Alerté par ses parents du meurtre de son jeune frère William, Victor Frankenstein, alors en Angleterre, revient en Suisse sous les supplications de son père.
«Il faisait nuit noire quand j’arrivai dans les faubourgs de Genève; les portes de la ville étaient déjà fermées et je fus obligé de passer la nuit à Sécheron, un village situé à une demi-lieue de là. Le ciel était serein. Je ne parvins pas à trouver le repos, aussi décidai-je de me rendre sur les lieux où avait été assassiné mon pauvre William. Ne pouvant traverser la ville, je dus me rendre à Plainpalais en bateau. Durant ce bref passage je vis les éclairs dessiner au sommet du mont Blanc, les figures les plus magnifiques. L’orage paraissait gagner rapidement. Dès que j’eus mis les pieds à terre, je gravis une petite colline afin d’observer sa progression. Il avançait: le ciel était lourd et je sentis bientôt la pluie tomber à grosses gouttes; sa violence augmenta rapidement.
Je quittais mon poste d’observation, et poursuivis ma route sans me soucier ni des ténèbres ni de l’orage qui grondait avec une violence accrue ni de la foudre qui éclatait avec une force terrible au-dessus de ma tête. Le vacarme était répercuté par le Salève, les monts du Jura et des Alpes savoyardes. Des éclairs brillants m’aveuglaient, illuminant le lac et lui conférant l’apparence d’une immense nappe de feu. L’instant d’après, j’eus le sentiment d’être plongé dans une obscurité complète. L’orage éclatait simultanément en divers points du ciel, comme c’est souvent le cas en Suisse. Il était le plus violent au nord de la ville, au-dessus de la partie du lac située entre le promontoire de Bellerive et le village de Copêt. Un autre orage éclairait le Jura de faibles lueurs: un autre encore obscurcissait et parfois dévoilait le Môle, sommet montagneux à l’est du lac.
J’allais toujours d’un pas rapide tout en observant la tempête, si belle et pourtant si terrible. Le noble tournoi qui se déroulait dans le ciel élevait mon âme; je joignis les mains et m’écriai: «William, cher ange! Ce sont tes funérailles que célèbrent les éléments, ton hymne funèbre qu’ils chantent!» J’avais à peine prononcé ces mots, que j’aperçus, émergeant de l’obscurité, une silhouette dissimulée jusqu’alors derrière un bouquet d’arbres. Je m’immobilisai et la scrutai intensément. Nul doute n’était permis. Un éclair illumina l’être, me révélant sa forme précise. Sa taille gigantesque et la difformité de son aspect, hideux au point d’en être inhumain, m’apprirent qu’il s’agissait de la créature misérable, du démon immonde que j’avais créé. Que faisait-il ici? Se pouvait-il qu’il fût l’assassin de mon frère? Cette idée me fit frémir, mais à peine l’eussé-je conçue que j’acquis la conviction qu’elle correspondait à une triste réalité. Mes dents s’entrechoquaient et je dus m’appuyer contre un arbre de peur de défaillir. La créature me dépassa rapidement et se fondit dans les ténèbres. Nul être humain n’aurait pu détruire le bel enfant. Je venais de contempler son meurtrier, j’en étais sûr. (…)?Je songeai à poursuivre le monstre, c’eût été en vain, car un autre éclair me le montra accroché aux roches de la face presque perpendiculaire du mont Salève, une colline qui délimitait Plainpalais au sud. Il ne tarda pas à atteindre le sommet et à disparaître.»*
*?Extrait de Frankenstein, de Mary Shelley, paru en 1818. Ici dans une traduction de Paul Couturiau, Editions du Rocher, éditée en 1988.
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