Des médecins du CHUV ont sondé le cerveau des dormeurs et découvert l’une des clés des songes. Ils ont déjà réussi à prédire si une personne était en train de rêver et si ses expériences nocturnes étaient peuplées de visages, de lieux ou de pensées abstraites. Bientôt, ils espèrent influencer nos rêves, à des fins thérapeutiques. Texte Élisabeth Gordon
Depuis la nuit des temps, les rêves fascinent et intriguent. Quelle est l’origine de ces images, pensées ou aventures qui traversent notre sommeil ? À quoi servent-elles? Les rêves existent-ils vraiment ou sont-ils une illusion, un tour que nous joue notre cerveau au réveil? Les poètes s’en sont inspirés, les psychanalystes les ont intégrés à leur pratique, mais face à eux, les scientifiques restaient songeurs et démunis. Toutefois, les avancées récentes des neurosciences ont complètement changé la donne. «Nous vivons un moment charnière de la science onirique», souligne Francesca Siclari, médecin-associée au Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil (CIRS) du CHUV.
Ondes lentes et rapides
Pour la maître de recherche et d’enseignement de l’UNIL, tout a commencé «dans les années 50, lorsque des chercheurs américains de l’Université de Chicago ont découvert chez l’humain le sommeil paradoxal, nommé aussi le sommeil REM (Rapid Eye Movement Sleep) car nos yeux bougent sans cesse, alors que nos muscles sont paralysés. Ils ont alors constaté que lorsque l’on réveillait des dormeurs dans cette phase du sommeil, une grande majorité d’entre eux disaient avoir rêvé.» Les scientifiques en ont conclu que seul le sommeil REM était le temps des songes. On sait maintenant qu’il n’en est rien et que l’on rêve aussi pendant les autres phases du sommeil. Puis, au cours des vingt dernières années, il est aussi apparu que, pendant la nuit, «les différentes aires cérébrales ne dormaient pas toutes de la même manière». Il était donc nécessaire de sonder localement le cerveau, pour tenter de comprendre comment y naissent les rêves.
Cette exploration fine est devenue possible avec le développement de nouvelles techniques d’imagerie. Notamment de l’électroencéphalographie (EEG) de haute densité qui, par le biais d’un casque doté de 257 électrodes, permet d’enregistrer l’activité électrique des neurones dans les différentes régions cérébrales.
Cette activité se manifeste sous forme de différentes ondes, par exemple des ondes lentes (il y en a une à quatre par seconde), «qui sont vraiment la caractéristique du sommeil profond», et des ondes plus rapides (dont la fréquence est de 20 à 50 par seconde), qui sont plus typiques du sommeil paradoxal et de l’éveil. Une fois ces signaux enregistrés, «à l’aide d’algorithmes mathématiques, nous pouvons estimer, avec une bonne précision, où ces ondes naissent à la surface du cerveau», constate Francesca Siclari. C’est ainsi qu’elle a pu «identifier la signature des rêves».
Réveillés jusqu’à vingt fois par nuit
La chercheuse, qui travaillait alors à l’Université du Wisconsin, et ses collègues américains ont invité quelque 80 volontaires à venir dormir dans leur laboratoire pendant plusieurs nuits. Ils les installaient dans des chambres isolées et leur mettaient sur la tête un casque bourré d’électrodes. Pour les dormeurs, la tâche n’était toutefois pas de tout repos. Deux à vingt fois par nuit, ils étaient réveillés par un son généré par un ordinateur. Un interviewer – «qui était dans une autre chambre et communiquait avec eux par interphone» – leur demandait alors de raconter «la dernière expérience qui leur était passée par la tête avant le réveil». En d’autres termes, s’ils avaient rêvé. «Certains répondaient “rien du tout”, et nous considérions qu’ils sortaient d’une période d’inconscience. D’autres disaient qu’ils avaient eu des expériences dont ils ne se rappelaient plus le contenu et d’autres encore relataient leur expérience nocturne en détail – «ils se souvenaient même parfois du dernier mot qui leur avait traversé l’esprit».
Les chercheurs ont ensuite examiné l’EEG des dormeurs «vingt secondes avant leur réveil» et regardé s’il y avait des différences entre les enregistrements de ceux qui avaient dit avoir rêvé et les autres.
«Nous avons observé que quand on rêve, précise Francesca Siclari, il y a moins d’ondes lentes et plus d’ondes de fréquences rapides dans la région postérieure du cerveau que nous avons appelée la “zone chaude”. Celle-ci comprend les aires visuelles et celles qui intègrent les différentes activités sensorielles en une expérience unique.» Et cela, quel que soit le stade du sommeil, REM ou non.
Zone chaude
Plus surprenant encore: «Dans cette zone, les activités cérébrales correspondaient au contenu des expériences relatées par les sujets. En d’autres termes, si une personne était en train de rêver d’un visage, la zone correspondant à celle qui s’active pendant l’éveil à la vue d’un visage s’allumait aussi. Il en va de même pour le langage ou pour les aventures nocturnes ayant un cadre spatial.» Par ailleurs, en observant l’activité de la zone chaude des dormeurs en temps réel, les chercheurs ont même réussi à prédire «si le sujet était, ou non, en train de rêver pendant son sommeil non-REM, avec une précision de 87%».
On serait donc tenté de dire que les scientifiques ont enfin découvert la clé des songes. Francesca Siclari se montre plus prudente. «La zone chaude est importante pour la plupart des rêves, mais peut-être en existe-t-il d’autres, un peu particuliers, qui activent d’autres régions cérébrales. Il faudra d’autres techniques que l’EEG pour l’élucider.»
Quoi qu’il en soit, ces découvertes vont à l’encontre de quelques idées reçues. «Auparavant, on pensait que, pour générer des expériences conscientes, il fallait que de nombreuses régions du cerveau soient actives. On constate aujourd’hui qu’une région relativement restreinte semble suffire, en tout cas pendant le sommeil.» Surtout, ces résultats prouvent que les songes ne sont pas une création de notre imagination. «Certains scientifiques ont longtemps prétendu qu’il n’était pas possible de faire le lien entre l’activité cérébrale et les rêves, parce que ces derniers sont inventés au réveil ou sont tellement modifiés qu’ils correspondent à une histoire que l’on se raconte. Nous avons montré que les récits des rêveurs sont fiables.»
Il est donc désormais possible de sonder les songes, de connaître leur nature et «de différencier les rêves composés de seules perceptions de ceux dominés par des pensées abstraites» car alors, c’est plutôt la zone antérieure du cerveau qui est activée.
Grâce à l’intelligence artificielle, on devrait pouvoir aller encore plus loin, comme le suggère une expérience faite à l’Université de Kyoto. «En utilisant l’IRM fonctionnelle (IRMf), les scientifiques japonais ont d’abord observé la partie postérieure du cerveau de volontaires qui regardaient des vidéos, afin d’apprendre à des algorithmes informatiques quel type d’activité cérébrale correspondait à quel type d’images, relate la spécialiste du CHUV. Puis ils ont fait dormir ces sujets dans l’appareil d’IRMf et ont demandé à l’ordinateur de prédire à quoi ils étaient en train de rêver pendant la transition veille-sommeil. Les résultats étaient exacts dans plus de 50% des cas. C’est impressionnant.»
Des retombées cliniques
C’est dire que les ondes cérébrales pourraient bientôt offrir un accès au contenu détaillé des rêves, de les enregistrer, voire de les modifier. «Si l’on arrive à détecter, en temps réel, un cauchemar, il devrait être possible d’influencer l’activité cérébrale de manière non invasive grâce à diverses techniques – qui vont d’une simple stimulation acoustique à la stimulation magnétique transcrânienne.» Cela s’avérerait fort utile pour soulager les personnes qui, suite à un traumatisme, sont sujettes à des cauchemars répétitifs. Car, au-delà de l’intérêt que suscite l’exploration des rêves, la science onirique pourrait avoir des implications cliniques. Maintenant qu’elle est revenue au CHUV, Francesca Siclari compte poursuivre ses recherches en s’intéressant plus particulièrement « aux patients qui ont des plaintes par rapport aux rêves ou à leur activité mentale pendant le sommeil, des troubles face auxquels on est démuni.»
C’est notamment le cas de personnes qui viennent consulter parce qu’elles ont des insomnies et n’arrivent pas à dormir. «Or, quand elles passent une nuit dans notre Centre, on constate que certaines d’entre elles ont dormi toute la nuit. Elles ont donc une perception altérée de leur sommeil.» Est-ce dû au fait que certaines zones de leur cerveau ne dorment pas? L’EEG à haute résolution donnera peut-être la réponse. Si elle est positive, «cela signifiera que ce n’est pas un simple problème psychologique et on commencera à les traiter comme de vrais insomniaques».
Autre sujet d’intérêt: le somnambulisme. «C’est un état dissocié extrême. Certaines zones du cerveau, en particulier celles de la mobilité, sont réveillées, c’est pourquoi ces personnes bougent et se lèvent, alors que d’autres sont endormies, ce qui explique qu’elles ont des comportements assez illogiques. Mais, contrairement à ce que l’on pensait, elles ne sont pas inconscientes.» Au CIRS, Francesca Siclari et ses collègues renouvellent l’expérience faite avec les rêveurs. Ils provoquent des épisodes de somnambulisme et, juste après, ils demandent aux sujets ce qui leur passait dans la tête avant qu’ils ne se réveillent. «On s’aperçoit qu’une grande partie d’entre eux s’en souviennent bien et que leurs comportements sont en relation avec leurs rêves. Cela nous permet d’avoir un modèle de la conscience et, en même temps, de mieux comprendre ce trouble.»
La maître d’enseignement et de recherche de l’UNIL s’intéresse également aux rêveurs épiques. «C’est une condition très peu connue. Certains patients se plaignent de trop rêver et de ne jamais pouvoir se reposer. Ils sont d’ailleurs fatigués dans la journée et parfois, ils ont des somnolences.» Rêvent-ils vraiment plus que les autres? Leur zone chaude est-elle particulièrement active et si oui, pourquoi? Autant de questions auxquelles Francesca Siclari va chercher à répondre.
À quoi servent les rêves?
Reste une question cruciale: à quoi servent les songes? «Pour l’instant, on ne sait même pas si le rêve a une fonction en soi», répond Francesca Siclari. De nombreuses hypothèses ont été avancées: ils serviraient à consolider la mémoire, ou à digérer les émotions ressenties dans la vie réelle ou encore, comme cela a été évoqué récemment, ils simuleraient la réalité pour nous aider à faire face aux dangers auxquels nous sommes confrontés dans la vie quotidienne. À en croire les recherches actuelles, «les rêves seraient plutôt un épiphénomène de processus qui se déroulent dans le cerveau et qui sont liés à la mémoire». Comment les choses se passent-elles? Le mystère reste entier.
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