En 2007, les hommes au foyer ne sont plus désespérés, mais ils restent rares. Ces «exceptions statistiques» seront néanmoins récompensées le 17 juin prochain, puisque la Suisse célébrera la première Fête des pères. Quant aux femmes qui dirigent des entreprises, une étude réalisée à l’UNIL montre qu’elles sont exagérément félicitées quand ça marche, et exagérément critiquées lorsque les objectifs ne sont pas atteints…
Papa est au travail, maman à la maison. Elle élève ses deux enfants et s’occupe de son ménage. Quand il rentre le soir, il plonge sur son journal et dans ses charentaises. Il sirote son apéritif tandis que le poulet rôtit gentiment dans le four. Les enfants sont en robe de chambre, déjà baignés grâce à la diligence de leur mère.
Cette image de la famille traditionnelle a été glorifiée aux Etats-Unis dans les années 1950 et 60, puis importée chez nous. Elle atteint son sommet dans les publicités de l’époque pour les appareils ménagers, ceux-là mêmes qui permettaient à Maman d’accomplir sa destinée avec efficacité.
Le quotidien des années 1960
A l’Université de Lausanne, l’édition 2007 des «Mystères de l’UNIL» permettra aux enfants – et à leurs parents – de se plonger dans les années 1960, par le biais de divers stands et animations. Au programme, on trouve notamment une exposition, «Dans la peau de Jeanne… dans la peau de Jean», au gré de laquelle chacun pourra revisiter sa vie en prenant conscience de ce qui aurait été différent s’il, ou si elle, avait appartenu à l’autre genre.
Des événements historiques, l’introduction du droit de vote pour les femmes par exemple, ou l’arrivée de la pilule sur le marché, rappelleront ce qu’était le quotidien du «sexe faible», comme on disait alors.
On peut à l’occasion de ce retour dans le passé se pencher sur le chemin parcouru. En un peu plus de 45 ans, tout n’a-t-il pas radicalement changé dans les rapports hommes / femmes et dans la vie de ces dernières? Garçons et filles n’ont-ils pas aujourd’hui la même vie, les mêmes opportunités, les mêmes choix?
Business women et nouveaux pères
Il suffit pour s’en convaincre de lire dans les médias actuels les exploits de ces businesswomen qui dirigent d’une main leur entreprise et changent les couches du cadet de l’autre. Ou de ce père qui a réduit son temps de travail pour s’impliquer complètement dans l’éducation de ses enfants – pour lui rendre hommage, on a même créé la Fête des pères (le 17 juin cette année en Suisse).
Abusé par ces exemples très médiatisés, le citoyen de l’an 2007 pourrait penser que les années 1960 sont bien loin et que les rôles respectifs de l’homme et de la femme ont fondamentalement évolué aussi bien au travail qu’à la maison. «Ce n’est de loin pas le cas pour la majorité des gens», nuance Eric Widmer, sociologue à l’Université de Lausanne. Le chercheur rappelle en effet que dans 70% des familles avec enfant, c’est le modèle traditionnel qui prévaut: «La femme ne travaille pas (36%) ou très peu (33%), et c’est l’homme qui ramène l’essentiel du salaire.»
L’égalité, c’est avant les enfants. Mais après…
Eric Widmer explique le parcours classique: «Avant d’avoir des enfants, le couple est relativement égalitaire: la femme et l’homme travaillent tous deux, généralement à temps plein, et les tâches domestiques sont assez bien réparties. C’est clairement au moment où ils deviennent parents que le déséquilibre apparaît. Car, dès que l’enfant naît, la mère abandonne son emploi ou réduit drastiquement son taux d’occupation.»
Ensuite, elle assume, forcément, l’essentiel des soins aux enfants, surtout tout ce qui concerne les soins de type hygiène ou nourriture. Et elle se retrouve bien plus impliquée que son conjoint dans l’entretien de l’appartement ou de la maison, la lessive, la préparation des repas, etc.
Beaucoup de mères de 2007 ressemblent à celles de 1960
Les chiffres de l’Office fédéral de la statistique parlent d’eux-mêmes: dans les familles avec enfant, les femmes consacrent en moyenne près de 60 heures par semaine aux tâches ménagères ou éducatives, contre 33 heures pour les hommes. Lesquels se réservent d’ailleurs plus volontiers la partie de foot au parc le samedi après-midi que les devoirs au quotidien…
Bref, après quelques années d’indépendance, la femme devient mère et fait… exactement comme dans les années 1960. «Pour ces mères qui ne sont pas engagées dans la vie professionnelle, ou très peu, il est difficile, même une fois les enfants grandis, de retrouver un emploi avec des responsabilités et de renouer avec une véritable carrière», poursuit Eric Widmer, avant de souligner que les femmes qui concilient emploi conséquent et maternité ne sont que 5% environ.
Les «nouveaux pères»? Ils sont moins de 2%
Peu de choses ont donc changé pour elles. Et pour les hommes? Les «nouveaux pères» ont-ils bouleversé le rôle traditionnellement dévolu au mari? Pas vraiment. Ils sont en réalité «si peu signifiants statistiquement», comme le dit Eric Widmer, que c’est comme si on les avait rêvés: ces «nouveaux pères» sont moins de 2% et appartiennent aux couches supérieures de la population, les plus éduquées.
Autant dire qu’ils sont rares, tout comme sont singuliers les foyers dans lesquels les rôles sont inversés – la mère au boulot, le père aux fourneaux. «Mais il serait abusif de dire, sous prétexte que la répartition des tâches est toujours très traditionnelle, que l’homme n’a pas du tout évolué depuis les années 1960, rectifie Eric Widmer. Sa relation affective avec l’enfant et son implication sont complètement différentes. C’est dans ce registre que le changement est profond.»
Ces pères qui restent au foyer
Etudiante en sociologie à l’Université de Lausanne, Anne-Laure Georges a consacré son mémoire, réalisé sous la conduite d’Eric Widmer, à ces familles peu ordinaires dans lesquelles le père reste au foyer, histoire de voir si un changement plus complet est à l’oeuvre.
Premier constat: ce n’est pas un souci d’égalité qui a conduit les couples à ce choix, mais un mélange de deux causes. La première est affective et découle de leur représentation de l’enfant.
Pour tous les parents qui ont fait ce choix original, il était en effet exclu de confier la chair de leur chair à des mains étrangères. Maman de jour ou institution, rien ne leur semble adéquat. Leur priorité: que ce soit le père ou la mère qui s’occupe de l’enfant de façon exclusive.
Le choix du parent qui restera auprès des bambins est quant à lui dicté par la raison: «Le père est resté au foyer dans les familles interrogées par Anne-Laure Georges parce qu’il était dans une situation professionnelle instable, parce qu’il gagnait moins que sa femme, ou parce qu’il traversait une période de chômage, bref, parce que son revenu paraissait à ce moment précis moins intéressant que celui de la mère.»
«On a quand même parcouru bien du chemin depuis 1960»
Si elle reste souvent au foyer, comme dans les années 60, la femme doit pourtant, modernité oblige, combler d’autres attentes. Sociologue indépendante, Irène Jonas s’intéresse depuis quelques années aux questions d’égalité. Elle a d’ailleurs donné une conférence à l’Université de Lausanne dans le cadre du colloque «Le travail, outil de libération de la femme?» organisé le 21 avril dernier par les Nouvelles Questions Féministes.
«On n’arrive plus à l’imaginer aujourd’hui, mais il faut tout de même se souvenir que dans les années 1960, la femme ne pouvait pas ouvrir son propre compte en banque ou avoir un chéquier à son nom, note en préambule la chercheuse. On a quand même parcouru bien du chemin.»
Ces progrès constatés, Irène Jonas rejoint l’analyse d’Eric Widmer: fondamentalement, les femmes assument l’essentiel de la charge liée au quotidien des enfants et de la maisonnée. «On dit que les pères partagent aujourd’hui plus de tâches, et l’on cite l’exemple de la crèche, où ils déposent régulièrement leur progéniture. Certes. Mais le geste qui fait la différence, c’est d’aller rechercher l’enfant: c’est là qu’il faut courir, partir même si une réunion est en cours. C’est là que l’on manque ces moments informels entre collègues si importants pour la carrière. Et, comme par hasard, qui fait les sorties de garderies? Les mères.»
Les nouveaux pièges
Mais, plus que sur les inégalités héritées du passé, Irène Jonas se penche sur les nouveaux pièges dans lesquels on veut enfermer les femmes, souvent sous couvert de modernité et d’émancipation. Un exemple? «Toute la littérature de conseils plus ou moins psychologiques pour «réussir son couple», littérature dont le succès est énorme, milite en fait pour le maintien de l’ordre traditionnel.»
Le message de base: l’homme et la femme sont des êtres fondamentalement différents. Pour que leurs relations soient bonnes, il faut absolument en tenir compte. D’où une nouvelle fonction assignée à la femme, basée sur ses compétences soi-disant naturelles: l’écoute, le dialogue.
Les hommes de Mars
Les relations humaines dans la famille sont désormais de son ressort exclusif – l’homme n’a pas les bonnes cases pour ça, c’est bien connu. Et si tout ne se passe pas bien, à qui la faute? A Madame, parce que les hommes viennent de Mars et qu’il ne faut pas attendre d’eux qu’ils sortent de leur caverne pour dialoguer.
«Ces livres sont très bien faits, souvent écrits par des couples, avec une forte dimension psychologique, analyse Irène Jonas. Il y a des conseils aussi bien pour les hommes que pour les femmes, des expériences vécues, des petites études de cas dans lesquelles chacun ne peut que se reconnaître. Bref, on y adhère volontiers.»
Problème: en plaçant la réussite de la famille sous la responsabilité des femmes, ils disent à mots couverts que la malheureuse qui voit son couple péricliter, qui n’arrive pas à concilier vie privée et professionnelle, ou qui est exploitée par son conjoint dans le partage des tâches ménagères, a un problème psychologique, ou en tout cas manque de compétences relationnelles. «Or le problème de l’inégalité n’est pas individuel ou psychologique, il est social», s’insurge Irène Jonas.
Fausse ouverture
Comme il fallait s’y attendre, ce glissement vers une distinction essentialiste entre hommes et femmes s’opère également dans le monde professionnel. Djaouida Sehili, sociologue du travail, collabore avec Irène Jonas sur différents plans. Les deux chercheuses ont d’ailleurs présenté une contribution commune lors du colloque organisé à l’UNIL.
«Les responsables des ressources humaines ou les patrons de grandes entreprises tiennent tous le même discours, en apparence flatteur et favorable à une émancipation des femmes, note Djaouida Sehili. Mais quand on l’analyse de plus près, on se rend compte qu’il est aliénant.»
Quel est donc ce discours dominant? En substance, il faut plus de femmes aux postes à responsabilité pour accroître les performances économiques des entreprises, car elles ont des compétences (relationnelles et organisationnelles, en général) qui n’appartiennent qu’à elles, les mêmes compétences d’ailleurs que se plaisent à leur attribuer les livres de développement personnel si à la mode.
Engagée en janvier, insuffisante en décembre?
«C’est un vrai piège parce que ces compétences sont très difficilement objectivables, donc difficiles à évaluer, note la sociologue. En outre, leur définition peut changer d’un trimestre à l’autre: qu’est-ce que cela signifie que d’avoir du «savoir-être» ou de «grandes qualités interpersonnelles»?
Avec ce type de critère, une femme jugée compétente lors de son engagement en janvier peut facilement être évaluée insuffisante à la fin de l’année. «Mieux vaudrait donc, dans le monde du travail, s’en tenir aux qualifications mesurables par les diplômes et à l’expérience professionnelle», conclut la sociologue.
Qui note que, malgré les compétences et mérites attribués aux femmes depuis peu, «on n’en voit pas franchement davantage aux postes à responsabilité. Loin de les libérer ou au moins de leur rendre service, ce discours les enferme dans des particularités que l’on naturalise. Elles n’ont ensuite plus de moyen d’en sortir pour être autre chose ou faire reconnaître d’autres atouts.»
Pas franchement sur un pied d’égalité à la maison, les très rares femmes qui réussissent dans le monde du travail y sont donc aussi victimes de discrimination et de préjugés – et ce aussi bien de la part des hommes que de leurs semblables.
Hommes et femmes ne sont pas évalués de la même manière
Marika Angerfelt, psychologue du travail, prépare une thèse au Département de management de la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne, où elle est pour l’heure assistante diplômée. Pour son travail de mémoire, elle a réalisé une enquête qui montre bien que les performances des hommes et des femmes ne sont pas du tout évaluées de la même manière.
Créant des curricula et des performances complètement fictifs, elle a écrit des petits scénarios dans lesquels trois variables évoluaient : le genre du dirigeant de l’entreprise (homme ou femme), le domaine d’activité (finance ou mode), enfin les résultats de l’entreprise (bons et croissants ou mauvais et décroissants).
Conclusion: les femmes leaders qui ont de bons résultats comme dirigeantes sontlargement surévaluées par les jeunes spécialistes en économie qui devaient les noter. Par contre, si elles obtiennent de mauvais chiffres, elles sont notées plus sévèrement que les messieurs.
«Comme si les compétences des femmes étaient inattendues»
«On voit clairement se manifester les stéréotypes derrière ces résultats, analyse la chercheuse. C’est comme si les compétences des femmes étaient tellement inattendues que leur réussite entraîne un enthousiasme disproportionné: elle a bien réussi, wouaou, elle doit être vraiment calée», analyse la chercheuse.
La dimension culturelle joue un rôle évident dans ces appréciations: Marika Angerfelt a relevé des différences de jugement entre les Etats-Unis et la Suisse. Outre-Atlantique, les hommes qui obtiennent exactement les mêmes résultats financiers que les femmes dans une banque sont considérés comme moins compétents et sont moins bien notés qu’elles. S’ils font aussi bien qu’elles à la tête d’une maison de mode, ils sont par contre à leur tour surévalués. En Suisse, la réussite d’une femme, quel que soit son domaine d’activité, est de toute façon surévaluée.
Autre élément qui fait bien la preuve de la dimension culturelle de ces stéréotypes: aux Etats-Unis, où l’on trouve davantage de femmes leaders d’entreprise dans tous les domaines, les cobayes ont jugé les performances respectives des hommes et des femmes avec moins de distorsion qu’en Suisse. Et Marika Angerfelt de conclure: «Les choses évoluent donc, même si l’on est encore assez loin du compte. Mais soyons optimistes: gageons que, dans quarante ans, l’égalité sera réalisée.»
Sonia Arnal