Chez les vervets sauvages d’Afrique du Sud, les femelles, dociles, suivent leur reine quoi qu’il advienne, tandis que les mâles, flexibles, changent de stratégie en fonction de leurs intérêts. Des primates sexistes? Plutôt une question de survie, selon une éthologue de l’UNIL. Texte Virginie Jobé-Truffer
Prenez une boîte en bois. Munissez-la de deux portes aimantées, contrôlables avec une télécommande à distance. L’une ne peut être ouverte que par la femelle dominante vervet (Chlorocebus pygerythrus) au pouvoir presque absolu, l’autre uniquement par le mâle dominant. Entraînez le roi et la reine à s’intéresser à l’entrée qui leur est destinée. Placez un seul morceau de pomme du côté de Madame et cinq généreuses portions chez Monsieur. Laissez les autres membres du groupe accéder au Graal et observez.
«Presque toutes les femelles ont suivi la dominante, même si elles étaient perdantes. Les mâles, eux, n’hésitaient pas à changer de stratégie et à suivre le mâle dominant pour manger plus. C’est la première fois que l’on arrive à montrer de la flexibilité dans les règles d’apprentissage social des singes sauvages», se réjouit Erica van de Waal, professeure assistante au Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL. Ce type de comportement semble adaptatif selon la chercheuse, boursière FNS, qui a commencé à étudier les vervets pour son travail de master et ne cesse de s’étonner de la complexité de leurs relations sociales depuis.
Loyauté ou souplesse, une histoire de sexe
Lors de l’expérience, publiée dans Current Biology en 2018, les chercheuses de l’UNIL – installées dans la région du KwaZulu-Natal en Afrique du Sud dans le cadre du projet Inkawu Vervet initié en 2010 par Erica van de Waal – ont analysé les attributs responsables des choix: âge, sexe et rang du participant, parenté ou pas avec le modèle, amitié ou pas avec le dominant. «Et le seul paramètre important s’est avéré être le sexe, souligne la professeure. En réfléchissant à l’écologie de l’espèce, cela fait sens. Les femelles sont ici philopatriques: elles ne quittent jamais leur groupe natal. Alors que les mâles migrent plusieurs fois durant leur existence. Comme l’a aussi démontré une étude effectuée avec des babouins, les liens entre femelles ont une importance pour leur propre survie et celle de leur progéniture.»
En effet, la femelle dominante vervet connaît parfaitement les ressources du groupe, composé principalement de juvéniles (de 0 à 5 ans) accompagnés de leur mère et de mâles adultes, soit de 20 à 50 individus. Plus on a de bons contacts avec la cheffe, mieux on se portera. «Les femelles héritent de leur rang par la naissance, signale Erica van de Waal. Quand une dominante meurt, sa fille cadette prend sa place, car elle est la dernière à avoir eu le soutien de sa maman. La plus jeune fille est toujours tout en haut et l’aînée tout en bas de la hiérarchie.» Cette distribution des rangs paraît immuable. Les quelques rares essais de renversements observés n’ont jamais duré très longtemps. Elles préfèrent s’engager dans des coalitions, afin d’être plus fortes contre les mâles qui pourraient s’attaquer à leurs petits.
«Les tests génétiques montrent que les femelles d’un groupe sont très proches, précise la primatologue. Elles ont souvent le même père ou la même mère. Les mâles changent de groupe régulièrement pour éviter des problèmes de consanguinité. S’ils restent plus de trois ans, ils risquent de se retrouver face à leur fille en âge de se reproduire.»
C’est donc à peu près tous les ans qu’ils migrent et utilisent la force physique pour obtenir un rang favorable au sein de leur nouveau clan. De plus, ils doivent tout réapprendre afin de s’intégrer au mieux. «Cela nécessite une flexibilité dans l’apprentissage des règles pour avoir plus d’opportunités de maximiser la nourriture et les liens avec les autres individus», souligne l’éthologiste. Chez les primates, ce serait donc petites filles modèles contre mauvais garçons ? Non, répond la chercheuse. Chez les chimpanzés, ce sont les femelles qui migrent, mais une seule fois dans leur vie, dès qu’elles ont l’âge de se reproduire. Et elles se comportent comme les mâles vervets. «Une étude réalisée en Côte d’Ivoire a montré l’utilisation d’outils différents selon les groupes pour accéder à la nourriture. Certains préfèrent des branches, d’autres des cailloux, pour casser des noix. Aucun facteur environnemental (des noix plus dures, des cailloux plus nombreux, etc.) n’a pu expliquer leur choix. Les quelques femelles qu’ils ont suivies lors d’une migration se sont adaptées à l’outil de leur nouveau groupe, même lorsque, auparavant, elles employaient des cailloux, plus efficaces.»
Une hiérarchie plus stable chez les femelles
Chez les vervets, la hiérarchie des femelles reste plus stable que celle des mâles. Ces dames connaissent parfaitement le rang des unes et des autres et n’ont pas à se battre pour se faire une place. Tandis que les messieurs luttent pour l’accès au trône. «Il n’y a pas de couple dominant dans un groupe de vervets, indique Erica van de Waal. L’important pour un mâle est d’être supérieur aux autres au moment de la reproduction, qui dure deux à trois mois par an. D’une année à l’autre, la hiérarchie des mâles peut avoir changé.» La période des amours a lieu en automne pour que les nouveau-nés profitent du printemps, de ses fruits et de sa chaleur. Les femelles se reproduisent avec quasiment tous les mâles, afin d’éviter les infanticides. On ne s’attaque pas à un petit qui pourrait être le sien. Néanmoins, plus de la moitié des bébés de l’année seraient du mâle dominant.
«Une de mes doctorantes travaille actuellement sur l’intégration sociale des mâles dans un groupe. D’après les premières observations, il semblerait que les femelles décident de l’adhésion, ou non, d’un mâle et du rang qu’il occupera.» Avec parfois des choix surprenants. La primatologue se souvient d’un vervet aussi bossu que maigrichon qui a réussi à rester trois ans le mâle alpha dans son groupe. Les femelles l’adoraient, car il passait beaucoup de temps à surveiller l’arrivée d’éventuels prédateurs (chacals, caracals, servals, rapaces, serpents). «Il participait à la reproduction et jouait même avec les petits, ce qui reste très rare chez ces singes. De plus, il toilettait souvent, et longtemps, les membres du groupe.»
La biologiste a eu l’occasion d’étudier le toilettage des vervets dans le détail durant son travail de master. Ses conclusions: le temps d’épouillage varierait en fonction du nombre de bébés dans le clan. «Plus il y a d’enfants, plus le toilettage est court. S’il n’y en a qu’un, la maman a la chance de se faire épouiller très longtemps par les autres femelles. Normalement, un haut rang permet de se faire toiletter longuement. Cependant, quand un petit naît, les femelles oublient la hiérarchie et toilettent la mère sans fin pour monnayer l’accès au bébé. L’attraction pour les nouveau-nés est telle qu’elles sont prêtes à tout pour pouvoir les tenir et les inspecter.»
Des noms et des traditions
Pour comprendre les rouages des clans, les chercheurs doivent être capables de reconnaître chaque individu sauvage. «Les assistants de terrain passent les deux premiers mois à différencier les singes (visage, mimiques, démarche), à apprendre leurs noms et comment prendre les données de comportement, révèle la professeure. Chaque clan étudié (il y en a six) est nommé par thème. Par exemple les villes. Pour baptiser les bébés femelles, nous utilisons la première lettre du nom de la maman. Et maintenant que nous avons plusieurs générations, nous prenons les deux premières lettres pour les petits-enfants. Les mâles quant à eux reçoivent n’importe quel nom en rapport avec le thème.» Ainsi, la femelle Paris a donné naissance à Pretoria – qui elle-même est maman d’un petit Proskov – et au mâle Cancun, dont on se souvient aisément des origines grâce à cette technique, même s’il a migré dans un autre groupe.
Travailler sur plusieurs générations aide à approfondir les investigations, notamment sur la transmission non seulement du savoir, mais aussi des traditions. «Après avoir cartographié les quinze espèces d’arbres dont ils mangent plus volontiers les fruits, nous avons tenté d’expliquer les différences de régime alimentaire entre les groupes. Pour certains, il s’agissait d’une question d’écologie, car ils avaient moins accès à tel type d’arbre. Pour d’autres, le choix est inexplicable. En étudiant les groupes sur le long terme, nous pourrons savoir s’ils mangent en fonction d’une tradition familiale, ou non.»
Maman reste LE modèle à suivre
Une expérience réalisée avec du maïs s’est révélée très pertinente quant à la transmission du savoir et des traditions. Chaque groupe a reçu un maïs rose et un autre bleu. L’un était bon, l’autre avait mauvais goût. «Nous avons attendu trois mois après la naissance des bébés avant de redonner du maïs de deux couleurs, mais cette fois-ci sans goût désagréable, relate la chercheuse. Les petits ont tous copié la préférence du groupe, qui a boudé la couleur censée être mauvaise. A une exception: une femelle de bas rang n’arrivait pas à s’approcher du “ bon ” maïs. Elle a fini par goûter l’autre couleur, a remarqué qu’il n’y avait pas de goût spécial, a continué à manger et son petit l’a imitée. Preuve que la mère reste LE modèle, quoi qu’il arrive.»
Les chercheurs ont poussé plus loin l’expérience. Des mâles ont changé de groupe et ont dû avaler un maïs dont la couleur indiquait qu’il était mauvais dans leur clan précédent. «Chaque mâle s’est conformé au goût de son nouveau groupe, un comportement qui jusque-là était réservé à l’Homme. Nous étions donc très surpris. C’est le premier cas de conformité montré chez des animaux sauvages, souligne Erica van de Waal. Avec une réserve toutefois: un mâle s’est intégré à un groupe peu de temps après la disparition du dominant quelques mois avant l’expérience. Il est devenu dominant. Tout le monde mangeait du maïs rose. Quand son tour est venu, il a préféré le bleu. Nous sommes donc en train de réitérer l’expérience pour tester s’il s’agit d’une conformité pour l’information (je mange comme les autres pour ne rien avaler de toxique) ou plutôt d’une conformité à but social (je veux m’intégrer).»
Des conflits à la voie démocratique
Toutes ces interactions ne se déroulent pas sans conflits. Chez les mâles, cela peut être très violent, avec parfois des queues cassées et des doigts en moins, surtout lorsque les groupes se rencontrent pour défendre leur territoire et leurs ressources. «Mais le plus souvent, tout passe par les mimiques, relativise l’éthologue. Ils se regardent, montrent les dents, relèvent les sourcils et crient.» D’après les études menées par la primatologue, les manières de gérer les disputes et d’apaiser les tensions sembleraient faire partie des traditions, car elles diffèrent d’un clan à l’autre. «Dans certains groupes, la violence est répercutée. Un individu A agresse B. B cherche alors un subordonné à défier à son tour. Si B ne trouve aucun membre plus bas que lui dans la hiérarchie, il s’attaque à une pintade ou à nous, chercheurs. Tandis que dans d’autres groupes, on assiste à des séances de consolation. Si A agresse B, B va voir sa sœur ou sa maman pour se faire câliner, épouiller et ainsi se rassurer sur le fait qu’il a quand même des amis.»
Des études réalisées sur les déplacements des babouins, grâce à la pose de colliers GPS, ont démontré que les singes étaient capables d’atteindre un consensus. «Ce n’est pas le/la chefFE qui dirige le groupe. Si quatre individus partent d’un côté et dix de l’autre, le clan choisit de suivre les dix. Plutôt que de se retrouver seuls face à des prédateurs, ils préfèrent utiliser la voie démocratique.»
L’Homme est-il un singe comme les autres ?
La professeure Erica van de Waal aimerait étendre ses recherches à plusieurs espèces de primates différentes, y compris l’Homme, dans le but de comparer leurs capacités cognitives à la taille de leur cerveau. «Il est intéressant de se demander si la taille du cerveau a augmenté pour gérer des comportements sociaux ou pour accumuler des tas d’aptitudes dans différents domaines. Selon moi, l’Humain se détache. Il a pu complexifier ses traditions d’une génération à l’autre grâce au langage et pousser l’apprentissage social avec l’enseignement, de manière didactique, ce que l’on ne trouve pas chez les primates, qui apprennent en regardant. L’observation la plus poussée décrite concerne des chimpanzés adultes qui prennent la main de leur petit afin de lui montrer le bon mouvement à effectuer pour casser une noix. Mais cela reste anecdotique.»
La chercheuse et son équipe vont profiter des Mystères de l’UNIL pour débuter leurs investigations. «J’ai engagé une post-doctorante en psychologie du développement et psychologie comparative, qui a déjà travaillé avec des chimpanzés et des enfants, pour des analyses sur le choix de la nourriture. Nous allons organiser un atelier sur le sujet durant les Mystères. Il s’agira de nos premiers tests.»
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