Pourquoi des managers même pas méchants prennent-ils des décisions immorales ?

Dans la grande majorité des cas, c’est le contexte de l’entreprise, et non l’individu, qui mène aux prises de décisions non éthiques. © Thinkstock
Dans la grande majorité des cas, c’est le contexte de l’entreprise, et non l’individu, qui mène aux prises de décisions non éthiques. © Thinkstock

On pense que les dirigeants d’entreprises qui jouent avec la vie des consommateurs, par exemple, sont des pervers dépourvus de toute éthique. C’est faux, répondent les professeurs à la Faculté des HEC de l’UNIL Guido Palazzo et Ulrich Hoffrage. En réalité, c’est le contexte qui conditionnerait ce passage à l’acte des leaders qui ont par ailleurs des valeurs morales normales. 

Avec la crise du pétrole qui fait exploser les coûts des pleins en 1970, la demande pour les petits véhicules a pris l’ascenseur. Ne voulant pas laisser le marché aux Japonais ou aux Européens, par exemple à Volkswagen, Ford a demandé à ses ingénieurs de sortir une voiture dans ce segment en deux fois moins de temps qu’il n’en faut d’ordinaire pour produire un nouveau modèle.

Préparée dans l’urgence, la Pinto souffre de ce contexte. Un défaut de conception apparaît avant même la commercialisation, révélé par des crashs tests en usine: le réservoir, placé tout à l’arrière de la voiture, a de forts risques d’exploser et d’embraser les passagers si le véhicule est embouti lors d’un accident.

Une erreur à 137 millions de dollars

Cette Ford finira même par être surnommée «le grill à 4 places». Minimiser ce défaut et rendre la voiture moins dangereuse – les failles de conception étaient telles que la rendre sûre était impossible – aurait coûté 11 dollars pour chacune des 12 500 000 Pinto produites, soit 137 millions de dollars.

Mais les ingénieurs et les dirigeants ont décidé que cela n’en valait pas la peine. Leurs raisons? Un simple calcul: Ford a estimé qu’il y aurait sans doute quelque 180 morts à cause de ce réservoir mal placé, et qu’il faudrait indemniser les familles à hauteur de 200 000 dollars par décès, auxquels il faudrait ajouter le même nombre de brûlés graves à 67?000 dollars par victime. Le constructeur a encore ajouté quelques piécettes pour les véhicules incendiés. Bref, laisser les Pinto rouler avec leurs défauts coûterait, à la louche, 50 millions de dollars, soit bien moins cher que de rappeler les véhicules pour les réparer.

De sang-froid, en toute connaissance de cause, les ingénieurs et les dirigeants ont donc choisi de vendre leur Pinto telle quelle, se disant qu’au fond, économiser une centaine de millions de dollars valait bien 180 morts et 180 blessés graves.

Une décision immorale? Oui. Pourtant, sur le moment, tout le monde chez Ford a trouvé cela parfaitement normal et raisonnable.

«Le côté obscur de la force»

C’est ce genre de cas concrets, tirés du monde des entreprises, que Guido Palazzo et son collègue Ulrich Hoffrage utilisent pour expliquer comment des employés ou dirigeants aux valeurs morales tout à fait normales en arrivent à prendre des décisions dont les conséquences violent l’éthique et leurs propres codes de conduite.

Les professeurs enseignent tous deux à la Faculté des Hautes Etudes Commerciales (HEC) de l’UNIL, le premier l’éthique dans le monde des affaires, le second la théorie de la décision. A leurs élèves de Master, mais aussi pour la première fois cette année dans un MOOC (voir ci-dessous), ils proposent un cours intitulé «Les prises de décisions immorales dans les organisations – un séminaire sur le côté obscur de la force».

Comme l’a observé Guido Palazzo, «l’explication généralement admise, quand on parle de décisions immorales prises dans le monde du travail, c’est qu’il y a une pomme pourrie dans le panier, qu’elle a pu parfois un peu contaminer les autres, mais que pour l’essentiel les fruits sont sains». En clair: la «mauvaise» décision, au sens moral du terme, a été prise par un cadre ou un employé dépravé ou méchant, qui portait le mal en lui, mais le reste de l’entreprise fonctionne normalement.

Guido Palazzo. Directeur du Département de stratégie de la Faculté des HEC. Nicole Chuard © UNIL
Guido Palazzo. Directeur du Département de stratégie de la Faculté des HEC. Nicole Chuard © UNIL

On décide rarement seul

«De tels cas peuvent bien sûr arriver, mais dans l’immense majorité des situations que nous avons étudiées, ce n’est pas du tout ce qui se passe, explique Guido Palazzo. Les employés et les managers étaient des gens parfaitement normaux, pas des “méchants”. C’est le contexte, et non pas un individu, qui mène aux décisions non éthiques. D’ailleurs, dans les grandes organisations, une décision est rarement prise par une personne isolée. Si elle aboutit, c’est que tous y souscrivent ou y consentent.»

Est-ce à dire qu’ici aussi, c’est la faute à la société? «Non, je ne dis pas qu’il faut absoudre l’individu qui agit mal: il a une responsabilité individuelle indéniable, rétorque Guido Palazzo. Mais on sous-estime le pouvoir du contexte. Si on en reste au niveau psychologique, de la personne, sans s’intéresser à l’organisation, on passe à côté de la raison majeure pour expliquer les prises de décisions immorales – et on n’y mettra pas fin.»

Bien, mais dans une entreprise privée ou une administration publique, le contexte, c’est quoi, au fond? Les chercheurs distinguent trois éléments: la situation dans laquelle le manager prend sa décision (le temps qu’il a à disposition, la pression du groupe), le mode de fonctionnement de l’organisation (quels types d’incitations elle met en place, d’évaluations, sur quels critères sont basées les rémunérations), et enfin l’idéologie, la culture d’entreprise à laquelle se rattache l’organisation.

Ce n’est pas un seul élément, par exemple un temps insuffisant pour évaluer les conséquences de ses actes, qui pousserait automatiquement un décideur à faire des choix peu ou pas éthiques, mais cette constellation de paramètres, qui, selon leur agencement, peut créer une ambiance favorable.

Ça ne tourne pas, Enron

Le cas d’Enron montre bien comment les deux derniers éléments, soit le mode de fonctionnement et l’idéologie, se sont conjugués pour arriver au final à un désastre. Enron, active à l’origine dans l’énergie, a été l’une des plus grosses entreprises américaines en termes de capitalisation boursière. Mais cet empire s’est écroulé en 2001 par le biais d’une faillite retentissante. Il est alors apparu que des pertes massives avaient été sorties du bilan comptable par un tour de passe-passe, qui permettait d’enjoliver considérablement les résultats finaux.

Certes, le CEO d’Enron était mû par l’appât du gain, et il a clairement fraudé. Mais il n’a évidemment pas pu monter un tel système seul et à l’insu de ses employés. Beaucoup y ont participé et savaient qu’ils travaillaient à un projet illégal et moralement répréhensible.

Comment expliquer que des diplômés de Harvard ou d’autres universités prestigieuses, a priori partis pour faire une grande carrière dans des activités parfaitement morales, se soient retrouvés dans cette galère? D’abord, les années 90, c’est l’essor de la nouvelle économie, celle où on lance des start-up et où l’on fait fortune en quelques mois quand, dans l’économie de papa, il fallait une vie.

L’idéologie dominante est au rejet des valeurs traditionnelles: les règles ne sont plus les mêmes, on en réinvente tous les jours. Dans cet environnement aux repères changeants, finir par se croire au-dessus des lois est un glissement qui se produit tout seul. La hausse phénoménale du prix de l’action a contribué à créer ce sentiment, auprès des managers et des employés, d’être les rois du monde, une race à part, supérieure.

La peur du licenciement

En outre, le système d’évaluation a instauré un climat qu’on peut qualifier sans exagérer de darwinien: le 15% des employés les moins performants étaient systématiquement licenciés. Résultat: pour survivre, il faut faire du chiffre, peu importe comment, et surtout ne pas contredire ses supérieurs.

Cet exemple illustre comment un contexte, créé à la fois par l’idéologie d’une époque et la culture d’une entreprise, peut amener toute une organisation à adopter des comportements immoraux et illégaux. Sans que personne ne tire le frein à main.

Pourquoi d’ailleurs cette suspension de jugement, cette mise au placard des valeurs auxquelles un individu adhère normalement? Guido Palazzo parle «d’aveuglement moral» pour définir cet état. «Quand vous êtes dans un contexte comme celui d’Enron, dans l’absolu, vous êtes bien sûr libre de désapprouver ce qui se passe et de démissionner. Si très peu de gens le font, c’est parce qu’ils n’arrivent pas à prendre suffisamment de distance par rapport à ce qu’ils vivent. Vous avez travaillé dur au collège pour entrer à Harvard, vous en ressortez avec un diplôme, vous êtes engagé par une des entreprises les plus prestigieuses des Etats-Unis. Si vous démissionnez après deux mois, vous savez que c’est très pénalisant pour la suite de votre carrière. Vous avez aussi des collègues, et la pression du groupe: tout le monde fait front, et, quand vous êtes le dernier arrivé, c’est très difficile de se désolidariser et de critiquer ce qui se passe en disant: “Non, ça n’est pas éthique, il faut arrêter ça tout de suite.”»

Les habits neufs de l’empereur fashion victim

Pour illustrer cet aveuglement moral, Guido Palazzo utilise un conte d’Andersen, Les habits neufs de l’empereur. L’histoire d’un souverain qui aime par-dessus tout être bien habillé. Cette fashion victim change de tenue toutes les heures. Arrivent dans son royaume deux arnaqueurs qui prétendent lui coudre un vêtement dans une étoffe extraordinaire, qui est invisible aux yeux des imbéciles. Ils se «mettent au travail», et quand il vient vérifier l’avancée des travaux quelques jours plus tard, l’empereur ne voit rien (forcément, il n’y a rien), mais n’ose pas le signaler de peur de passer pour un idiot. La même chose se produit avec tous ses conseillers. Au final, le roi décide d’enfiler ses nouveaux atours pour parader devant son peuple, qui, abasourdi, n’ose pas réagir non plus. Seul un petit enfant crie «Le roi est nu!».

On voit bien ici que la peur de déplaire à un roi tyrannique se conjugue avec l’élaboration d’un mensonge collectif, renforcé par cette menace de passer pour un idiot si on dit la vérité. Résultat: seul un enfant, qui échappe à la pression du groupe et à l’aveuglement collectif, ose parler vrai.

La morale en crise

«Le style de leadership influence aussi l’ambiance dans une organisation, précise Guido Palazzo. Un manager tyrannique, ou qui n’a pas l’intelligence de s’entourer de proches collaborateurs qui le challengent et le contredisent, créera aussi un contexte favorable à l’aveuglement moral, donc aux décisions immorales.» Tout comme les périodes de crise où le profit devient la seule finalité et où les discours des dirigeants empruntent leur vocabulaire à l’armée. Dès qu’il s’agit de «se battre à tout prix pour sa survie», ne «pas faire de quartier», «dégommer l’ennemi» et «faire front commun contre lui», c’est mauvais pour l’éthique.

L’administration n’échappe pas aux dérapages

Notons enfin que les administrations publiques, si elles sont moins soumises à la pression de la rentabilité, sont également des organisations à risque. «La routine est un facteur qui favorise l’aveuglement moral. On se pose peu de questions sur la finalité de ce que l’on fait, on ne remet pas en question les processus, les règles, donc c’est aussi une forme de “culture d’entreprise” qui peut favoriser des pratiques collectives peu éthiques.» Enfin, chez les employeurs des marques pour lesquelles tous les jeunes diplômés veulent travailler, Google, Apple ou d’autres, c’est surtout la pression du groupe qui est à craindre: «Il s’agit d’être cool, et d’avoir la même vision du monde que les autres – d’ailleurs ces entreprises favorisent les activités communes en dehors du travail, pour les loisirs. C’est difficile dans cette ambiance d’endosser le rôle du vilain petit canard qui pense autrement – on est vite exclu.»

N’y a-t-il alors point de salut? «Tout le monde court le risque de se retrouver à prendre des décisions immorales qui, au fond, ne correspondent pas à son éthique, à ses valeurs personnelles. Personne n’est à l’abri, pas même les personnes très engagées dans une église – nous avons constaté que parce qu’elles ont l’habitude de croire à un dogme sans le questionner, en laissant leur esprit critique de côté, elles ont plus de chances d’être embarquées dans des décisions peu éthiques, et ce malgré leurs valeurs morales fortes.»

Est-ce à dire qu’au fond Guido Palazzo et son collègue Ulrich Hoffrage ne peuvent éclairer leurs étudiants que sur le passé, sans espoir de prévention? «La meilleure prévention est justement d’expliquer les mécanismes qui conduisent à l’aveuglement moral, décrire et analyser les contextes qui favorisent le passage à l’acte. Cela permettra à l’étudiant de reconnaître les situations à risque. Mais le plus important est de lui apprendre à ne jamais travailler comme un automate: il faut toujours garder son esprit critique, prendre le temps de rester en contact avec sa conscience, faire des choix en toute conscience.»

Un cours, 43 000 étudiants

Un MOOC est un Massive Open Online Course, soit une «formation en ligne ouverte à tous». Ce genre de cours peut être suivi par n’importe qui dans le monde à n’importe quel moment. Il suffit de s’inscrire pour y avoir accès. On le suit par intérêt pour un sujet, pour améliorer sa culture, mais aussi pour obtenir une certification – dans ce cas, il faut suivre les leçons et les devoirs selon un timing défini par l’enseignant.

Le MOOC qu’ont donné Guido Palazzo et Ulrich Hoffrage, «Unethical Decision making in Organizations: a Seminar on the dark Side of the Force» («Prise de décisions immorales dans les organisations: un séminaire sur le côté obscur de la force») a compté 43 000 inscrits, des étudiants qui vivent en Suisse, ailleurs en Europe, en Asie, aux Etats-Unis, bref partout. Parmi eux, 3500 environ ont suivi chaque semaine la matière nouvelle mise en ligne.

Il s’agissait surtout d’un ou plusieurs films qui expliquent et développent au travers d’exemples les concepts essentiels. «J’ai repris le cours que je donne depuis plusieurs années aux élèves de Master en HEC, mais il a fallu découper la matière autrement, et surtout, condenser au maximum», explique Guido Palazzo.

Les étudiants qui souhaitaient obtenir une certification à l’issue du cours ont par ailleurs dû répondre aux quiz qui parsèment les films, participer au forum de discussion et écrire deux dissertations sur ce thème. «C’est vraiment un gros travail pour nous, mais nous nous inscrivons dans la ligne souhaitée par la direction: ne pas produire des MOOCs à tout-va, mais viser la qualité.» C’est ainsi que dans un domaine où bien souvent les profs se contentent de filmer tout simplement leur cours avant de le mettre en ligne, on a ici fait appel à un professionnel pour filmer et monter, à un illustrateur, etc… Bref un résultat très plaisant et limpide, même pour un néophyte.

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