Les «Œuvres complètes» du grand écrivain romand sont désormais publiées chez Zoé. Claire Jaquier et Daniel Maggetti évoquent cet ambitieux projet qu’ils ont codirigé.
Soulagement ou tristesse? Un peu des deux sans doute. Une page se tourne au Centre des littératures en Suisse romande de l’UNIL. Le chantier Gustave Roud s’achève. Placé sous la direction de Claire Jaquier (Université de Neuchâtel) et de Daniel Maggetti (UNIL), deux grands spécialistes de Roud, il a duré près de cinq ans. Et bénéficié de l’engagement sans faille d’une équipe de chercheurs passionnés : Julien Burri, Alessio Christen, Raphaëlle Lacord, Bruno Pellegrino, Elena Spadini et Stéphane Pétermann.
Depuis début octobre, les Œuvres complètes du grand écrivain vaudois sont donc disponibles aux Éditions Zoé, offertes dans un élégant coffret bleu ciel. Au total, quelque cinq mille pages réparties par genre et chronologiquement en quatre volumes enrichis d’un choix de photographies de Roud. Cette édition critique concerne la production du poète, du traducteur, de l’auteur du Journal, du critique littéraire et du critique d’art. Elle permet de découvrir d’autres facettes de cet infatigable écrivain marcheur décédé en 1976, à 79 ans, et qui fit des paysages du Jorat – où il a vécu presque toute sa vie, à Carrouge – le cadre et la matière première de son œuvre. Le projet inclut aussi une plate-forme numérique permettant d’accéder à la plupart des sources, et donc aux manuscrits désormais numérisés.
Comment, pourquoi s’être lancé dans une telle aventure? «Pour mettre sur pied un projet de ce type, expliquent Claire Jaquier et Daniel Maggetti, il faut que soient réunis un certain nombre de critères. Et ils l’étaient pour Gustave Roud. La distance temporelle par rapport à la mort de l’auteur permet d’évaluer que son œuvre parle encore au public d’aujourd’hui. L’écrivain doit aussi bénéficier d’une réelle audience, du côté des chercheurs comme de celui des lecteurs non spécialistes. Enfin, dans le cas de Roud, il était nécessaire de combler l’écart entre l’œuvre réelle, quantitativement abondante, et la part réduite qui était disponible. Une édition complète s’imposait pour mesurer l’importante de son apport.»
Réaliser une édition critique implique le souci de l’objectivité et la recherche d’une certaine exhaustivité – qui n’est jamais totale. Ce souci a conduit les chercheurs à traquer toute une série de sources qui n’étaient pas forcément identifiées et à les traiter à l’intérieur d’un cadre et d’un plan préalablement établis. «Roud publie beaucoup par étapes, précise Claire Jaquier. Très souvent, un texte issu du Journal est repris pour être publié dans une revue, puis intégré dans un recueil. Notre édition veut rendre compte de cette multiplicité de formes et de destinations des textes dont la portée et la signification changent selon le contexte de publication.»
Bricolage créatif
Étonnante, originale et personnelle, cette méthode n’était en rien préméditée. Née de l’usage, elle s’est imposée sous la pression et dans l’urgence qu’impliquait le travail de rédaction au sein d’un hebdomadaire. À l’époque où Roud collaborait à la revue Aujourd’hui, entre 1929 et 1931, Ramuz – qui dirigeait la publication – et l’éditeur Henry-Louis Mermod lui demandaient très fréquemment des textes. L’écrivain en avait dans ses réserves, il les livrait, puis les reprenait ailleurs. Tout naturellement, il a continué à travailler ainsi par la suite, dans une sorte de bricolage créatif permanent. «Gustave Roud n’est pas l’homme des grands projets structurés, renchérit Daniel Maggetti. Son unité de référence, c’est vraiment le poème composé de quelques pages qu’il maîtrise dans le moindre détail. Le recueil vient après, il n’est pas prémédité. Comme il le dit lui-même, sa pratique est celle d’une écriture rhapsodique fondée sur l’agencement de petites unités.»
Un art du couper/coller avant la lettre? «Absolument! Roud aurait d’ailleurs adoré l’ordinateur, s’amuse Claire Jaquier. Au vu de sa correspondance abondante, on peut supposer qu’il aurait fait du mail un usage intense. Plus généralement, il s’intéressait aux savoirs scientifiques (astronomie, botanique) et techniques: dans sa pratique de photographe, il s’est tourné très tôt vers la couleur par exemple.» Très tôt également, l’écrivain tape lui-même ses textes à la machine, notamment pour les envoyer aux différents journaux et revues auxquels il collabore. Un savoir-faire qui dut aussi lui être fort utile dans son important travail de traduction.
Un grand traducteur
Car Roud fut un grand traducteur, comme le découvriront certains lecteurs à la faveur de la publication de ses Œuvres complètes. Une activité qui s’apparente chez lui à un besoin profond. Et c’est toujours en poète qu’il traduit. Ses goûts personnels le conduisent vers Novalis, Hölderlin ou Rainer Maria Rilke dont les traductions seront publiées de son vivant. Celle des poèmes de l’Autrichien Georg Trakl, en revanche, le sera essentiellement à titre posthume. Gustave Roud semble éprouver une profonde fascination pour ce poète tourmenté mort à 27 ans d’une overdose de cocaïne et dont l’amour incestueux pour sa sœur influencera très fortement l’œuvre. Il se dit «comme hanté» par ce poète et par ses textes. Fin août 1951, il va d’ailleurs prendre le train pour se rendre à Salzbourg. Un véritable pèlerinage qui lui permet notamment de rencontrer le frère du poète décédé. Il écrit à propos de ce séjour: «Et chaque jour je suis allé dans le jardin de Mirabell où me retenait un étrange envoûtement, comme si la présence de Trakl virevoltait autour de moi.»
De belles découvertes, le lecteur en fera bien d’autres en se plongeant dans ces quatre volumes. Mais qu’en est-il des spécialistes? Ce chantier a-t-il modifié leur perception de Gustave Roud? Claire Jaquier admet avoir découvert dans la correspondance des anecdotes amusantes – et parfois cruelles – sur les rapports de l’écrivain avec les éditeurs, mais surtout avoir dû quelque peu nuancer sa vision de Roud comme poète de l’intériorité: «En lisant sa poésie, on se dit que c’est un solitaire, ce qui est vrai. Affectivement, il a vécu une vie solitaire, mais il a entretenu de nombreuses amitiés et de riches contacts professionnels. Par ailleurs, son œuvre poétique accorde une grande place au dialogue, à la salutation, à l’invocation. Elle est à la fois dialogique et polyphonique. Le “je” lyrique est certes présent, mais sans aucune dimension solipsiste. Les voix humaines et les voix du monde sont omniprésentes. Le poète s’adresse à des entités de tout ordre, oiseaux, fleurs, arbres, étoiles, nuages, rivières et les fait parler dans un esprit qu’on pourrait qualifier d’animiste.»
Avec la publication des Œuvres complètes, une importante étape a été franchie. Cela ne signifie pas que tout a été dit. Deux domaines restent encore à explorer, à étudier: l’œuvre photographique et la correspondance. Avis donc aux amateurs, ou plutôt aux spécialistes! Gustave Roud n’a pas dit son dernier mot.