Arbre à papillons, robinier ou laurier-cerise. On trouve plusieurs espèces de plantes invasives dans les garden centers, au désespoir des observateurs de la nature. Pourquoi sont-elles en vente libre? En quoi sont-elles nuisibles? Comment empêcher leur prolifération?
Berce du Caucase et ambroisie. Ces deux espèces sont systématiquement citées lorsqu’on parle de plantes envahissantes. Puissantes allergènes, ennemies jurées de la biodiversité, elles sont non seulement sur liste noire, mais selon l’Ordonnance sur la dissémination des espèces (ODE), elles font aussi partie des plantes interdites en Suisse. Ce ne sont pas les seules. L’élodée de Nuttall, l’impatiente glanduleuse, la renouée de l’Himalaya et sa cousine du Japon, le sumac, le séneçon du Cap, les solidages géants et du Canada le sont tout autant. Mais la loi ne prévoit pas d’obligation générale de lutte contre les espèces invasives, interdites ou non?; on préfère décider des mesures à prendre de cas en cas.
Si personne n’a envie de cultiver de l’ambroisie dans son jardin, plusieurs plantes d’ornement, recensées sur cette fameuse liste noire, sont par contre en vente libre dans les jardineries: le ravissant arbre à papillons, par exemple. Ex-assistante à l’ancien Institut de botanique systématique et géobotanique de l’UNIL, aujourd’hui directrice adjointe d’Info Flora Bern, Sibyl Rometsch explique pourquoi. Avec les experts de l’UNIL, elle revient sur la nécessité de combattre ces redoutables concurrents qui menacent les espèces indigènes, mais aussi les cultures, les infrastructures et même notre santé.
La liste noire n’empêche pas la vente
Depuis une douzaine d’années, les botanistes recensent les plantes exotiques envahissantes dont la prolifération cause – ou pourrait causer – des dommages au niveau de la biodiversité, de la santé ou de l’économie. En 2008, leur liste noire comptabilisait vingt-deux néophytes invasives et leur watch-list vingt espèces supplémentaires à surveiller. «Ces listes seront actualisées cette année, précise Sibyl Rometsch. On va y ajouter des espèces non encore établies en Suisse, mais qui créent des problèmes dans les pays voisins. C’est par exemple le cas du Sicyos angulatus ou concombre anguleux, une mauvaise herbe redoutée et repérée très localement chez nous. Nous espérons pouvoir agir rapidement contre elle si elle vient à s’établir dans nos régions.»
Conçues comme des outils de travail, ces listes servent avant tout à informer et sensibiliser les politiques et les professionnels de la branche verte, car rien n’empêche la commercialisation des plantes d’ornement envahissantes qui embellissent nos jardins. Seule une dizaine de plantes, les plus dangereuses, sont interdites par l’ODE depuis 2008. «Cela signifie qu’on ne peut ni les acheter, ni les cultiver, ni les offrir, précise Sibyl Rometsch, et qu’on pourrait vous tenir responsable des dégâts de votre renouée du Japon (désormais interdite) dans le jardin de votre voisin. Par contre, une obligation générale de lutte paraît irréaliste, en raison des coûts élevés d’éradication?; il faut décider de cas en cas des zones où l’on ne veut pas d’exotiques envahissantes.»
Une politique des petits pas
Certains puristes voudraient interdire toutes les néophytes des listes précitées. L’arbre à papillons (ou buddleia) et le laurier-cerise, notamment, sont régulièrement montrés du doigt. La coupe et le dessouchage du premier sur deux kilomètres de la zone alluviale de l’Allondon (Genève) ont déjà coûté 40?000 francs. Mais, très appréciées des jardiniers amateurs, ces deux plantes sont toujours vendues dans les garden centers. Les interdire rendrait difficile la collaboration des organismes de protection de la nature avec les professionnels de la branche verte.
«On ne peut pas tout interdire tout de suite, souligne la botaniste d’Info Flora. On préfère opter pour la prévention, la sensibilisation et l’information. Cette année par exemple, les espèces de la watch-list et de la liste noire, vendues dans les jardineries, devront être étiquetées en tant que plantes potentiellement envahissantes incluant des conseils d’utilisation.» Cette mesure découragera peut-être les acheteurs informés de l’entretien exigeant nécessaire pour éviter leur propagation.
«Une haie de laurier-cerise régulièrement taillée empêche la dissémination des fruits par les oiseaux. En coupant les inflorescences de l’arbre à papillons après floraison et avant la formation des fruits, on évite que les graines se répandent. Surtout, ces plantes ne doivent jamais être jetées sur un compost de jardin, à partir duquel elles arrivent à s’échapper.» La spécialiste insiste sur le devoir d’informer vendeurs et acheteurs de plantes d’ornement envahissantes. «L’ODE prévoit l’autocontrôle, l’information de l’acquéreur et le devoir de diligence, relève Sibyl Rometsch qui se réjouit en outre que Migros et Coop aient déjà renoncé à vendre une grande partie des espèces des listes.»
Autre star chez les invasives, la verge d’or ou solidage. Cette espèce à fleurs jaunes, qui sert de garniture dans de nombreux bouquets, est une envahissante très répandue le long des voies de chemin de fer et talus de routes, mais également dans des réserves naturelles. Au gré de savantes sélections, on en a produit et cultivé des hybrides soi-disant stériles. Leur utilisation a été autorisée jusqu’à la fin de 2012, mais une étude commanditée par l’ODE révèle aujourd’hui que les hybrides ne sont pas ou que partiellement stériles. Les solidages ont donc été définitivement interdites.
Une menace réelle
Les mesures actuelles mises en œuvre pour lutter contre les plantes envahissantes sont-elles suffisantes pour éviter leur prolifération au détriment des espèces indigènes et des cultures? Il est permis d’en douter. «Même dans un environnement très jardiné, très propre et donc où l’on intervient rapidement, on peut avoir des problèmes», indique Sibyl Rometsch. Au chapitre des arbres d’ornement, le robinier, ou faux-acacia, risque d’envahir les prairies sèches et de menacer un cortège floristique diversifié contenant des espèces rares et menacées.
Mais il ne s’agit pas seulement de protéger de jolies fleurs. Selon les experts, il est primordial de préserver le maximum de biodiversité, en particulier dans un contexte de changement climatique. Le réchauffement menace en effet la végétation de moyenne altitude en ouvrant aux plantes envahissantes des territoires jusque-là préservés. «On trouve déjà dans le monde des indices d’invasion en haute altitude, indique le professeur Antoine Guisan, dont l’équipe de recherche, au Département d’écologie et évolution de l’UNIL, étudie le lien entre le climat et le potentiel d’invasion des plantes dans le cadre d’un projet soutenu par le Pôle de recherche nationale (NCCR) Survie des plantes, publié dans la prestigieuse revue Science. En s’établissant toujours plus haut, les plantes envahissantes menacent les pâturages: typiquement, la berce du Caucase empêche le bétail de paître. On est obligé de l’éradiquer et cela engendre des frais importants.» Autre espèce nuisible pour le bétail: le séneçon du Cap, qui contient des alcaloïdes très toxiques. Particulièrement abondant en bordure d’autoroute où il ne rencontre que peu de concurrents, le séneçon menace de migrer vers des zones en friche et de contaminer prairies et pâturages. «On le rencontre déjà en dehors des voies de communication dans certaines régions, par exemple au Tessin et à Genève, note Sibyl Rometsch. Heureusement dans une proportion raisonnable! Mais son impact sur l’économie et la santé du bétail pourrait devenir problématique. Il s’agit maintenant d’agir.»
Comment prévenir des problèmes?
Eradiquer systématiquement les envahissantes est le seul moyen de limiter leur dissémination. Pour définir les zones prioritaires, le professeur Antoine Guisan et son équipe ont développé une approche statistique prédictive pour anticiper, et donc permettre de contenir, leur prolifération. «Nous avons étudié la niche climatique de cinquante espèces envahissantes et observé que la plupart d’entre elles colonisent des régions qui leur offrent les mêmes conditions environnementales que dans leur aire native, explique Olivier Broennimann, premier assistant du professeur Guisan. En répertoriant sur le territoire suisse la présence d’une espèce invasive et en associant cette carte de répartition à un ensemble de conditions environnementales (ensoleillement, pluviométrie, température, etc.), nous pouvons définir les régions probables d’invasion.» Ces modèles de prédiction permettent aussi d’établir des scénarios en fonction des changements climatiques. Les chercheurs de l’UNIL, qui prévoient dans les six prochains mois de mettre à disposition sur Internet leurs cartes de prédiction pour toutes les espèces de la liste noire, offrent ainsi un outil permettant non seulement de définir des priorités, mais aussi d’estimer l’augmentation des coûts d’arrachage, si on n’agit pas rapidement.
L’ambroisie qui fait pleurer de nombreux Romands allergiques a presque été éradiquée dans certaines régions grâce à une obligation de lutte décidée contre elle (lire l’interview de François Spertini). Peut-on espérer gagner le combat contre les plantes invasives? Pour l’équipe Guisan, qui voit dans les invasions biologiques une expérience en cours à l’échelle mondiale, passionnante et terrifiante à la fois, c’est un peu le mythe de Sisyphe. «Mais on peut encore contenir les espèces envahissantes, anticiper et éviter leur prolifération, conclut le professeur Antoine Guisan. Ce n’est pas mon rôle de me prononcer sur la nécessité de préserver la biodiversité, mais si on ne le fait pas, on risque à terme de banaliser les flores et les paysages du monde entier. Chaque espèce a un rôle important à ne pas négliger.» A méditer en taillant son arbre à papillons…
La lutte s’organise
Du 23 au 27 septembre 2013, la Maison de la Rivière de Tolochenaz met sur pied une semaine de lutte contre les plantes envahissantes pour les entreprises de la région. Le dimanche 29 septembre, une sortie ouverte à tous permettra d’en connaître davantage sur ce sujet préoccupant. L’action aura lieu dans la zone alluviale de l’Aubonne près d’Etoy. Informations www.maisondelariviere.ch et 021 802 20 75