L’historien de l’art Michel Thévoz nous révèle les mystères et la séduisante étrangeté de «La photo brute». De quoi balayer repères et conventions.
L’art brut est généralement associé à la peinture, au dessin, à la sculpture. Beaucoup plus rarement à la photographie. Dans sa vocation de reproduction du réel, cette dernière peut même sembler particulièrement incompatible avec la liberté de créateurs que l’on a voulu longtemps – mais de façon trop simpliste – «indemnes de culture».
Et pourtant, La photo brute existe, nous rappelle Michel Thévoz dans un petit opuscule inédit et largement illustré. S’y côtoient auteurs anonymes et figures désormais bien connues de l’art des marges. Leurs images, fascinantes, troublantes, intrigantes, parfois choquantes, participent d’une esthétique autre, différente, souvent proche de l’accident et du ratage, mais d’un ratage particulièrement réussi puisque, par contrecoup, il révèle et dénonce le fonctionnement extrêmement formaté des images «normales» qui nous entourent et nous submergent au quotidien.
Chimères
«Les brutistes se servent de leur appareil à contre-emploi, dans un sens ou dans l’autre, en irréalisant leur quotidien ou en hyperréalisant leurs chimères», résume Michel Thévoz, qui fut conservateur de la Collection de l’art brut de 1976 – date de sa fondation – jusqu’en 2001. L’historien de l’art vaudois souligne notamment comment «les photos de magazine ou les vignettes publicitaires tiennent lieu d’entames figuratives et d’incitations métaphoriques» chez Aloïse, alors qu’Adolf Wölfli procède à l’inverse par inclusion.
Le lecteur découvre ensuite les intrigantes photographies de Jean-Marie Massou et de Guy Brunet qui, tous deux, avaient choisi de figurer eux-mêmes dans l’image, quitte à en confier la réalisation à un autre. Il explore en passant de curieux clichés spirites peuplés d’apparitions lumineuses et de fantômes cotonneux. Il partage le voyeurisme des uns, le fétichisme des autres, s’attarde sur la violence paradoxalement très lisse des visages hybrides et mutilés de Mettraux. Bref, «un florilège dédié à un autre état de l’œil», comme le résume Antoine Gentil dans la préface.
Une définition de la photo brute? Elle est impossible même à imaginer tant ses manifestations sont multiples. On se contentera donc d’un dénominateur commun aux photographes bruts relevé par Michel Thévoz: «(…) le traitement atypique qu’ils infligent aux épreuves (si bien nommées), et plus précisément les libertés qu’ils prennent avec ce qui se donne pour la réalité même».