Vous croyez que le 14 février est une fête purement commerciale inventée par les fleuristes et les chocolatiers pour faire tinter leur tiroir-caisse? Que nenni, répondrait Othon III de Grandson, un poète vaudois qui, au Moyen-Age déjà, a introduit cette tradition sous nos cieux.
«Je vous choisy, noble loyal amour, (…), Je vous choisy, gracieuse doulçour, Je vous choisy de cuer entier et vray, Je vous choisy par tele convenance que nulle autre jamaiz ne choisiray.» Voilà une déclaration d’amour plus digne que les «Pour ma Louloute bien aimée» que l’on voit publiées dans nos quotidiens quand vient le temps de la Saint-Valentin.
Il faut dire que ces vers ont été écrits à la fin du XIVe siècle par un certain Othon III de Grandson (1340 environ à 1397), un chevalier voyageur et poète, ami des plus grandes cours européennes, à qui nous devons l’introduction de la tradition des billets doux ainsi que de la fête de la Saint-Valentin dans le monde francophone.
On ne s’en souvient plus guère aujourd’hui, mais ce noble Vaudois à la vie aventureuse (il est notamment mort en duel) avait encore une réputation d’auteur bien établie auprès de ses contemporains: Christine de Pisan en a dit le plus grand bien, tout comme Chaucer, l’auteur des «Canterbury Tales». Ce qui explique la qualité de ces vers de la Saint-Valentin.
Valentin célébrait des mariages illégaux
Quant au Valentin qui a donné son nom à la fête des amoureux, il faut rechercher son origine à l’époque romaine. La légende dit en effet que Valentin, un prêtre romain du IIIe siècle, aurait marié en secret des soldats de la légion malgré l’interdiction faite à ces derniers de prendre épouse, une interdiction émanant de l’empereur lui-même.
Les cérémonies illégales de ce prêtre finirent par être découvertes et le pauvre homme fut martyrisé. Evidemment, pareil héros des amours contrariées ne pouvait finir que sanctifié. C’est ainsi que les amoureux eurent leur saint. «Valentin était déjà certainement fêté par le peuple depuis longtemps, mais son introduction dans la littérature date du XIVe siècle, explique Alain Corbellari, professeur associé de littérature française médiévale à l’Université de Lausanne. C’est en Angleterre qu’il apparaît, chez Chaucer, qu’Othon III connaissait bien.»
La tradition du seigneur troubadour
Qu’un noble vaudois originaire de Grandson ait pu entretenir des relations avec un personnage de cette réputation, Anglais de surcroît, peut surprendre. Pour qui connaît l’histoire des Grandson, c’est pourtant assez banal: la famille est depuis longtemps déjà très proche de la cour d’Angleterre quand notre poète y débarque.
Othon est né entre 1340 et 1350 en Suisse (sans doute pas au château de Grandson, qui appartenait dans ces années à une autre branche de la famille). Il s’est formé comme nombre de ses contemporains à la fois à la chevalerie et à la littérature: «Depuis le XIIe siècle déjà, depuis en somme qu’il existe une poésie en langue vulgaire, l’épée et la plume sont liées, précise Alain Corbellari. La tradition du seigneur troubadour commence avec Guillaume d’Aquitaine, et à l’époque d’Othon III, soit dans la seconde moitié du XIV e, c’est vraiment très à la mode pour un noble de cultiver ce talent. Charles d’Orléans, au XVe siècle, sera sans doute le dernier et le plus brillant représentant de cette tradition.»
La Saint-Valentin, cette tradition anglaise
Avant d’être reconnu comme poète, Othon a combattu pour le roi d’Angleterre, en 1372 et 1379 notamment. Sa carrière de soldat, bien qu’internationale, n’a apparemment pas laissé de souvenir impérissable. Mais c’est dans ses relations avec la noblesse et les poètes anglais qu’il a puisé une matière très importante pour son œuvre: la Saint-Valentin.
Les Anglais avaient en effet pour habitude de choisir le 14 février leur Valentine, qui serait leur amoureuse pour… une année seulement. Il était de bon ton de lui écrire des billets d’amour – toujours anonymes. Pas question, bien sûr, de se dévoiler: la dame et son soupirant pouvaient être déjà pris, et de toute façon tout l’intérêt de la chose était dans le secret et le jeu.
Les messages codés d’Othon
Othon s’est donc prêté à ce jeu des messages codés. Mais les fins lecteurs que sont Justin Favrod et Jean-Daniel Morerod, tous deux docteurs ès Lettres de l’UNIL, pensent avoir percé le secret de son coeur. Ils nous en donnent la clé dans leur «Histoire du temps»: «Othon a écrit plusieurs ballades consacrées à une «Valentine» anonyme dont il fournit toutefois le nom au lecteur subtil qui ne retient que la première lettre de chaque vers de l’un de ses poèmes: «Isabelle». Dans une autre complainte consacrée à la Saint-Valentin, on apprend qu’Isabelle a disparu: «Je vois que chacun amoureux veut ce jour s’apparier. Je vois chacun être joyeux. Je vois rire, chanter, danser. Mais je me vois seul en tristesse, parce que j’ai perdu ma dame et maîtresse.»
Les origines libertines de la Saint-Valentin
«Sur le plan littéraire, la Saint-Valentin telle qu’elle est chantée à cette époque se rattache à la «reverdie», un thème traditionnel de la littérature médiévale, et plus particulièrement de la poésie courtoise», poursuit Alain Corbellari. Dans les poèmes qui se rattachent à ce sujet, les auteurs chantent ainsi le renouveau du printemps, le retour des oiseaux et de la bonne saison, l’éveil de la nature qui renaît à la vie, et, forcément, le renouvellement de l’amour.
Othon III a consacré de nombreux poèmes, dont certains très longs, à ce thème. «Je n’ai jamais compté, mais je pense que cela doit représenter le quart ou peut-être même le tiers de son oeuvre», estime Alain Corbellari. Qui poursuit: «On sent chez lui une tension entre l’idéal de l’amour courtois, très fidèle, noble, dans lequel l’homme est pour toujours le vassal de sa dame, et la Saint-Valentin, d’inspiration plus libertine puisqu’on y change de partenaire chaque année, et qui est avant tout un jeu.»
Etrangement, c’est à un moment plutôt difficile de sa vie qu’Othon III a été le plus productif sur le plan littéraire: suspecté d’avoir empoisonné Amédée VII, comte de Savoie, il se réfugie de 1393 à 1397, d’abord en Bourgogne, puis à la cour du roi d’Angleterre Richard II. C’est précisément à cause de cette accusation que ce Vaudois, au destin décidément peu ordinaire, périra dans un duel contre son voisin d’en face, Gérard d’Estavayer, un petit noble sans grande envergure.
Le destin tragique d’Othon
Comment Othon en est-il arrivé là? Après ses campagnes anglaises, il devient très proche de la maison de Savoie (à laquelle il est apparenté, preuve s’il en faut de la réussite des Grandson sur le plan européen). Othon devient même l’un des conseillers et favoris d’Amédée VII. La position privilégiée d’Othon III, comme ses terres et possessions, suscite des jalousies.
Malheureusement pour lui, son protecteur le comte de Savoie fait une mauvaise chute à cheval et meurt. «On sait aujourd’hui que c’est le tétanos qui l’a tué, mais, comme les symptômes ressemblent à ceux d’un empoisonnement, on a cru à l’époque que quelqu’un l’avait assassiné», raconte Claude Berguerand, licencié en histoire de l’Université de Lausanne, qui a soutenu en juin 2006 un mémoire sur le duel d’ Othon III.
Des luttes de pouvoir et des intrigues à la cour
Dans l’affolement qui suit la mort du chef de la maison de Savoie, les domestiques lancent les rumeurs les plus folles. La thèse du meurtre prend de l’ampleur. Le médecin est soupçonné, soumis à la question, et désigne le Vaudois comme complice.
«Il y a eu là-derrière tout un jeu politique entre les familles les plus influentes du moment, notamment les Bourbon, les Berry et les Bourgogne, pour contrôler le pouvoir en Savoie, et écarter ceux qui les gênaient, notamment Othon et la mère d’Amédée VII, Bonne de Bourbon», explique Claude Berguerand.
A ces luttes entre gens de haut vol se superposent des intrigues de moindre envergure menées par des nobles qui espèrent s’emparer des terres et des biens d’Othon, notamment à Coppet (dont il possède le château), à Aubonne, ou encore à Cudrefin ou Grandcour.
Othon est embarqué dans un duel judiciaire
En 1393, le procès ouvert pour élucider la mort d’Amédée VII conclut à la culpabilité d’Othon. Il s’exile donc à la cour du Roi fou, Charles VI, et y écrit une bonne partie de son oeuvre, notamment les vers liés à la Saint-Valentin.
Après diverses péripéties, dont une tentative de faire réviser le procès, Othon revient pour récupérer ses seigneuries, officiellement confisquées par les Savoie après sa condamnation, et momentanément confiées à de petits seigneurs locaux. Ces derniers étaient plutôt favorables à ce que le provisoire s’installe durablement, autrement dit, ils étaient bien décidés à s’accaparer les biens d’Othon.
Parmi eux, Gérard d’Estavayer, qui convoite plus particulièrement Grandcour. Il profite d’une particularité du droit de l’époque, qui autorise quiconque à porter plainte contre un suspect dans les crimes de lèse-majesté, même si un procès a déjà eu lieu. Et Gérard d’Estavayer demande à ce qu’Othon se soumette à un duel judiciaire – l’idée étant que Dieu y protège les Justes, donc que le perdant est forcément coupable.
Othon accepte le principe et se rend à la cour d’Amédée VIII, jeune fils d’Amédée VII, à Bourg-en-Bresse. Le 7 août 1397, il est tué par Gérard d’Estavayer.
La fin des Grandson
«Toutes sortes de rumeurs ont couru sur ce duel au fil des siècles, raconte Alain Corbellari. On a notamment dit que Grandson, beaucoup trop âgé, n’avait aucune chance de s’en tirer. C’est faux: s’il avait effectivement été trop âgé, il n’aurait tout simplement pas combattu – c’était la loi.»
Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’il était fort rare que ce type d’affrontement finisse par le décès d’un duelliste: les combattants cessaient l’affrontement au premier sang versé. Si Othon n’a pas survécu, c’est que ses rivaux ne le voulaient pas vivant.
«Il a eu un peu le même problème que bien des Grandson, commente Claude Berguerand. Il était connu dans les grandes cours, mais n’avait pas de relais, ou de réseau comme on dirait aujourd’hui, au niveau local.»
Perçu comme l’étranger face à Gérard d’Estavayer, Othon n’a pas du tout été soutenu dans le Pays de Vaud, ce qui lui a sans doute été fatal. Avec lui s’éteint d’ailleurs la lignée des Grandson, dont les biens sont absorbés par les Savoie.
A la tête de quatre châteaux
Ce rapport très distant avec les élites locales est un trait assez répandu chez les Grandson. Le plus illustre membre de la famille, Othon Ier, bien plus célèbre encore de son vivant que son arrière-petit neveu poète, avait déjà cette caractéristique. «Les Grandson sont incontestablement la plus grande famille seigneuriale vaudoise, explique Bernard Andenmatten, maître d’enseignement à la section d’histoire de l’Université de Lausanne. Ils ont un vrai pouvoir, notamment militaire et financier, et la maîtrise de quatre châteaux importants, Grandson, La Sarraz, Champvent et Belmont-sur-Yverdon.»
Les moines de Romainmôtier, qui essaient de s’imposer comme contre-pouvoir, les qualifient d’ailleurs de «chiens enragés» (au XIe siècle). Déjà liés aux XIe et XIIe siècles avec des familles extérieures au Pays de Vaud, ils vont profiter de l’arrivée et de l’hégémonie de la maison de Savoie pour étendre leurs relations.
Quand Othon Ier menait croisade
Le père d’Othon I saisira ainsi l’occasion d’un voyage à la cour d’Angleterre de Pierre de Savoie, qu’il accompagne, pour faire son entrée dans ce monde a priori très supérieur au sien. Son fils, excellent soldat, combattra longtemps pour les Anglais. Il est d’ailleurs l’un des militaires qui commandent la défense d’Acre, et son nom est étroitement lié à la chute de la ville (1291). Ses hauts faits d’armes lui ont valu une renommée internationale importante, et des entrées dans les cours de France, d’Angleterre, comme auprès des Papes.
Avec les années, son rôle change: de militaire, il devient diplomate, et même banquier, puisqu’il prêtera de l’argent à la cour de Savoie – c’est à l’occasion des transactions qu’il passe avec les Savoie vers 1315 que l’on trouve les premières attestations de la circulation de monnaie d’or en Suisse romande.
Il gît à la cathédrale de Lausanne
«Une envergure pareille pour un noble local est quelque chose de tout à fait exceptionnel, note Bernard Andenmatten. Il en avait d’ailleurs bien conscience, si l’on en croit par exemple les indications qu’il a laissées dans son testament pour son ensevelissement.»
Désireux de se faire enterrer à la cathédrale de Lausanne, où l’on peut toujours admirer son gisant (lire en page 16), Othon Ier de Grandson avait en effet prévu de faire son entrée dans le saint édifice tiré par quatre chevaux jusqu’à l’autel… Moins poète et romantique que son arrière-petit-neveu, certes, mais pourvu tout de même d’une certaine idée de la grandeur.
Sonia Arnal
A lire :
Claude Berguerand, «Le gage de bataille d’Othon de Grandson et de Gérard d’Estavayer. Un duel judiciaire à la fin du Moyen Age dans le pays de Vaud», mémoire 2006 de la Faculté des lettres, à consulter à la BCU de Dorigny.
Bernard Andenmatten, «La Maison de Savoie et la noblesse vaudoise (XIIIe-XIVe s.): supériorité féodale et autorité princière», SHSR, Lausanne, 2005.
Justin Favrod et Jean-Daniel Morerod, «Une histoire du temps». A lire sur internet à l’adresse: www.courant-d-idees.com/TempsD.htm