Comment étudier les hippopotames sans se faire tuer

Les hippopotames tuent des centaines de personnes chaque année. © GP232 / iStock by Getty Images
Les hippopotames tuent des centaines de personnes chaque année.
© GP232 / iStock by Getty Images

Sous leur air paisible, ces mammifères attaquent quelque 500 humains chaque année. Du coup, pour les connaître sans énerver tout un troupeau, des chercheurs de l’UNIL ont travaillé sur des échantillons de crottes et autres os des musées. Cela permettra peut-être de sauver ces colosses menacés.

D’un côté, il y a le Disney des années 40, Fantasia, et ses danseuses hippopotames dodues en tutu qui évoluent avec grâce sur un air d’opéra de Ponchielli. Ou encore la sympathique et bedonnante Gloria du film d’animation Madagascar. De l’autre, la dure réalité de la savane africaine et sa rubrique faits divers beaucoup moins édulcorée. En 2014, 12 enfants nigérians ont disparu lors du renversement de leur pirogue alors qu’ils passaient sur le territoire d’un hippopotame amphibie.

L’année d’avant, l’un de ses congénères colériques a piétiné 22 personnes en l’espace de deux mois en République démocratique du Congo. Et en 2011, l’inconscient Marius, un Sud-africain de 40 ans qui se vantait d’avoir apprivoisé un hippopotame dans son milieu naturel a péri noyé, mordu par son «ami» sauvage qui l’a ensuite entraîné sous les flots.

Plusieurs centaines d’hommes subissent ainsi chaque année l’emportement des «chevaux du fleuve». Pour comparaison, les requins attaquent en moyenne 10 personnes par an, les lions et les éléphants 100.

Eh oui, s’il barbote toute la journée pacifiquement, le gros mammifère qui pèse en moyenne 3 tonnes, n’aime pas la venue d’intrus sur son domaine. Et surtout pas des humains qui sont ses seuls prédateurs sérieux à l’âge adulte. «L’hippopotame reste un animal hyper-agressif. C’est pour cette raison que très peu d’études ont été effectuées sur lui.

Extrêmement farouche, il n’hésite pas à s’attaquer à celui qui l’approche. Il s’agit d’une réaction de défense naturelle. Les autres animaux ne sont pas fous, ils le laissent tranquille», commente Christophe Dufresnes, chercheur FNS au Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL.

LUCA FUMAGALLI Maître d'enseignement et de recherche au Département d’écologie et évolution, ainsi qu’au Centre universitaire romand de médecine légale (CURML). Nicole Chuard © UNIL
LUCA FUMAGALLI
Maître d’enseignement et de recherche au Département d’écologie et évolution, ainsi qu’au Centre universitaire romand de médecine légale (CURML).
Nicole Chuard © UNIL

Réaliser l’arbre généalogique des hippopotames

Le biologiste de la génétique des populations a coécrit un article paru en 2015 dans la revue Molecular Ecology* sur l’histoire évolutive de l’hippopotame commun de la fin du Pléistocène (période étudiée: – 300’000 à – 30’000 ans) à nos jours. But de l’opération : tenter de construire un arbre phylogénétique. Autrement dit, un arbre généalogique qui montre les liens de parentés entre différents groupes d’hippopotames grâce à l’observation de leurs gènes. Le tout sous la direction du docteur Luca Fumagalli, dont le laboratoire est spécialisé dans l’analyse génétique non invasive.

«Nous travaillons sur la salive retrouvée sur les proies, les poils, les crottes, tout ce qui a été déposé sur le terrain par la faune, que ce soient par des loups dans les Alpes ou des hippopotames en Afrique, explique le directeur de la recherche, maître d’enseignement et de recherche au DEE et au Centre universitaire romand de médecine légale (CURML). Cette façon de faire est très pratique, surtout avec un mammifère tel que l’hippopotame, car cela ne nécessite ni de capturer ni même d’observer les individus.»

Le gros des analyses a donc été accompli sur des crottes ou séchées, ou conservées dans l’alcool, ou dans du gel de silice, enfermées dans des tubes de 50 ml et envoyées par avion depuis le continent africain.

Des excréments qui, d’ailleurs, sont de très bons fertilisants des bassins dans lesquels les grassouillets mammifères s’épanouissent. En outre, ils s’en servent aussi, tel le Petit Poucet muni de cailloux blancs, pour ne pas se perdre, comme l’observe Céline Stoffel, auteure d’un master qui a permis la publication de l’article dans Molecular Ecology et qui est aujourd’hui technicienne de laboratoire au DEE.

«Quand un hippopotame va à selle, il fait tourner sa queue pour disperser ses crottes. Vu qu’il cherche sa nourriture sur la terre ferme pendant la nuit, il sait qu’il s’éloigne de son espace aquatique. Son territoire se situe uniquement dans l’eau. A l’extérieur de l’eau, il n’est pas territorial. L’hypothèse émise est qu’il éparpille ses excréments, tel un marquage, afin de retrouver le chemin de sa zone.»

Les indispensables crottes bâloises

Les seuls excréments frais arrivés à Lausanne venaient de Namibie et de… Bâle! En effet, Céline Stoffel a eu besoin du fameux zoo bâlois. «Actuellement, de la famille des hippopotamidés, il reste uniquement l’Hippopotamus amphibius et l’Hexaprotodon liberiensis (hippopotame nain). Nous n’avons étudié que la génétique de l’amphibie, mais il nous fallait un autre groupe de comparaison, assez similaire tout en restant différent, pour réaliser l’arbre phylogénétique et aider à dater les embranchements. Le zoo de Bâle nous a donc envoyé par la poste des crottes fraîches d’hippopotame nain.» Plus précisément, il s’agissait des selles d’Aldo, le compagnon d’Ashaki, heureux parents de la petite Lani, née en Suisse en 2014.

L’extraction, puis l’amplification de l’ADN à partir de crottes est un travail d’une extrême minutie qui contraint à l’utilisation d’un laboratoire à la logistique particulière, afin d’éviter toute contamination. «J’ai utilisé des produits chimiques pour les excréments, précise la biologiste. En ce qui concerne les os, je me suis servie de machines sophistiquées pour les broyer. Quant aux quelques biopsies reçues, les peaux sèches ont dû être réhydratées avant d’être analysées. Au final, ce type de méthode non invasive, encore peu utilisée, pourra servir de modèle à d’autres études.»

De l’intérêt d’une espèce semi-aquatique

Et pourquoi donc se pencher sur la généalogie de ce mammifère polygyne – chaque mâle possède son harem – certes iconique, mais aussi terriblement compliqué à aborder ? Luca Fumagalli donne trois raisons. «Premièrement, nous nous attendions à des conclusions originales puisqu’il s’agit d’une espèce semi-aquatique, contrairement aux autres espèces africaines de la savane dont la génétique des populations a été étudiée à ce jour. Deuxièmement, les hippopotames sont sous-étudiés, ce qui les rend attractifs. Même si le manque de données écologiques complique l’interprétation des résultats. Enfin, cette espèce menacée décline fortement. Depuis quelques années, la population s’est réduite de 20%. Par rapport à la diminution historique, c’est une catastrophe.»

D’après le site de l’IUCN (International Union for Conservation of Nature), on recense entre 125’000 et 148’000 hippopotames aujourd’hui. Christophe Dufresnes note ici que selon l’analyse des données génétiques récoltées, une simulation indique une population actuelle «d’un peu moins de 200’000 individus. On peut donc dire que nous sommes assez précis». D’où la valeur des résultats obtenus grâce à l’analyse des gènes ramassés en Afrique. «Nous avons pu estimer l’expansion des hippopotames vers la fin du Pléistocène à 500’000 individus, signale Céline Stoffel. La chute de la population date d’après cette période, à partir d’il y a 15’000 ans. Elle est due à l’aridification du territoire africain et, plus récemment, à l’intervention de l’homme dans la fragmentation de son habitat.»

Céline Stoffel et Christophe Dufresnes Technicienne de laboratoire. Chercheur FNS. Tous deux au Département d’écologie et évolution. Nicole Chuard © UNIL
Céline Stoffel et Christophe Dufresnes
Technicienne de laboratoire. Chercheur FNS. Tous deux au Département d’écologie et évolution.
Nicole Chuard © UNIL

Quand l’Europe gèle, l’Afrique se dessèche

L’Europe a subi les glaciations, en moyenne tous les 100’000 ans, suivies de périodes interglaciaires d’environ 20’000 ans, durant lesquelles les températures étaient plus clémentes. «L’Afrique a vécu les mêmes processus astronomiques, liés à des cycles de la Terre autour du Soleil, mais qui se sont traduits par des phases sèches, puis des phases humides, relate le chercheur Christophe Dufresnes. Cela a eu un fort impact sur la distribution des espèces au cours des dernières centaines de milliers d’années.» Jusqu’à ce jour, les rares animaux étudiés en Afrique, liés à la savane – gazelles, antilopes, éléphants, girafes, lions, hyènes – démontraient que pendant les cycles secs, ils étaient contraints de se confiner dans des zones refuges.

«Durant les périodes d’aridification, la zone de savane s’étend, décrit Céline Stoffel. Ce qui signifie que les animaux n’ont plus d’endroit pour boire. Ils vont donc se rendre où se trouvent des réservoirs d’eau. Là, ils se stabilisent, le temps que la période sèche se termine. Ainsi, dans ces zones refuges, la diversité génétique augmente, car les populations ont survécu plus longtemps. De plus, ces lieux étant éloignés les uns des autres, cela amène parfois à des différenciations génétiques de groupes.» La technicienne de laboratoire a pu établir que les hippopotames, eux, totalement dépendants de l’eau pour se déplacer, n’ont rien de comparable avec les autres ongulés.

L’exception hippopotamesque

«Il est impossible de mettre en évidence une structuration génétique significative entre les populations de Côte d’Ivoire, d’Afrique du Sud ou du Kenya, souligne Luca Fumagalli. La seule explication plausible est que ces populations ont été fortement connectées dans le passé, grâce à de fréquents débordements des réseaux hydrographiques lors des périodes humides. Ce qui a permis une dispersion massive de ces animaux au niveau continental.»

Christophe Dufresnes ajoute qu’il y a 100’000 à 200’000 ans, on voyait des hippopotames partout en Afrique, suite à l’explosion des rivières. «A cette époque-là existaient des méga-lacs, par exemple au Tchad, qui est maintenant en train de s’assécher. Le «paléo-lac Méga-Tchad» d’alors était beaucoup plus grand que la mer Caspienne. Il couvrait une grosse partie du continent africain, ce qui aidait les hippopotames dans leurs déplacements. D’ailleurs, au cours des derniers millions d’années, on estime qu’une petite vingtaine d’espèces étaient distribuées en Afrique, en Asie et en Europe.»

De la sorte, toutes les populations se sont mélangées et les différenciations génétiques se sont faites plus récemment au niveau régional. Vraisemblablement suite à l’aridification du continent africain et à l’intensification des activités humaines : tout le contraire des autres mammifères. Telle est l’exception hippopotamesque. «Au niveau local, les populations actuelles sont fragmentées et fortement différenciées d’un point de vue génétique. Alors qu’au niveau continental, il n’y a pas de distinction entre les populations d’Afrique de l’Ouest, de l’Est ou du Sud», relève Luca Fumagalli. L’aridification du Sahara, et du continent africain, il y a environ 10’000 à 15’000 ans, a cependant forcé les hippopotames à la déconnexion. Et aujourd’hui, ils risquent de souffrir de problèmes de consanguinité.

Une piste pour la sauvegarde du grand mammifère

«Notre étude aide à définir des stratégies de gestion des populations basées sur la diversité génétique», se réjouit Luca Fumagalli. Concrètement, l’Homme peut encore agir pour éviter la disparition des hippopotames qui sont présents sur la «Liste rouge» de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) depuis 2006. Selon Luca Fumagalli, la diminution des effectifs vient en partie du braconnage – leurs dents sont recherchées pour l’ivoire – mais est surtout liée aux perturbations des réseaux hydrographiques et à l’assèchement de leurs zones d’habitat.

«D’après les résultats de nos recherches, nous pensons que pour avoir une méthode de conservation efficace, il faut favoriser les échanges entre les individus d’un même bassin hydrographique, plutôt que de prendre un individu d’Afrique du Sud pour l’amener au Congo», affirme Céline Stoffel. Par exemple en aménageant des couloirs d’eau entre deux zones fragmentées, car les espaces aquatiques sont des voies de passages permettant une mixité génétique. Et aussi bien dans les eaux douces, rivières ou fleuves, que sur les bords de mer, puisqu’il existe une population marine en Guinée – Bissau, dans l’archipel des Bijagos.

Un cousin de la baleine

Créature décidément étrange, l’hippopotame est un cousin de la baleine, comme l’ont découvert quasiment simultanément les généticiens et les paléontologues (on peut le voir dans le tout récent Atlas des vertébrés, Lire ici). Leur ancêtre commun a même un nom depuis 2015, grâce aux recherches de paléontologues français au Kenya : Epirigenys lokonensis. L’hippopotame demeure donc aussi imposant que surprenant. «C’est presque une anomalie au sein des mammifères, rigole Christophe Dufresnes, un animal venu d’ailleurs.»

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* Stoffel C., Dufresnes C., Okello J.B., Noirard C., Joly P., Nyakaana S., Muwanika V.B., Alcala N., Vuilleumier S., Siegismund H.R. et al., 2015. «Genetic consequences of population expansions and contractions in the common hippopotamus (Hippopotamus amphibius) since the Late Pleistocene». Molecular Ecology 24 (10), pp. 2507-2520

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