C’était le 1er octobre 1968. La TSR diffusait sa première soirée en couleur. La fin du noir & blanc, la fin d’une époque. Cette même année, le cap du million de ménages helvétiques disposant d’une télévision était franchi. Désormais, la TV allait être pour tous et en couleur. Mais que de résistances pour en arriver là…
Printemps 68: la jeunesse se soulève en France et dans le reste du monde – à Prague comme aux Etats-Unis. C’est le début d’une révolution qui va remodeler la société: le rapport à l’autorité, l’enseignement, les moeurs, la répartition des tâches dans les familles, les relations parents-enfants, plus rien ne sera comme avant.
Divers outils «technologiques» sont cités par les historiens comme adjuvants de cette métamorphose sociale: la pilule contraceptive, par exemple, qui a permis aux femmes de prendre le contrôle de leur corps, et aux couples de dissocier la sexualité de la reproduction.
Et maintenant, la couleur
Mais, dans l’avalanche de nouveautés introduites ces années-là, on oublie trop souvent un élément fondamental: en 1968, le 1er octobre précisément, la couleur faisait son apparition dans les petites lucarnes suisses, et, la même année, le millionième téléviseur était vendu en Suisse. La TV de masse était en marche, avec un foyer sur cinq qui se retrouvait désormais équipé.
Pour tous ceux qui étaient en âge de regarder la télévision ces années-là, le premier souvenir, ou en tout cas le plus marquant, c’est bien sûr l’alunissage des Américains: «C’est le premier événement qui a été véritablement construit comme un spectacle télévisuel, et qui a été vécu comme tel», explique François Vallotton, professeur d’histoire à l’UNIL.
La TV fera-t-elle exploser les foyers suisses?
Mais, avant d’en arriver à ce grand moment de communion mondiale, le petit écran a dû surmonter bien des résistances. Au tout début des années 1950, quand la TV suisse n’était encore qu’une idée, diverses voix, notamment de parlementaires, se sont élevées pour protester contre le financement par la Confédération d’un «service d’expérimentation » qui verra la SSR prendre en charge le service des programmes de la télédiffusion.
Parmi les craintes exprimées: que la famille helvétique se trouve sapée dans ses fondements par l’arrivée d’un tel objet. Plutôt que d’être centré sur lui-même, le foyer risquait de se perdre dans la contemplation du petit écran.
La télévision a changé les dynamiques familiales
«On n’a évidemment jamais vécu telle dislocation, analyse François Vallotton, mais un élément s’est vérifié: au fil des ans, la TV a pris une place prépondérante dans les salons. Elle est effectivement devenue le centre des regards, et a profondément changé les dynamiques familiales. Les soirées surtout ont été occupées à regarder des émissions, tandis que la télévision, après quelques premières formes de visionnement collectif (dans les cafés ou via les télé-clubs), se limite toujours davantage à la sphère domestique.»
Plus étonnant, des voix se sont aussi élevées pour protéger la radio contre le média en devenir: «Pas un sou de la radio pour la télévision» est devenu un cri de ralliement de tous ceux qui avaient bien compris que la TV allait coûter très cher, et qui ne voulaient pas que les investissements nécessaires à sa mise en oeuvre s’opèrent au détriment de la radio», explique l’historien de l’UNIL.
Les ondes feraient-elles tourner le lait des vaches?
Certaines oppositions font d’ailleurs sourire au XXIe siècle: la peur que les ondes ne fassent tourner le lait des vaches ou détruisent le cerveau, que l’écran ne rende aveugle ou que des messages subliminaux ne soient transmis. Sourire, mais aussi réfléchir: ce qu’on peut lire aujourd’hui sur les effets néfastes de l’ordinateur ou du cellulaire n’est finalement pas si différent…
Un parlementaire a pour sa part des réticences qui reflètent bien les questions soulevées au sortir de la guerre par l’emprise grandissante de la technologie dans la vie quotidienne. Des questions qu’un George Orwell a thématisées dans son «1984» (écrit en 1948) avec le fameux «Big Brother is watching you». Un politicien s’inquiète ainsi de la présence de cet oeil électronique (la caméra) susceptible de déboucher sur des usages incontrôlés
Si ces réserves ont pu s’exprimer, elles n’ont toutefois pas eu de lourdes conséquences sur le devenir de la télévision. D’autres ont eu plus de poids. La Suisse étant confrontée à la concurrence des systèmes télévisuels de ses grands voisins, on en vient à présenter l’«étrange lucarne» comme de nature à disloquer la cohésion et l’identité nationales.
Du folklore et de la culture
Face à ces craintes, les dirigeants de l’époque ont su privilégier des émissions à caractère «folklorique», comme la Fête des narcisses de Montreux (qui ouvre les Semaines de l’Eurovision en juin 1954) ou la Fête des vignerons en 1955 – un moyen de montrer par l’exemple qu’une télévision de service public était propre à contribuer à la promotion des valeurs spirituelles du pays…
Après bien des discussions, la télévision suisse a pris son essor, avec des émissions sporadiques depuis Zurich dès 1953, et de Genève une année plus tard. De moins d’une heure par jour, la télévision passe progressivement à quatre ou cinq heures de diffusion quotidiennes.
La radio le matin et à midi, la TV le soir
«La télévision est apparue dès ses débuts comme un média du soir, observe le professeur de l’UNIL. La radio a donc investi rapidement et fortement le créneau de midi, puis du matin, avec un accent fort sur l’information. Elle a profité alors de son avantage en matière de rapidité de diffusion de l’information – il faudra le développement de caméras plus maniables et l’arrivée du satellite pour que la télévision puisse concurrencer la radio sur ce plan.»
Les Suisses prennent donc l’habitude d’écouter la radio la journée, au lever et à midi surtout, et de regarder la télévision en fin de journée – un mode de consommation qui reste aujourd’hui encore très répandu.
Une tribune pour les gauchistes ou les xénophobes?
Dès les années 1950, mais plus encore quand la télévision devient un média de masse en 1968 (en huit ans, la Suisse est passée de 130’000 à un million d’appareils vendus), le débat quant au pouvoir exercé par le petit écran dans la formation de l’opinion publique est lancé. On craint que l’influence exercée jusqu’ici par les partis traditionnels ne disparaisse, que l’extrême gauche trouve une tribune pour ses idéaux, ou, au contraire, que la xénophobie ne soit attisée par la médiatisation de personnages tels que James Schwarzenbach.
La représentativité des différents courants politiques et le traitement «objectif » des informations seront un souci constant de la SSR. A droite comme à gauche, on lui reprochera pourtant respectivement d’apporter la parole de Moscou ou d’être la «voix de son maître». Mais c’est plutôt sur les questions de moeurs que le combat s’est envenimé: on a accusé la télévision de faire oeuvre de subversion et de saper les valeurs morales – on est en 68, après tout…
Homosexualité, direct et scandale
«Un Temps Présent consacré à l’homosexualité, dont la diffusion avait pourtant été retardée en seconde partie de soirée, a créé un véritable scandale, rappelle François Vallotton. Mais ce sont surtout trois émissions destinées aux jeunes – Profils, Canal 18 / 25 et Regards – qui ont défrayé la chronique en Suisse romande, entre 1969 et 1971. Ces émissions innovaient tant sur la forme que sur le fond: on voulait privilégier une télévision participative grâce au recours au direct, tout en abordant des sujets comme la sexualité, l’objection de conscience, la condition de saisonnier, etc.»
Lors d’une émission de Canal 18-25, une journaliste danoise a fait l’apologie de l’amour libre dans un débat consacré au mariage. Vu l’ampleur des réactions, le direct a été aussitôt abandonné. Murielle Jaton, étudiante en histoire de l’UNIL, a consacré son mémoire à ces polémiques et par là même aux limites de la liberté d’expression à la TSR dans ces années post-soixante-huitardes.
La fin de la lecture?
En dehors de ces discussions, les récriminations sur les dangers que le média ferait courir à la jeunesse sont relativement rares. Surprenant quand on constate combien la question de la violence est devenue centrale aujourd’hui au moment d’aborder la relation de l’enfant et de l’image. Il y a bien des gens, dès les années 1950, pour dénoncer la fin de la lecture et donc celle de la civilisation, comme Georges Duhamel en France, mais l’accueil est dans l’ensemble positif: «Il y a tout de suite eu la volonté de la part des responsables d’utiliser la TV (comme l’avait fait la radio scolaire) comme outil didactique, de faire des émissions pédagogiques destinées aux enfants, explique le professeur de l’UNIL. En France par exemple, le Ministère de l’éducation a fait diffuser dès 1952 des programmes éducatifs.»
«La TV a transformé la vision du monde des Helvètes»
Si les enfants et la famille n’ont pas été affectés par l’arrivée généralisée de la télévision, on peut néanmoins se demander ce qu’elle a changé dans leur vie. «Je pense que, par son don d’ubiquité et sa prise croissante sur l’instantanéité de l’actualité, la télévision a profondément transformé la vision du monde des Helvètes, qu’elle a contribué à leur ouvrir l’esprit et à leur faire découvrir des horizons nouveaux, qu’ils soient lointains ou locaux. On oublie aujourd’hui qu’à l’époque, rares étaient ceux qui pouvaient voyager. La TSR a offert un regard sur le monde, et pas n’importe lequel puisque les reportages de Continents sans Visa étaient réalisés par des gens comme Goretta, Soutter ou Tanner. »
A l’appui de cette thèse, on citera l’une des toutes premières émissions en couleur diffusées sur la TSR, le 1er octobre 1968. Elle s’intitulait «Visite à Persépolis ». Pour cette soirée historique, «votre» télévision proposait, entre autres, ce documentaire d’une demi-heure consacré à la belle et antique cité perse. Difficile de faire mieux, en matière d’ouverture. Et, tant qu’à être dépaysé, mieux valait «voyager» en couleur.
Sonia Arnal
Pour en voir plus:
Pour (re)découvrir les images de l’arrivée de la couleur à la TV suisse, allez à l’adresse: archives.tsr.ch/dossier-couleur
Et pour la même révolution en France: www.ina.fr/archivespourtous