Notre pays n’est pas aussi célèbre que l’Utah (USA), la Mongolie ou la Chine. Et pourtant, il compte plusieurs sites d’importance mondiale qui nous racontent la vie des «terribles lézards» et celle de leurs contemporains, les grands reptiles. Plongée dans notre préhistoire
On l’appelle «Ticinosuchus ferox», en référence au canton du Tessin où ses vestiges ont été découverts. Doté de mâchoires impressionnantes, cet animal a des airs de petit T. rex et mesure tout de même 2,5 mètres de long. Il s’est promené sur le sol «suisse» il y a 240 millions d’années. S’il ressemble beaucoup à un dinosaure, ce n’en est pas un pour autant, mais plutôt un grand reptile terrestre, peut-être un ancêtre des crocodiles.
A l’oeil, la différence est ténue. Surtout de profil. Mais elle permet à Robin Marchant, conservateur au Musée cantonal de géologie et Dr ès sciences de l’UNIL, de dissiper une première confusion, très répandue, à propos des dinosaures.
Un dinosaure ne rampe pas
«Le dinosaure n’est ni un «terrible lézard» (c’est la traduction du terme tiré du grec qui a été inventé pour les désigner), ni un grand reptile», poursuit Robin Marchant. Un paléontologue définit le dinosaure en observant la morphologie de son bassin. «Elle est différente, parce que les dinosaures se sont mis à marcher sur pattes droites, et qu’ils étaient même capables de se dresser sur leurs pattes arrière, alors que les autres reptiles, comme les tortues, les crocodiles et les lézards, marchent avec les pattes à moitié pliées et le ventre rampant, ce qui leur a valu leur nom. Un dinosaure est donc un animal exclusivement terrestre. Les dinosaures marins n’existent pas. On peut à la rigueur parler de dinosaures volants avec les ancêtres des oiseaux, comme l’«Archaeopteryx», mais c’est tout.»
Une «Suisse» marine et morcelée
Manque de chance pour les amateurs de dinosaures suisses, notre pays a passé l’essentiel de l’ère secondaire, ou Mésozoïque (de – 250 millions d’années à – 65 millions), sous une vaste mer. Autant dire que les chances de retrouver ici des fossiles de dinosaures sont sérieusement amoindries.
A cette époque lointaine, la Suisse n’était pas seulement recouverte d’eau, «mais le sol avait encore un aspect géologique différent. Les Alpes n’avaient pas émergé des océans, et le territoire actuel de notre pays était divisé en plusieurs morceaux, parfois distants de plusieurs milliers de kilomètres», complète Robin Marchant.
Quelques terres apparaissaient parfois çà et là, pour former des plages ou des îles qui vont conserver les traces du passage des dinosaures. Et là, la Suisse est gâtée puisqu’elle compte plusieurs sites d’importance mondiale pour la connaissance de ce passé reculé.
A San Giorgio, il y a 240 millions d’années
Le plus ancien de ces hauts lieux de la préhistoire se trouve au Tessin. Il nous a permis de découvrir à quoi ressemblait la Suisse, juste avant que les dinosaures ne fassent leur apparition.
Très riche en fossiles, la région de San Giorgio a été classée au Patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO en 2003. «Le site a livré des trouvailles fabuleuses, apprécie Robin Marchant. C’est le plus riche de Suisse.»
Il y a 240 millions d’années, San Giorgio était une lagune pas très éloignée de terres émergées, ce qui explique que l’on y ait également retrouvé de rares reptiles terrestres, comme le Ticinosuchus, et surtout d’innombrables reptiles marins. Parmi eux, il y a certains fossiles spectaculaires, telle la «girafe marine» (Tanystropheus longobardicus), une sorte de monstre du loch Ness préhistorique, avec un corps ovale, un très long cou et une petite tête, dont une seule vertèbre mesurait 25 centimètres!
La «Suisse», paradis des requins, des crocodiles et des tortues
Notre «girafe marine» n’est pas la seule à s’épanouir dans les mers et près des rares terres helvétiques momentanément émergées. «Nous avons surtout retrouvé des traces de tortues, de crocodiles et de reptiles marins qu’on appelle les ichtyosaures», poursuit Robin Marchant.
Profitons de ces apparitions inattendues pour dissiper une autre confusion très répandue: plusieurs animaux qui nous sont familiers au XXIe siècle, comme les requins, les crocodiles et les tortues, sont apparus avant les dinosaures et les ont côtoyés. Comme ils ont côtoyé certains reptiles marins, les plésiosaures et les ichtyosaures.
Les «dauphins» et les crocodiles de la préhistoire
«L’un de ces ichtyosaures a été retrouvé à Corbeyrier (VD), précise le paléontologue de l’UNIL. Ces fossiles nous permettent d’imaginer que ces reptiles marins nageaient dans nos eaux.»
Morphologiquement proches des dauphins actuels, les ichtyosaures étaient des reptiles retournés vivre dans l’eau. «Ils s’étaient si bien réadaptés qu’ils ne pondaient plus d’oeufs, précise Robin Marchant. Les petits ichtyosaures étaient capables de se développer dans le ventre de leur mère.»
Outre ces ichtyosaures, on trouvai aussi des plésiosaures, des reptiles marins qui, eux, continuaient à pondre leurs oeufs sur le sol. Il faut encore imaginer que les eaux suisses étaient parcourues par des tortues et des sténéosaures, de terribles crocodiles marins. Les plus gros d’entre eux pouvaient mesurer jusqu’à 15 mètres de long. On en a retrouvé des fossiles dans le Jura vaudois (Risoux).
Enfin, on a découvert un ou deux ossements de ptérosaures, des reptiles volants qui devaient donc survoler le territoire de la Suisse actuelle.
Les premiers dinosaures suisses
Pour découvrir nos premiers dinosaures, il faut quitter le Tessin et mettre le cap sur le canton d’Argovie, où les mers ont laissé apparaître quelques plages, il y a 220 millions d’années. Durant les vingt millions d’années qui séparent le site de San Giorgio de celui de Frick (AG), les grands sauriens sont apparus. «Et ces derniers ont foulé les plages «argoviennes». A tel point que ce site est devenu l’un des plus gros gisements de dinosaures d’Europe. On y a déjà retrouvé 19 à 20 individus différents. Il s’agit la plupart du temps de squelettes partiels. Un seul est pratiquement entier: il s’agit d’un platéosaure, dont une copie est exposée au Musée cantonal de géologie de Lausanne», explique Robin Marchant.
Le plus vaudois des dinosaures
Les dinosaures «argoviens» sont quasi exclusivement des platéosaures. Ces animaux herbivores étaient des prosauropodes, des ancêtres des sauropodes, ces géants de la préhistoire qui vont atteindre 40 mètres de long, quelques millions d’années plus tard.
Plus modeste, le platéosaure de Frick ne mesurait que 5,50 mètres de long, mais on en a retrouvé qui atteignaient les 10 mètres. On pense que les dinosaures «argoviens» transitaient par nos contrées pour se rendre en Allemagne, où se trouvaient davantage de terres émergées, et donc de nourriture.
Découvert à de très nombreux exemplaires dans notre pays, le platéosaure est le plus «suisse» des dinosaures. Il est également le plus vaudois, puisque des paléontologues ont exhumé une dent appartenant à l’un de ces herbivores, sur les hauts de Corbeyrier.
Une digestion difficile
N’imaginez pas que notre herbivore était une sorte de vache préhistorique, qui passait sa vie à ruminer son foin ou brouter des champs d’edelweiss mésozoïques. «Là encore, attention aux idées reçues, prévient Robin Marchant: quoiqu’herbivores, les platéosaures ne mangeaient pas d’herbe. A cette époque, les graminées n’existaient pas. Elles ne sont apparues que 70 millions d’années plus tard. Il se nourrissait donc de plantes gymnospermes comme les cycas et les araucarias, qui avaient la forme de petits arbustes, ou même d’arbres.»
Le platéosaure n’ayant que des dents pointues, il avait de la peine à mâcher les plantes robustes. Heureusement pour lui, le saurien avait trouvé le moyen de doper son système digestif. «On a retrouvé des cailloux dans son estomac, raconte Robin Marchant. Ces pierres l’aidaient à broyer les végétaux dans son ventre et à les digérer. La technique n’a pas disparu, puisqu’elle est encore utilisée par certains animaux actuels, comme les cachalots et les poules.»
Coelophysis, le prédateur suisse
Il a fallu attendre l’été dernier pour que la Suisse découvre enfin «son» premier dinosaure carnivore. Le prédateur qui chassait nos platéosaures s’appelait Coelophysis. La présence de ce carnivore est tout aussi logique que celle des platéosaures. Ce dinosaure était également très répandu à l’époque. On en a ainsi retrouvé de nombreux fossiles en Allemagne, mais encore en Amérique du Nord, où ils atteignaient les 3 mètres, et en Chine, où leur peau était recouverte de plumes rudimentaires.
«C’était le prédateur de l’époque, et, comme tous les carnivores, il était plus petit que les herbivores», précise Robin Marchant. Profilé pour la vitesse et la chasse, le Coelophysis était léger (une cinquantaine de kilos) et bien armé. Ses pattes antérieures étaient pourvues de trois doigts crochus, et il disposait de dents acérées.
Cela dit, Coelophysis n’était peut-être pas le seul carnassier qui chassait à Frick. Les paléontologues ont en effet retrouvé une petite dent, de la taille d’une pièce de cinq centimes, à côté des squelettes de platéosaures. Elle a probablement appartenu à un charognard venu «voler» quelques bouchées de viande. Peut-être un de ces spectaculaires Liliensternus, avancent les spécialistes argoviens.
Dans le Jura, il y a 150 millions d’années
Alors que le site de Frick nous montre les premiers dinosaures, un voyage dans le temps et l’espace nous permet de découvrir comment ces géants ont évolué. Pour cela, il faut se rendre dans la région de Lommiswil (SO), de Moutier et surtout dans le Jura, sur l’itinéraire de la future autoroute Transjurane, où a été découvert un autre site d’importance mondiale.
Si les terres jurassiennes n’ont livré que très peu de fossiles, elles sont en revanche très riches en pistes de dinosaures. «On y a mis à jour plus de 4000 traces, et il y en a certainement davantage», estime Robin Marchant.
Ces vestiges nous ramènent 150 millions d’années en arrière, à une époque où le Jura actuel n’est pas encore formé. «C’est un fond marin qui émerge par moments des eaux peu profondes qui le recouvrent la plupart du temps», précise le chercheur de l’UNIL.
A l’occasion d’une variation du niveau marin, les abords actuels de Porrentruy et de Delémont se transforment en une plage ou un îlot foulé par d’innombrables lézards géants. «Il y a toujours les animaux marins dont nous avons parlé, les crocodiles, les ichtyosaures, les tortues et les plésiosaures. Il y a certainement des reptiles volants qui survolent ce décor. Et en plus, il y a des dinosaures», raconte Robin Marchant.
Des herbivores et des carnassiers
Entre les dinosaures de Frick, qui ont chassé il y a 220 millions d’années, et leurs lointains descendants qui se sont promenés dans le Jura, 70 millions d’années se sont écoulées. De sorte que, il y a 150 millions d’années, quand des terres émergent, elles sont fréquentées par une faune assez différente.
Beaucoup de sauropodes, des dinosaures quadrupèdes et herbivores comme les Diplodocus, sont passés par là. Ils nous ont laissé des traces de pattes de 20 centimètres à 1 mètre de diamètre, ce qui nous laisse imaginer des dinosaures de 3,5 mètres à 20 mètres de long. Pour des tailles au garrot de 1 à 4 mètres, et un poids allant jusqu’à 20 tonnes. «L’analyse de ces traces a encore montré que ces géants marchaient à la vitesse modeste de 2 à 3,8 km / heure», détaille Robin Marchant.
Les paléontologues ont encore découvert dans le Jura des traces de petits carnivores bipèdes à trois doigts, peut-être laissées par des coelurosaures de type Compsognathus. Et de plus grandes (30 centimètres) qui font penser à un prédateur de 6 mètres de long, proches des allosaures qui comptent parmi les carnassiers les plus terribles du Jurassique.
«Le problème des traces, c’est qu’on ne peut pas les attribuer avec certitude à des espèces précises. Mais cela ne nous empêche pas de faire des rapprochements», ajoute le chercheur de l’UNIL.
Et les T. rex? Et les raptors?
Reste cette question que tous les enfants, grands et petits, se posent: trouverons-nous un jour la trace de tyrannosaures et de vélociraptors en Suisse? «Je crains que non», répond le paléontologue de l’UNIL. Ces animaux ont vécu au Crétacé, non au Jurassique, comme on le croit après avoir lu le livre de M. Crichton ou vu le film de S. Spielberg.
«Or la Suisse de cette époque n’a livré que très peu de vestiges d’origine terrestre. Pour nous Suisses, c’est la période la plus pauvre en dinosaures, car certains de nos territoires actuels, comme les Préalpes, étaient alors situés dans des endroits vraiment profonds, sous deux mille mètres d’eau.»
Ce constat ne signifie pas pour autant que nous n’en apprendrons pas davantage sur les dinosaures de Suisse. Au contraire. Il faut savoir que de nombreuses traces préhistoriques ont été découvertes par les paléontologues en montagne,ces dernières années, quand les neiges se retiraient durant un été particulièrement chaud. C’est notamment le cas des pistes d’Emosson, en Valais, en 1976.
De ce point de vue, l’actuel réchauffement de la planète, et le recul des neiges qui l’accompagne offrent de formidables perspectives aux chasseurs de dinosaures qui arpentent nos montagnes. Et ils sont nombreux.
Jocelyn Rochat