Juste Olivier (1807-1876) est tombé dans l’oubli. Il a pourtant publié un livre crucial, «Le Canton de Vaud. Sa vie et son histoire». 1200 pages qui ont offert pour la première fois aux Vaudois une vision globale de leur culture. Directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, Daniel Maggetti le remet à sa place de fondateur de l’identité vaudoise.
Il était à la fois poète, écrivain et historien. A 21 ans, il gagne un concours de poésie à l’Académie de Lausanne. A 30 ans, il publie une oeuvre monumentale sur le canton de Vaud. A 35 ans, il donne aux Vaudois leur plus grand héros. Bref, Juste Olivier, homme de lettres précoce dont la vie recouvre les troisquarts du XIXe siècle, n’était pas un écrivain comme un autre.
Sans lui, l’histoire vaudoise – celles des Lettres comme l’histoire tout court – ne serait sans doute pas la même. Qui se souvient pourtant de lui dans le Pays de Vaud? Les habitants du village de Gryon, où l’écrivain vécut la dernière partie de son existence, l’ont célébré en 2007 pour le bicentenaire de sa naissance. Mais sinon, pour la plupart des Vaudois, son nom n’évoque plus guère qu’une courte avenue de Lausanne qui plonge abruptement vers le lac.
Une nation en quête de références
Professeur de littérature à l’UNIL, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, Daniel Maggetti redonne à Juste Olivier son rôle fondateur dans l’identité de sa région. Au début du XIXe siècle – l’écrivain naît en 1807 – la nation vaudoise doit se doter de nouvelles références culturelles.
Après 300 ans d’occupation bernoise, le pays est enfin libre; il est aussi doté d’institutions démocratiques toutes neuves. Mais à cette nouvelle organisation politique doit répondre un nouveau ciment spirituel. Le pays a une structure, il lui manque encore une conscience de soi.
Il n’est pas seul dans ce cas: après les bouleversements de la Révolution française, toutes les nations européennes se cherchent un nouveau socle spirituel. A l’instar de contemporains comme Jules Michelet en France ou Rodolphe Töpffer à Genève, Juste Olivier va endosser le rôle de bâtisseur d’identité pour le Pays vaudois. Selon Daniel Maggetti, il aurait même «inventé» le Canton de Vaud.
Un ouvrage d’histoire colossal
«Toute l’oeuvre de Juste Olivier est centrée sur la nécessité de donner corps à l’identité culturelle de sa région», dit le professeur de l’UNIL. Au sein d’une production qui comprend beaucoup de poèmes, Daniel Maggetti met cependant l’accent sur un ouvrage d’histoire qui incarne l’ambition «olivienne» de façon spectaculaire.
De 1837 à 1841, alors qu’il est professeur d’histoire à l’Académie de Lausanne (l’ancêtre de l’UNIL), Juste Olivier publie un ouvrage colossal qu’il décrit lui-même comme «un monument» érigé à sa patrie. A vrai dire, il suffit de soupeser l’objet pour s’en faire une première idée: «Le Canton de Vaud. Sa vie et son histoire» compte plus de 1200 pages qui décrivent le pays vaudois avec une foi et une précision de bénédictin.
«Le pays», «Le peuple», «L’histoire»
Publié en deux tomes, le livre est structuré en trois parties: «Le pays», «Le peuple», «L’histoire». Juste Olivier commence par décrire la géographie du canton, lové entre un Jura prosaïquement industriel et des Alpes poétiquement pastorales. Il poursuit avec une description minutieuse des moeurs vaudoises, de l’origine entre vallons et forêts du terme «vaudois» jusqu’à la danse de la coquille, «espèce de fandango provençal».
Il s’attarde passablement sur le patois vaudois, cette «masse bouillonnante » mais déjà en déclin. Et il finit – c’est de loin la partie la plus volumineuse – par une longue immersion dans l’histoire de la région, du règne bourguignon de l’an 500 à la Restauration de 1830, en passant par cette année 1813 où Berne menace de reprendre sa domination.
Patriote, pas idéologue
Il ne faut cependant pas se tromper sur la nature de ce vaste traité: «Juste Olivier n’est pas un idéologue, dit Daniel Maggetti. Bien que son projet soit patriotique, l’écrivain ne propose pas une bible de l’identité vaudoise: «Le Canton de Vaud» ne met pas en avant une identité toute faite ou une essence vaudoise qui serait immuable. Juste Olivier n’assène aucune certitude et n’utilise ni emphase ni glorification dans ses descriptions. Il ne met pas en doute l’existence d’un peuple vaudois, mais selon lui, l’identité résulte de la superposition de couches successives qui se constituent avec le temps. Son livre est un portrait complet où la légende, la poésie et les connaissances scientifiques ne sont pas séparées les unes des autres. Mais son objectif est seulement de faire état de tout ce qui constitue le corps vaudois, y compris de ses éléments contradictoires.»
Le Pays comme un tout
Si Juste Olivier «invente» le Pays de Vaud, c’est donc d’abord en offrant pour la première fois à ses concitoyens une vision globale de leur culture : «Avant ce livre, les Vaudois ne connaissaient que des aspects épars de leur région. Juste Olivier a effectué un énorme travail de répertoire. Il a rassemblé un grand nombre de sources, des traditions orales aux anciennes chroniques latines et aux recueils d’histoire suisse de l’époque.»
Et pour pouvoir décrire l’ensemble du territoire et de ses habitants, il a écumé le canton sur toute sa surface. «Nous avons compté et recompté les montagnes, les bois, les prés, les champs, tout jusqu’aux buissons et aux pierres. Point de fleur, point d’oiseau que nous n’ayons regardés, admirés et chéris!», dit l’épilogue du tome II.
L’évocation poétique au pouvoir
Mais la valeur fondatrice de l’oeuvre réside autant dans ses qualités littéraires que dans son contenu. «Dans «Le Canton de Vaud», Juste Olivier ne mise pas seulement sur la connaissance objective, mais aussi et surtout sur les pouvoirs de l’évocation poétique», relève Daniel Maggetti. Et comme l’histoire vaudoise offre peu de grands événements fédérateurs, «il utilise la moindre trace d’activité humaine pour mettre en récit des anecdotes ou des curiosités qui peuvent déclencher la rêverie».
Les restes d’une tour, quelques vieilles pierres, la découverte d’un mot ancien lancent l’écrivain dans des digressions où le recours au «je» n’est pas rare. Il suffit même parfois «d’une fleur blanche ou du passage de la brise sur le lac» pour plonger dans le passé. Ce procédé littéraire typiquement romantique, où faits et états d’âme se mêlent inextricablement, où le paysage conduit à l’histoire, exprime le Pays vaudois comme un ensemble dont les éléments sont indissolublement liés. Il signifie aussi, dit Daniel Maggetti, «que l’identité est une affaire de regard. En cela, Juste Olivier a un caractère très moderne.»
Juste Olivier est exhumé et défendu par Ramuz
Au moment de sa publication, «Le Canton de Vaud» n’a pas connu le succès espéré par son auteur – et de loin. Ecrit pour les étudiants de l’Académie de Lausanne, le livre est très peu lu audelà de ce cercle. «Il a été très mal reçu, dit Daniel Maggetti. Il ne correspondait pas assez à l’idée qu’on se faisait de l’histoire à l’époque. Il était trop nuancé.»
Renvoyé de l’Académie en 1845 par la révolution radicale, exilé ensuite à Paris, Juste Olivier entre dans une longue période d’oubli dont son oeuvre et lui ne ressortent que bien après sa mort. En 1898, pour le centenaire de l’indépendance vaudoise, on met l’écrivain à l’honneur.
En 1938, la section locale de Zofingue réédite «Le Canton de Vaud» avec une lettre de Ramuz en guise de préface – sans doute, le plus grand moment de gloire d’Olivier à ce jour.
Après avoir fustigé le manque de reconnaissance des Vaudois, l’auteur de «Derborence», alors au sommet de sa célébrité, hisse son prédécesseur au panthéon des lettres romandes en disant de lui : «C’est notre classique vaudois, notre seul classique vaudois.» En dépit de cette réhabilitation flamboyante, Juste Olivier retombe dans l’ombre pendant le reste du XXe siècle et jusqu’à récemment, où, grâce à Daniel Maggetti, un rai de lumière éclaire à nouveau son visage fervent.
Pierre-Louis Chantre
Pour se grandir de la vertu des autres, les ancêtres des logeux de l’avenue de Beaulieu ont distribué plaques et statues à ceux qui n’ont plus la parole. De Davel à Olivier. Notamment. Alors que, de leur vivant, ceux que l’on a honoré ensuite en silence n’avaient pas droit au chapitre, étaient exilés ou décapités. L’ombre toute puissance d’un Dapples, garde-forestier qui ne voulait pour Lausanne, avec ses amis Mercier, que des rails et pas d’Université, confirme qu’il ne faisait pas bon être intellectuel à Lausanne. Ce cynisme comme mode d’exercice du pouvoir est directement hérité de l’occupant bernois. La longue occupation a laissé des traces profondes et indélébiles dans la mentalité vaudoise. C’est sur cette mentalité d’occupé qu’a reposé le pouvoir douteux de ces marchands de mercenaires. Ramuz est un saint, puisqu’il a rendu justice à Olivier. Mais c’était déjà un peu tard. Ainsi va l’histoire du canton de Vaud.