Les archéologues et les paléontologues et ne sont plus seuls à écrire l’Histoire. Ils sont désormais épaulés par des généticiens capables de déterminer quand et comment des populations ont migré ou se sont métissées, à l’instar d’Homo sapiens et de Néandertal. Rencontre avec Anna-Sapfo Malaspinas, spécialiste en biologie computationnelle et évolutive à l’UNIL.
A pour adénine, C pour cytosine, G pour guanine et T pour thymine. Bases de notre ADN, ces quatre lettres, qui se succèdent sur des millions de séquences, fascinent Anna-Sapfo Malaspinas, professeure assistante au Département de biologie computationnelle de l’UNIL et spécialiste en génétique des populations. En analysant et en comparant le séquençage de différents génomes, à l’aide d’outils computationnels, de modèles mathématiques et d’algorithmes, elle essaie de déterminer comment des individus de différents endroits du monde ou de différentes époques sont apparentés et quelles furent leurs relations.
Sa spécialité: l’ADN ancien. «À l’aide de données génétiques, on tente – pardon de le dire de façon grandiose – de réécrire l’histoire de l’Humanité, s’enthousiasme la chercheuse. C’est une formule assez jolie, proche de la réalité, même s’il ne faut pas s’attendre à ce qu’on découvre tout ce qui s’est passé ou qu’on puisse parvenir à de grands niveaux de détails. On se concentre surtout sur les hypothèses des paléontologues et des paléoanthropologues pour les appuyer, les infirmer ou proposer de nouveaux scénarios.»
Il n’empêche que certains chapitres de la Préhistoire ne se sont récemment écrits qu’à l’encre de la génétique. C’est le cas avec la découverte d’Homo denisovensis, en 2010, dans une grotte des montagnes de l’Altaï en Sibérie. Les paléontologues n’en ont mis au jour que des fragments, une phalange robuste, quelques dents… C’est l’ADN contenu dans ces fossiles qui a permis d’identifier cette nouvelle espèce du genre homo, proche de l’homme de Néandertal.
De quelques lettres à un génome complet
«Dans les années 80, on n’imaginait pas pouvoir extraire de l’ADN de restes fossiles, relate Anna-Sapfo Malaspinas; on pensait que ces tissus n’en contiendraient plus ou qu’ils seraient trop fragmentés pour être utilisables.» C’est à peine si on extrayait une centaine de lettres, autant dire rien au regard du milliard contenu dans le génome. «Mais grâce aux avancées technologiques de ces dernières années, qui concernent aussi bien l’ADN ancien que le moderne, on peut extraire de l’ADN présent en toute petite quantité et séquencer le génome complet d’un humain archaïque.»
Les premières données génomiques ont concerné des ossements conservés dans des conditions très froides, mais désormais, on arrive à étudier les empreintes génétiques de fossiles découverts dans des régions tempérées et même dans des zones chaudes et humides comme les Caraïbes, où l’ADN se conserve moins bien. «Aujourd’hui, pour le cas des humains anciens, on a à disposition des centaines de génomes séquencés à travers le monde, souligne la spécialiste. S’ils ne sont pas de qualité similaire aux génomes modernes – ce qui reste une difficulté –, ils nous permettent tout de même de remonter le temps et d’affirmer certains scénarios dont on ne pouvait être vraiment sûr à partir des seules données archéologiques ou des signes morphologiques des ossements. Et d’une certaine façon, cela change notre vision de notre humanité.»
Par exemple, la majorité des paléontologues a longtemps été persuadée qu’il n’y avait pas pu y avoir de métissage entre Homo sapiens et l’homme de Néandertal. Pour eux, en effet, la distinction morphologique très nette entre ces populations, ces espèces, l’excluait. La génétique nous prouve désormais le contraire: le génome des Eurasiens contient, en effet, encore aujourd’hui quelques pourcents d’ADN néandertalien (3 à 5% selon les individus). Les Néandertaliens (en Eurasie) et les Denisoviens (en Extrême-Orient), deux populations qui ont un ancêtre commun sorti d’Afrique il y a 300000 ans, ont également fricoté ensemble: en 2018, un nouveau fragment osseux, exhumé dans la grotte de Denisova, a mis les spécialistes en présence des restes d’une fillette de 13 ans née d’une mère néandertalienne et d’un père denisovien. On pense également que les hommes de Denisova ont contribué au génome des Papous et des Aborigènes australiens à hauteur de 4 à 6% d’ADN; les populations de l’est de l’Asie auraient, quant à elles, encore 1% de gènes denisoviens.
Génétique et migrations humaines
Il y a des dizaines de milliers d’années, plusieurs populations humaines, morphologiquement, culturellement et génétiquement distinctes, se sont donc côtoyées et parfois même accouplées avant de laisser Homo sapiens seul maître du monde. «On est aujourd’hui persuadé qu’il y a eu un flux de gènes entre les hommes anatomiquement modernes, les Néandertaliens et les Denisoviens», insiste Anna-Sapfo Malaspinas. C’est impossible de l’ignorer et cela change également notre approche pour comprendre la sortie d’Homo sapiens hors d’Afrique.» En comparant les ADN de différentes populations, les spécialistes peuvent calculer le temps de divergence de ces populations, c’est-à-dire estimer le moment au cours duquel deux populations se sont génétiquement séparées; à partir de là, ils peuvent également tenter de caractériser les migrations humaines. Pour avancer des datations, ils tiennent compte de la vitesse à laquelle se font les mutations génétiques et calculent le nombre de différences entre deux ADN. Anna-Sapfo Malaspinas a travaillé sur les populations d’Australie où l’on a retrouvé des fossiles très anciens. En comparant le génome d’un Aborigène australien, d’un Européen et d’un Africain, elle relève qu’il y a plus de différences entre un Australien et un Africain qu’entre un Africain et un Européen.
«Si, dans nos modèles, nous n’avions pas tenu compte de la contribution des Néandertaliens et des Denisoviens dans le génome de l’homme anatomiquement moderne, nous aurions déduit qu’il y avait d’abord eu une sortie d’Homo sapiens vers l’Australie, puis une seconde sortie vers l’Eurasie beaucoup plus tard, explique la spécialiste de l’UNIL. Par contre, en incluant les séquences d’ADN des archaïques, on ne peut plus réfuter une seule sortie d’Afrique. Bien sûr, il ne faut pas s’imaginer que tout le monde quitte le continent africain en même temps, mais nous ne sommes pas non plus en présence de deux vagues de migration d’Homo sapiens très distinctes dans le temps.»
Les origines des Papous et des Aborigènes
Anna-Sapfo Malaspinas et ses confrères collaborent étroitement avec les paléontologues. Parfois, elle peut compléter leurs données en l’absence de restes fossiles dans certaines régions, en Océanie par exemple avec les Papous et les Aborigènes australiens. La chercheuse de l’UNIL explique que les analyses des données génétiques ont daté les flux de gènes entre Homo sapiens et Homo denisovensis d’il y a 40000 ans, une date plus récente que le plus ancien Homo sapiens découvert en Australie, vieux de 60000 ans. Cela pourrait impliquer que l’Homme de Denisova ait été présent en Australie ou y soit arrivé il y a 40000 ans. Des hypothèses que les spécialistes de la génétique computationnelle n’avancent pas, car les paléontologues n’ont retrouvé aucun vestige denisovien au-delà de la ligne de Wallace, frontière biogéographique entre les écosystèmes indomalais et australiens. Mais ce flux de gènes soulève quelques questions. Homo sapiens a-t-il fait des allers-retours pour rencontrer Denisova? Les Denisoviens sont-ils arrivés après les Homo sapiens? Il y a 40000 ans, il y avait de l’eau, comment ont-ils traversé l’océan? Pour la chercheuse de l’UNIL, il est plus facile de penser que les Denisoviens se trouvaient déjà là. «Nos dates restent relatives, précise-t-elle, et il est tout à fait possible qu’elles soient erronées. Mais ce flux de gènes improbable est bien là! Avec l’amélioration des techniques, l’accumulation de données et le développement de nouveaux modèles, on va certainement réévaluer nos taux de mutation et réécrire plusieurs fois certaines parties de l’Histoire. C’est un vrai travail de détective!»
Dans les années à venir, on va également mieux comprendre ce qui se passe dans les portions du génome héritées des hommes archaïques. Ne conféreraient-elles pas des avantages au niveau de l’évolution? Les généticiens peuvent-ils savoir à quoi servent ces gènes anciens? «On ne le sait pas encore, répond Anna-Sapfo Malaspinas. Il y a peu de chance qu’ils aient une influence sur notre morphologie, mais les théories de biologie de base sur les métis laissent à penser qu’ils doivent conférer un avantage, parce que beaucoup de gens ont conservé ces parties d’ADN.» Par exemple, on a découvert dans le génome tibétain des portions d’ADN très distinctes de l’ADN chinois: ces gènes, impliqués dans le transport de l’oxygène dans l’hémoglobine, semblent très proches de l’ADN denisovien, comme si cette partie du génome avait été héritée des Denisoviens pour conférer aux Tibétains une meilleure aptitude à vivre en altitude.
Beaucoup de choses restent à découvrir et à comprendre grâce à l’ADN. Le domaine de recherche d’Anna-Sapfo Malaspinas a un bel avenir devant lui. Le développement de nouveaux protocoles d’extraction d’ADN permettra sans doute aux chercheurs de remonter toujours plus loin dans le temps. «Depuis peu, on arrive à séquencer de l’ADN environnemental conservé dans de la glace ou des sédiments, termine-t-elle. On peut ainsi reconstituer la faune et la flore d’une époque. Récemment, j’ai étudié l’ADN des insectes potentiellement vieux de 1 million d’années, alors c’est difficile de ne pas être enthousiaste!»
Un jour, avec de la chance, on pourrait donc bien retrouver les traces d’une espèce inconnue ou d’une population du genre homo encore non identifiées par la paléontologie. Anna-Sapfo Malaspinas en rêve, tout comme elle rêve d’avoir un jour son propre laboratoire d’ADN ancien, à l’UNIL pourquoi pas?
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