune, mais leur couronne blanche.
5. et 6. Deux griffes de doigt de pied, émoussées et de couleur cendre, pesant chacune un drachme.
7. Un os fémoral de couleur boueuse, ayant perdu ses deux têtes et long d’un quart et demi d’aune, dont le poids atteint deux onces trois drachmes.?»
Claude Reichler relève que si «certains de ces restes apparaissent au naturaliste comme étant ceux d’ours géants morts dans leur caverne, il estime tout de même que, parfois, il est bel et bien en présence d’ossements de dragons. En d’autres termes, il valide leur existence.»
Et le professeur de préciser: «Cela peut paraître étrange, aujourd’hui, mais il faut comprendre que les naturalistes, jusqu’au XVIIe et parfois jusqu’au début du XVIIIe siècle, ne mettaient pas en doute les témoignages de leurs prédécesseurs et tenaient leurs découvertes pour certaines. Par ailleurs, il faut impérativement déplacer la limite mentale et culturelle qui sépare l’ordinaire de l’extraordinaire. Notre potentialité d’étonnement est maintenant limitée par des cadres rationnels très puissants. A la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, cette frontière n’était pas située au même endroit et la rationalité d’antan accueillait des phénomènes «curieux» que nous rejetons complètement de nos jours. Pour comprendre des scientifiques comme Scheuchzer, nous devons accepter de décaler la barrière qui sépare le rationnel du merveilleux!»
Difficile de ne pas voir des ressemblances entre la marmotte et le veau de lune imaginé par J.K. Rowling, puisque ces deux espèces hyperdiscrètes se caractérisent par une capacité à dormir hors du commun et une tendance tout à fait particulière à se dresser sur leurs pattes arrière. Cela dit, quand la créature littéraire de la saga Harry Potter n’émerge de son terrier qu’à la pleine lune pour se livrer à des danses folles, le rat des montagnes, lui, se montre doté d’un esprit pratique redoutable.
Citant une étude menée par la Neuchâteloise Aurélie Luther, le professeur Reichler raconte ainsi que les «siffleux» firent l’objet de légendes surprenantes: «Lorsqu’elles sentaient l’hiver arriver, les marmottes devaient construire leur terrier et s’y prenaient de manière très singulière. En gros, l’une d’elles se couchait sur le dos et les autres lui mettaient sur le ventre du foin, de l’herbe ou tout ce qui pouvait tapisser leur logement hivernal. Ensuite, elle se laissait traîner jusqu’au terrier par ses congénères, servant ainsi de charrette! Renforcée par l’assertion que ce comportement avait été observé, cette croyance a eu cours jusqu’au XVIIIe siècle!»
Croisements étranges et mélanges détonants entre espèces: les innombrables monstres qui peuplent l’univers littéraire de J. K. Rowling sont ce que Claude Reichler qualifie de «constantes du rapport des hommes aux règnes animal et végétal». Il précise: «De grands savants du XVIIIe essayaient de croiser le coq et le lapin, juste pour voir si ça fonctionnait. A vrai dire, les expériences d’hybridation ont perduré très longtemps et, d’une certaine manière, se poursuivent aujourd’hui encore avec la génétique. Pour en revenir à une créature déjà évoquée, le dragon est typiquement un monstre au sens des naturalistes puisqu’il est le fruit d’une copulation qu’on n’a pas pu observer mais que l’on postule entre la vipère et l’aigle ou entre le chat et le serpent, par exemple.»
Dans cette catégorie «monstrueuse», on peut ainsi inclure la bête de la montagne Joppatsch, repérée en août 1696 et évidemment répertoriée dans le bestiaire dragonesque de l’appli WonderAlp: pourvue d’une tête de chat, un peu chafouine, poilue et rouge, avec des yeux scintillants, une sorte de collier blanc autour du cou et une langue qui ressemble à celle d’un serpent, elle a une peau de couleur rouge brillant «magnifiquement aux rayons du soleil». Elle mesure «à peu près deux aunes» et, en lieu et place de pieds, est «munie d’appendices écailleux comme un poisson» et d’une queue fourchue…
Revisité par J. K. Rowling dans La chambre des secrets, deuxième épisode des aventures de Harry Potter, le basilic a vu le jour dans l’Antiquité. Réputé, selon Pline, pour son venin et son regard mortels, il a été repéré dès le XIIIe siècle au-dessus du village de Wyl (Unterwald), comme en atteste ce passage de l’ouvrage Itinera per Helvetiae alpinas regiones: «Ce monstre tuait le bétail comme les hommes, si bien qu’on appelait le bourg Oedwyler, ce qui signifie le village désert. Un nommé Winkelried, qui venait de ce village, mais en avait été banni pour meurtre, s’engagea à le tuer si on le graciait et qu’on lui permette de revenir dans sa patrie. Cela lui fut accordé avec joie. Il réussit à le vaincre. Sitôt le combat fini, il leva son bras qui tenait encore l’épée sanglante, pour se féliciter de sa prouesse, et avec lui ses compatriotes. C’est alors que quelques gouttes du sang du basilic, qui tombèrent sur son corps, le firent mourir sur place.»
Bizarrement non mentionnée dans Les Animaux fantastiques, comme dédaignée par J. K. Rowling, l’hydre n’en a pas moins hanté Lucerne, ainsi que l’ont trouvé Daniela Vaj et Claude Reichler au fil de leurs recherches textuelles et iconographiques. De fait, selon Scheuchzer, qui se base sur différentes chroniques suisses du XVIe siècle, la bête, d’une longueur de près de 4 m, avec de grandes oreilles et un corps «gros comme un veau», a été vue le 26 mai 1499 à Lucerne, alors qu’elle «suivait le courant en quittant le lac en direction du pont sur la Reuss».
Décrit avec ce que Claude Reichler qualifie de «sens du merveilleux» dans l’ouvrage De la cosmographie universelle, le roi des montagnes était réputé pour de prétendues «propriétés thérapeutiques». Il était aussi, surtout, paré du pouvoir quasi magique de grimper n’importe où. Dans le texte rédigé par Sebastien Münster, dont les premières éditions remontent à 1544, il est dit de lui: qu’il «n’y a rocher si haut et si raide auquel cette bête ne puisse parvenir par un saut». Cette caractéristique, il la partage d’ailleurs avec son frère de fiction, le Grapcorne, un bovidé au caractère également irascible et indomptable.
Entre phénix, hippogriffes et démonzémerveilles, l’univers pottérien ne manque pas de créatures ailées et généralement majestueuses. Dans le catalogue animalier élaboré par Daniela Vaj et Claude Reichler, les volatiles ne sont en revanche que peu représentés. Outre le somptueux gypaète barbu ou le ravissant pinson, on peut toutefois mentionner la gelinotte – un être délicieux (à tout point de vue!) si l’on en juge par la description poétique dont elle fait l’objet dans De la cosmographie universelle.
Visiblement arachno- et insectophobe, J. K. Rowling donne une image peu glorieuse des araignées et divers grouillants qui hantent ses histoires: nuisibles, laids et venimeux, ils n’ont rien pour plaire.
Et dans la réalité? S’ils sont souvent mal aimés aujourd’hui, «les insectes ont fait autrefois l’objet de recherches curieuses, souvent inspirées par l’Histoire naturelle de Pline. L’ouvrage le plus connu, dû à l’artiste et naturaliste Anna Maria Sibylla Merian, porte sur les insectes du Surinam. Paru en 1705, il est illustré d’aquarelles superbes de style rococo. A l’époque des Lumières, le grand naturaliste que fut Réaumur publia un Mémoires pour servir à l’histoire des insectes. Scheuchzer s’intéresse, quant à lui, aux insectes fossiles dont on trouvait des restes dans les cristaux, les dendrites ou les ambres.»
Quant aux loups-garous, goules, griffons et autres vouivres, on attend impatiemment les témoignages iconographiques originaux et les manuscrits incontestables qui seront sûrement exhumés bientôt: comme on le voit, les démons émerveillent…