Commandant de police et chargé de cours à l’UNIL, Olivier Guéniat a livré récemment ses bons plans pour mener des interrogatoires de police. L’ouvrage scientifique est devenu un best-seller inattendu. Retour sur un phénomène et plongée dans les coulisses des commissariats.
L’un est chef de police, l’autre est commissaire et négociateur en situation de crise. Tous les deux sont des policiers aguerris qui ont de longues heures d’interrogatoires derrière eux. Olivier Guéniat et son collègue Fabio Benoit ont récemment publié ensemble un ouvrage intitulé Les secrets des interrogatoires et des auditions de police. On y découvre un savant mélange de criminologie, de polar, de situations vécues et de conseils pour réussir ses interrogatoires.
Le livre, destiné avant tout à la formation des collègues, nous ouvre les portes des commissariats suisses. Comment les policiers font-ils parler les criminels? Quelles sont leurs méthodes? Ont-ils des points communs avec Columbo? Olivier Guéniat et Fabio Benoit racontent. Tant et si bien que l’ouvrage est rapidement devenu un best-seller en Suisse, mais aussi en France, et il a dû être réédité.
Plongée dans cet univers fascinant avec Olivier Guéniat pour guide.
Un interrogatoire, c’est d’abord une affaire d’ambiance. A vous lire, on découvre que le décor doit être très froid…
Oui. Il faut que l’attention du suspect soit entièrement tournée vers le lien que nous essayons d’établir avec lui. On doit donc éviter de lui offrir une échappatoire, par exemple une fenêtre tournée vers l’extérieur. Et on supprime tous les éléments perturbateurs: les téléphones sont éteints, personne n’entre dans la salle d’audition. Le décor doit être glacial, parce que cette froideur favorise la chaleur dans la relation que les enquêteurs cherchent à établir avec le prévenu.
Le décor est clinique, mais l’interrogatoire doit commencer chaleureusement. Vous recommandez la poignée de main, le sourire, et vous conseillez même de prendre des nouvelles de la famille…
Parce que nous voulons favoriser l’empathie avec le suspect. Et après ces débuts, on entre dans une phase plus tactique, où nous allons alterner les stratégies, tout en essayant de rester dans cette relation respectueuse. Parce que, quand l’atmosphère devient extrêmement tendue, l’enquêteur s’épuise et le prévenu n’a pas envie de se confier et de raconter des choses intimes. On cherche donc à l’éviter.
Vous conseillez d’installer le suspect sur une chaise qui n’est pas attachée, pour qu’il puisse bouger. Vous n’avez pas peur qu’il utilise ce meuble comme une arme?
Nous prenons le risque, parce que ça nous permet de mieux observer ses réactions, et parce que la violence survient très rarement quand on pratique le respect. Dans la partie d’échecs qui se joue entre le suspect et nous, l’empathie est la première des armes, même si c’est une arme douce. Si on arrive à établir un lien de confiance avec la personne interrogée, il y a peu de risque qu’elle réponde avec de la violence. Ça n’arrive pratiquement jamais.
On découvre dans votre livre que vous n’utilisez pas certaines méthodes que l’on voit beaucoup dans les films ou à la télévision. Vous ne donnez pas de coups sur la tête avec un bottin de téléphone, comme dans «Les Ripoux». Vous ne braquez pas de lumière crue dans les yeux en criant: «Nous avons les moyens de vous faire parler!»…
C’est exact. La violence est inadmissible, et nous essayons de l’éradiquer de l’interrogatoire. Nous nous interdisons aussi certaines méthodes utilisées aux Etats-Unis, qui consistent à toucher la personne, à tourner autour, à la presser physiquement en entrant dans sa sphère intime. Nous ne nous approchons pas du suspect en le postillonnant. Nous ne lui hurlons pas dans l’oreille… D’abord parce que c’est interdit en Suisse, mais aussi parce que cela peut provoquer de faux aveux, car il y a des gens qui ne supportent absolument pas ces traitements. Ils sont en revanche admis et pratiqués aux Etats-Unis pour mettre une pression gigantesque sur le suspect, le stresser et rompre sa non-collaboration. En Suisse, nous enseignons des méthodes plus respectueuses, et nous arrivons aux mêmes résultats.
Contrairement à ce qu’on voit souvent à la télévision, vous ne négociez pas des arrangements avec les suspects en échange de bons tuyaux…
La police suisse ne peut pas le faire. Nous ne mentons pas aux suspects, et nous ne leur racontons pas d’histoire. Nous ne pouvons donc pas faire de promesses à propos de la suite du processus judiciaire que nous ne maîtrisons pas. C’est dommage, parce que cette possibilité de négocier serait un outil intéressant dans certaines affaires, notamment de stupéfiants, mais c’est une méthode qui nous est interdite. Les Américains le font, pas nous. Enfin, pas la police. A noter tout de même que le procureur peut, dans certains cas, négocier la peine avec le prévenu.
Il n’y a pas non plus de détecteur de mensonge dans vos tiroirs. Même pour un suspect qui demanderait à subir un test afin de prouver sa bonne foi…
Non, parce que cette technologie n’est pas fiable. Certains suspects, comme les psychopathes, l’esquivent à merveille. Ils maîtrisent totalement leurs émotions, ils ne sont pas stressés, ne transpirent pas ou n’ont pas de battements de cœur mesurables. En revanche, nous voyons apparaître l’imagerie à résonance magnétique fonctionnelle (IRM). On lit de plus en plus d’articles scientifiques à ce sujet dans les revues spécialisées. Il semblerait que, quand un individu ment ou qu’il dit la vérité, les zones en activité de son cerveau ne sont pas les mêmes. De tels systèmes, qui permettraient de prouver scientifiquement qu’un suspect ment, sont commercialisés aux Etats-Unis. Ils sont encore controversés, mais je suis absolument persuadé que, dans une vingtaine d’années, l’IRM sera un des recours de la police.
On l’a vu à la télé et vous le faites dans la vraie vie: il vous arrive de jouer les naïfs comme Columbo…
Ça dépend de la personnalité qui se trouve en face de nous. Lui laisser croire qu’elle est la plus forte est une tactique utile quand on veut la faire mentir. Protocoler des mensonges, c’est déjà un excellent résultat. On comprend que le suspect ment et on pourra adopter une autre stratégie dans la suite de l’enquête. Avec certains prévenus, cette technique donne des résultats merveilleux. Mais une monostratégie, comme celle de Columbo, ne peut pas réussir à tous les coups, sauf si, comme lui, on a toujours affaire à des personnalités plutôt fortes, qu’on peut faire douter petit à petit.
Comme on peut le voir au cinéma, vous jouez au gentil et au méchant flic…
Oui. Celui qui joue le gentil doit capter l’attention du suspect afin qu’il se tourne systématiquement vers lui. Le méchant l’agresse, et le gentil semble lui tendre des perches. Ce jeu de rôle permet de pousser le prévenu dans ses retranchements. Parfois, ça marche. Il arrive qu’un suspect qui était fermé comme une huître s’ouvre au gentil.
Et comme dans les vieux films français, vous répétez inlassablement les mêmes questions…
Oui, c’est un rapport de force. Avec cette pratique, on signifie au suspect que nous n’acceptons pas sa réponse et nous reposons la question très souvent. Le suspect a le droit de mentir, et il ne s’en prive pas. Mais mentir sur le long terme, c’est harassant. Un enquêteur sait pertinemment qu’un mensonge se construit, et que le suspect ne peut pas avoir tout prévu. Poser plusieurs fois les mêmes questions, de manière différente et en connaissant déjà les réponses, c’est encore une tactique quasiment infaillible pour confondre un suspect.
On découvre dans votre livre que vous avez regardé la série «Lie to me»…
En fait, celui qui m’intéresse, ce n’est pas le Dr Lightman, le héros de la série, mais Paul Ekman, le scientifique bien réel qui a inspiré le personnage de fiction. C’est un véritable psychologue qui a voué sa vie à la détection du mensonge, et qui est devenu un excellent connaisseur. La série Lie to me fait souvent référence aux théories de Paul Ekman même si, dans la vraie vie, ça ne marche pas aussi bien qu’à la télévision. L’important, pour nous, c’est que l’enquêteur soit en alerte et capable de détecter les signes du mensonge chez le prévenu. Des microdémangeaisons, des comportements plus grossiers comme avaler difficilement sa salive, rougir, etc. On doit être attentif à tout signe de stress qui indique que la personne risque de mentir.
Ces nouvelles techniques sont-elles beaucoup pratiquées dans les commissariats de Suisse?
Non, c’est vraiment nouveau. Elles témoignent du rapprochement de la recherche scientifique et de la police. Avant, les deux mondes s’ignoraient, et maintenant, ils se fréquentent. Et j’ai ce rôle d’universitaire d’amener la recherche le plus près possible du métier, et de mélanger les deux autant que faire se peut. Je prends beaucoup d’étudiants dans la police, et ça crée des liens. Et l’université organise des cours métier pour augmenter les connaissances et favoriser l’utilisation des produits de la recherche.
En quoi la réalité des interviews que vous pratiquez est-elle différente de ceux qu’on voit à la télé?
La différence la plus importante, c’est le temps. A la télévision, l’aveu est obtenu en quatre minutes. Moi, je n’ai jamais vécu cela. Un interrogatoire nécessite en règle générale des dizaines d’heures. Des fois plus. J’ai fait des interrogatoires de plus de dix heures, en plusieurs fois, avec la même personne. Reconstituer une heure de crime nécessite des dizaines d’heures d’interrogatoire. Et c’est encore plus compliqué quand on a affaire à quatre personnes qui ont vécu la même scène.
C’est la seule différence?
Non, l’autre grande différence avec le cinéma ou la télévision, c’est que nous ne recherchons pas des aveux. D’abord parce qu’il y en a de faux. Une étude américaine a montré que 20 à 25% des personnes condamnées à tort et disculpées après coup grâce à une analyse génétique avaient fait de faux aveux. Donc, plus que d’une déclaration, nous avons besoin des détails, ne serait-ce que pour éviter que le suspect ne revienne sur ses aveux par la suite. L’interrogatoire doit nous permettre de répondre aux questions qui? quand? quoi? où? comment? C’est compliqué, et, à la fin, on n’obtient pas la vérité, mais juste la meilleure approximation possible de la vérité. La vérité n’existe pas, ou alors quand on a le film vidéo de la scène. Et encore.
Quels sont vos vrais atouts pour faire parler les suspects?
Nos stratégies. Il y en a de nombreuses et on les alterne. Souvent, le premier interrogatoire n’est pas intéressant. En règle générale, c’est un échange préliminaire qui permettra, peut-être au quatrième ou au cinquième entretien, d’obtenir des résultats pertinents. Voilà pourquoi nous voulons que le prévenu ait envie de nous revoir. Après, tout va dépendre de la personne qu’on a en face de soi et de la manière dont elle interagit. Si le lien ne s’établit pas, on change d’enquêteur. Il faut saisir sa psychologie, et, pour cela, nous lui parlons volontiers d’autre chose que de l’affaire. On commence souvent par une biographie. Il faut tester sa mémoire, parce qu’elle peut devenir subitement très sélective. On cherche à savoir si le suspect a une bonne notion du temps, des détails, on évalue ses facultés intellectuelles, et, quand on aborde les faits incriminés, il va souvent nous répondre: «Je ne sais plus».
Comment continuer l’interrogatoire?
L’idée, c’est d’entraîner le suspect dans ses propres contradictions. De le confronter à des éléments qu’il ne peut pas avoir oubliés. Et – c’est là qu’il y a toute la subtilité – de l’amener à reconnaître lui-même qu’il a menti. On ne lui met pas un ticket de bus sous le nez avant de lui crier dans les oreilles: «Menteur, à cette heure, tu n’étais pas dans le cinéma!» Nous préférons cultiver son propre doute, pour que la personne interrogée se demande: «Qu’est-ce qu’ils ont? Qu’est-ce que je peux affirmer sans être contredit?». C’est souvent aussi simple que ça. Le suspect va tout faire pour éviter de se faire prendre en faute. Il gère ce risque. Donc, cultiver le doute dans son esprit est l’une de nos meilleures stratégies. Si le suspect ne sait plus ce qu’il peut dire ou pas, il y a des chances qu’il se rapproche de la vérité.
Des preuves scientifiques facilitent le travail…
Bien sûr, parce que là, on sait de manière matérielle ce qui s’est passé. Si le prévenu nous dit «Je ne suis jamais allé dans cette maison», alors que nous avons retrouvé ses empreintes digitales sur un verre, ou qu’il y a des traces de pas, nous n’allons pas le contredire. On le laisse raconter, et on cultivera le doute par la suite. C’est là qu’il va lâcher le plus de détails, parce que, à un moment donné, il comprend que c’est fini. Qu’il vaut mieux jouer franc-jeu. Le suspect sait que son avenir est dans la balance. Si la qualité du lien de confiance entre nous est bonne, il va se demander?: je l’ai dupé, que va-t-il penser de moi? Plus on a réussi à établir un lien de confiance avec lui, plus cette notion devient importante.
Vous n’avez pas eu peur de donner des armes aux criminels en expliquant vos méthodes d’interrogatoires dans un livre?
Non, pas du tout. Je pense que c’est impossible de les réutiliser, de les retenir toutes et de se dire, tiens, l’inspecteur utilise cette stratégie, ou alors celle-là. Les délinquants n’ont rien à gagner à la lecture de notre livre, si ce n’est de savoir qu’ils seront traités de manière respectueuse et qu’on ne cherchera pas à les duper. Et puis, le document original qui a servi de base à ce livre fait 600 pages, et nous n’en avons publié que 200. Nous n’avons pas tout dévoilé, nous ne sommes pas non plus entrés dans les détails. Pour que ce soit utile à un criminel, il faudrait reprendre les auditions filmées et les exercices que nous pratiquons dans la formation. Et puis il faudrait s’entraîner pour esquiver de très nombreuses stratégies…
Quand j’ai commencé à étudier cette problématique en 2002, j’ai commencé à compter les techniques que nous utilisions et j’ai réalisé que nous mettions jusqu’à huit stratégies en œuvre durant un seul interrogatoire. Pour le suspect, c’est dur de faire face.