Entretien avec Elisabeth Holm, chargée de recherches à l’Institut religions, culture et modernité. Christian Grosse, professeur dans le même institut. Ainsi qu’avec Adrien Bridel et Rémy Zanardi, mémorants. En complément de l’article paru dans Allez savoir ! 62, janvier 2016.
Les petits volumes reliés sont disposés sur une table de consultation, au Département des manuscrits de la Bibliothèque cantonale et universitaire (BCU), à Dorigny. Sur les pages minces court une écriture bien lisible. Pendant plusieurs décennies, Alexandre César Chavannes (1731-1800) a rédigé, raturé, recommencé, annoté à la plume l’œuvre de sa vie, Anthropologie, ou Science générale de l’homme. Ce travail non daté n’a jamais été édité, pour des raisons que l’on ignore. En 1788, un index de ces volumes a toutefois été publié à Lausanne. «Les entrées imprimées correspondent le plus souvent aux entrées manuscrites», note Elisabeth Holm. Ce qui confirme l’ambition de l’auteur : réunir sous un même toit de papier les sciences de l’âme et celle du corps. «Ce travail de synthèse, que d’autres comme Buffon réalisent à l’époque, constitue la modernité de A. C. Chavannes. Il traite de l’Homme dans toutes ses dimensions», ajoute Christian Grosse.
Riche vie intellectuelle
Matériellement difficiles d’accès, ces documents sortent de l’ombre grâce à la plateforme en ligne Lumières.Lausanne. Pilotée par les historiens Béla Kapossy, Séverine Huguenin et Béatrice Lovis, elle met en valeur la riche vie intellectuelle, sociale et culturelle de la Suisse francophone au XVIIIe siècle. Patiemment, les chercheurs transcrivent les textes dans deux versions. La première, dite «diplomatique», reprend l’original dans les moindres détails, comme les ratures, les retours à la ligne, etc. Cette «photographie» intéresse surtout les scientifiques. La seconde version, dite «éditée», permet à chacun de lire le texte facilement. Un peu facilitée par une numérisation en haute résolution des volumes, réalisée par la BCU, cette minutieuse tâche de transcriptionest indispensable pour rendre la source accessible aux personnes intéressées par les Lumières, où qu’elles se trouvent.
Personnage secret
L’aventure de l’Anthropologie est née d’un séminaire mené par Christian Grosse et Béla Kapossy, professeur associé en Section d’histoire. Un cours suivi par Elisabeth Holm, Adrien Bridel et Rémy Zanardi. «Nous avons commencé par travailler sur le premier volume, recherché tout ce que Chavannes a écrit, rassemblé la rare littérature secondaire existante et tenté de brosser un portrait du personnage», se souvient Elisabeth Holm. Personnage secret, l’auteur n’a pas laissé de correspondance connue. Des archives familiales, découvertes chez un descendant du savant, font espérer y trouver des informations supplémentaires.
Toutefois, le texte est là. «Le séminaire a permis de mettre en valeur la contribution des Lumières d’orientation protestante», explique Christian Grosse. Selon ces dernières, les sciences de l’Homme devaient trouver un compromis entre l’histoire biblique et les résultats des recherches modernes. «La conciliation des deux est tout à fait typique de l’approche protestante», complète le professeur. De plus, A. C. Chavannes insiste sur l’idée que la religion tient moins dans ses dogmes, comme la prédestination, que dans la morale. «Une pensée caractéristique de cette époque: la pertinence d’une religion se vérifie à la manière dont elle transforme les Hommes», ajoute Christian Grosse.
L’aspect pédagogique de l’œuvre intéresse tout particulièrement Elisabeth Holm. Un domaine qu’A. C. Chavannes aborde de manière détournée à nos yeux… par l’anatomie ! «Le premier volume de l’Anthropologie traite surtout de médecine. Car pour l’auteur, qui fut enseignant, il faut partir de nos moyens de perception pour comprendre comment l’Homme apprend, de l’enfance à l’âge adulte. Il tente de bâtir une pédagogie naturelle, qui tienne compte de la machine corporelle.» Au fil de ses lectures, la chercheuse se penche également sur les références implicites à l’œuvre de Rousseau qui pourraient se nicher dans les manuscrits. Ou peut-être à d’autres penseurs de son temps. En effet, «A. C. Chavannes fut un élève du pédagogue Jean-Pierre de Crousaz», complète Adrien Bridel.
L’ethnologie passe en français
Après une formation en théologie, l’auteur devint professeur puis recteur de l’Académie, dont il fut également le bibliothécaire. C’est à lui que l’on doit le premier catalogue de cette institution, en 1779. Esprit universel, A. C. Chavannes a rédigé 327 articles de l’Encyclopédie d’Yverdon, avant que cette collaboration ne cesse brusquement. Ce personnage se tint à l’écart de la riche vie sociale de son époque. Le seul portrait dont on possède la mention a été probablement détruit dans un incendie.
Germanophone, A. C. Chavannes a vécu à Bâle. Proche de la famille Bernoulli, qui comptait plusieurs mathématiciens, il étudia probablement «les travaux allemands qui avaient mis en place la notion – nouvelle – d’ethnologie. Un terme qu’il fait passer dans la langue française», note Christian Grosse.
Impasse sur les sources
Dans son vaste manuscrit, et comme c’était l’usage à son époque, A. C. Chavannes «ne cite pas souvent ses sources», constate Adrien Bridel, qui travaille sur les parties 5 (noologie, ou étude de l’esprit humain) et 6 (boulologie, ou étude de l’Homme moral). «Il ne le fait que dans le cas des auteurs antiques ou de la Bible». Ce qui rend très compliqué le pistage des références utilisées par le théologien. Heureusement, son catalogue de la bibliothèque de l’Académie, ainsi qu’une bibliographie d’ouvrages importants, qu’il a rédigée à l’intention des étudiants, limite – un petit peu – le champ des possibles.
Toutefois, A. C. Chavannes cite davantage ses sources dans son dernier volume. La Théogonie d’Hésiode (VIIIe siècle avant J.-C.) y apparaît régulièrement, tout comme des récits de voyage ou des intellectuels contemporains. Le volume intitulé Mythologie, sur lequel Rémy Zanardi se concentre pour son mémoire est différent des autres tomes, car «les entrées de la table des matières imprimée en 1788 diffèrent des chapitres du manuscrit. Certains, annoncés, n’existent pas». Peut-on imaginer un texte manquant ? Un travail interrompu ? L’absence de documents ou de lettres ne permet pas – encore – de l’expliquer.
Mythologie s’avère assez compliqué à déchiffrer, puisqu’il est saturé de ratures, contrairement au reste de l’œuvre. De quoi traite cet ultime volume ? «L’auteur part de l’idée que tous les peuples ont commencé par le théisme. Puis, certains se sont tournés vers le polythéisme, jugé négativement par A. C. Chavannes», explique Rémy Zanardi.
Exploration à poursuivre
Il reste encore un immense ouvrage à réaliser pour explorer les méandres de l’Anthropologie. Ainsi, les volumes consacrés à la grammaire et à l’étymologie, peuplés de mots en grec et en hébreu, requièrent le savoir des linguistes. Dans des pages que personne n’a lues depuis deux siècles se nichent peut-être des passages qui illustrent la naissance de sciences humaines comme l’anthropologie et l’ethnologie. A côté de Paris et de Londres, l’ensemble démontre enfin la place très honorable tenue par la Suisse francophone dans les débats intellectuels de la fin du XVIIIe siècle.
En ce moment, Christian Grosse œuvre à rassembler les moyens de financer deux thèses. L’œuvre de Chavannes, qui fut souvent oubliée car difficile d’accès pour des raisons matérielles, le mérite alors qu’elle sort enfin au grand jour, grâce au travail patient des chercheurs et aux moyens informatiques de Lumières.Lausanne.