Meurtre au fusil militaire, chiens d’attaque laissés dans la rue ou manifestations qui dégénèrent… Des histoires de ce genre alimentent la rubrique «faits divers» des journaux. A chaque fois, l’Etat est potentiellement impliqué. Devra-t-il répondre d’éventuelles erreurs devant un tribunal? Les explications d’un expert de l’UNIL.
«Tout est plaidable, un bon avocat vous le dira», sourit malicieusement Suzette Sandoz, professeure honoraire de l’UNIL. Forts de ce conseil, nous sommes allés consulter un praticien réputé, Me Laurent Moreillon, avocat à Lausanne et doyen de la Faculté de droit et des sciences criminelles de l’UNIL depuis 2006.
Il nous confirme que, si tout est effectivement plaidable, certains dossiers ont beaucoup plus de chances d’aboutir que d’autres. Voici son analyse de quelques cas réels ou imaginables, où la responsabilité de l’Etat pourrait être impliquée.
1 – Un quidam utilise son fusil militaire pour tirer sur un passant..
«C’est évidemment plaidable, pour autant que l’on puisse aisément démontrer que le tireur avait un problème psychique important, explique Me Laurent Moreillon. Dans ce pays, où, jusqu’à récemment, tout soldat recevait une arme, le risque qu’un individu puisse devenir fou et s’en serve a toujours été toléré. Donc, pour pouvoir gagner devant une cour, il faudra démontrer que l’armée savait que l’intéressé avait un problème, mais qu’elle lui a quand même confié un fusil d’assaut. On n’obtiendra pas de condamnation pénale des fonctionnaires qui auraient dû reprendre l’arme, mais il y a de bonnes chances de gagner au civil.»
Toutefois, la famille de la victime ne doit pas s’attendre à toucher des montants pharaoniques comme dans les séries TV américaines. Si le tireur a, par exemple, tué un enfant ou un adolescent, les juges évalueront le tort moral causé aux membres de la famille.
La somme due, du moins l’ordre de grandeur, est fixée par le Tribunal fédéral qui s’adapte au cours de la vie. «Cela peut aller jusqu’à 50’000 francs par parent pour un enfant tué, auxquels s’ajouteront tous les autres dommages. Pour un frère ou une sœur, ce sera entre 10’000 et 15’000 francs», ajoute Me Moreillon, avant de rappeler que les affaires de ce genre «sont traitées au cas par cas, en tenant compte des circonstances».
Si l’enfant tué était le fils qui devait reprendre l’entreprise familiale, la réparation sera probablement plus importante.
2 – Un soldat meurt dans un accident militaire, après avoir dû prendre des risques inconsidérés…
Ces dernières années nous ont malheureusement fourni deux faits divers tragiques concernant des exercices militaires. En juin 2008, cinq soldats sont morts après un périple en rafting sur la rivière Kander, où des civils ne se seraient pas aventurés. Et en juillet 2007, six hommes ont escaladé la Jungfrau, à un moment où d’autres cordées emmenées par des guides civils ont renoncé.
L’Etat est-il attaquable? «Oui, très clairement, explique Laurent Moreillon. En matière militaire, l’armée est responable et elle répond en principe de tout ce qui arrive aux hommes qui lui sont confiés. Si un soldat se blesse ou se tue durant son service, elle paie.»
3 – Un molosse, récemment contrôlé par un vétérinaire blesse un enfant
Imaginons que l’animal a été contrôlé par un service de l’Etat et déclaré apte à se promener sur la voie publique. La famille de la victime pourra-t-elle demander des comptes au canton ou à la commune? «C’est plus difficile à plaider», observe Me Moreillon
Dans une affaire de ce genre, le tribunal se demandera quelle mission a été confiée au vétérinaire. Le professionnel devait-il examiner les molosses en tolérant le risque que l’animal puisse quand même causer des dégâts, ou devait-il appliquer le principe de précaution qui veut que, dans le doute, on interdise l’activité
«Là, normalement, c’est le propriétaire, qui vit avec l’animal, qui devrait avoir constaté les problèmes, poursuit le doyen de l’UNIL. Quand je prends un chien chez moi, je me soumets à une règle claire de RC (responsabilité civile), selon laquelle le propriétaire est responsable des dégâts causés par son animal.
Condamné, le maître du chien pourra-t-il quand même se retourner contre l’Etat et expliquer qu’il a été induit en erreur par l’analyse rassurante d’un professionnel? Moue dubitative de l’avocat. «Si l’animal cause des dégâts et que c’était prévisible, le maître est davantage censé le savoir que le vétérinaire, plaide Me Moreillon. L’expertise d’un comportementaliste ne le décharge pas de sa responsabilité. Son chien ne porte pas une étiquette indiquant: «Approuvé par l’Etat». Et dans l’autre hypothèse, si les dégâts étaient imprévisibles, cela décharge encore plus le vétérinaire.»
4 – Une coulée de boue emporte un chalet construit légalement…
A cause des modifications climatiques, une zone de montagne autrefois gelée se réchauffe, fond et se transforme en coulée de boue qui emporte une maison. Les propriétaires ou leur famille pourront- ils se retourner contre la commune qui a accordé le permis de construire?
Comme toujours, dans un procès, la réponse dépendra beaucoup des circonstances. «Il faut voir à quel moment le risque s’est révélé. Etait-ce avant ou après que soit voté le plan de zone? Maintenant, si des chercheurs découvrent en 2008 que le permafrost se réchauffe dans certaines régions, qu’ils avertissent les responsables et que ces derniers ne font rien, ils seront attaquables en cas de destruction. La commune a une obligation de police. Si elle ne fait rien, sa responsabilité pourra être civile et pénale.»
Voilà pour la théorie. En pratique, prendre des décisions de ce genre a un prix, parfois astronomique. Déclarer dangereuse une zone constructible dans une station huppée fera chuter le prix de ces terrains. Politiquement, c’est une décision difficile à prendre, sur la base d’un seul scénario catastrophe.
5 – Une manifestation autorisée dégénère et crée des dégâts…
Ces dernières années, plusieurs grands rassemblements populaires, organisés à Lausanne, se sont soldés par des violences. Deux étaient politiques, lors des passages du leader de l’UDC Christoph Blocher. Un autre découlait d’un divertissement, l’an dernier, à pareille époque, quand la disco du Nouvel-An s’est terminée en baston… Un particulier, victime de casseurs ou de voleurs, peut-il se retourner contre la ville qui a autorisé la manifestation?
Tout dépendra du risque habituellement toléré dans un cas de ce genre, et des mesures qui ont été prises, répond Laurent Moreillon. «Si la Municipalité recherche le risque zéro, elle doit dire aux anti-Blocher qu’il est interdit de défiler. Mais, avec de tels principes, on ne peut quasiment rien autoriser. Donc, plus logiquement, la Municipalité suivra le principe de prévention. Elle évaluera le risque et prendra des mesures pour éviter les dérapages. Si la ville ne s’est pas trompée de manière grossière dans son analyse, elle ne sera pas attaquable.»
En revanche, s’il n’y avait que trois agents au coin de la rue alors que la situation risquait clairement de dégénérer, ou, pire, si la police n’a rien fait, la ville sera responsable. Du moins, ce serait plaidable devant un tribunal, sur le plan civil et pénal, explique Laurent Moreillon. «Car la ville qui autorise la manifestation devient, de fait, co-organisatrice et donc co-responsable.»
Jocelyn Rochat