Comment des entreprises (et leurs collaborateurs) partent en vrille

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«Cécité éthique». Ce phénomène d’aveuglement collectif, observé par deux chercheurs de l’Unil, est une impossibilité temporaire à distinguer le bien du mal. © Illustration originale de Delphine Blanchard

Pourquoi des personnes a priori raisonnables et sans intention malveillante se retrouvent-elles, au travail, à commettre des actes fondamentalement immoraux ou illégaux – voler leurs clients par exemple, voire potentiellement les tuer dans les cas les plus extrêmes? Guido Palazzo et Ulrich Hoffrage, spécialistes de l’éthique dans les entreprises et les organisations, se sont penchés sur cette question.

Ces dernières années, plusieurs entreprises ont été l’objet de scandales. Ainsi, dans ce qu’on appelle le Dieselgate, Volkswagen a fraudé pour réduire les émissions polluantes émises par certains de ses véhicules, entre 2009 et 2015. Dans le secteur bancaire, le géant Wells Fargo a ouvert 3,5 millions de comptes fictifs, entre 2002 et 2017. Sanctionnée par les autorités américaines, cette société a dû payer des pénalités par milliards. En 2019, France Télécom (aujourd’hui Orange) et certains de ses cadres ont été condamnés à des amendes dans le cadre d’années de harcèlement moral ayant débouché sur des suicides d’employés. Plus récemment, Boeing a versé de lourdes indemnités dans le cadre de poursuites judiciaires au sujet de la sécurité de son modèle 737 Max, qui a connu deux crashs catastrophiques.

Comment de telles crises peuvent-elles survenir? Professeurs à la Faculté des hautes études commerciales, Guido Palazzo et Ulrich Hoffrage ont publié cet été un ouvrage qui se penche sur cette énigme. Pour eux, un ensemble de dynamiques organisationnelles, psychologiques et contextuelles rendent possible les comportements immoraux au sein des sociétés.

Vous mettez l’accent sur le fait que contrairement à ce qu’on croit, ces scandales ne sont pas dus à une pomme pourrie qui contamine tout le panier, mais plutôt à des systèmes qui créent un contexte favorable à la tricherie. La presse aime mettre le méchant CEO en exergue, mais c’est plus compliqué que ça…

(Guido Palazzo) Il y a toujours une pomme pourrie, un leadership toxique, à la tête d’une société qui embrasse des comportements non éthiques ou illégaux, nous ne prétendons pas le contraire. Mais une fois qu’on a constaté cela, c’est plus intéressant de se pencher sur le fait que vous pouvez avoir dans une organisation des centaines de milliers de collaboratrices et collaborateurs qui participent à une fraude massive, comme dans le cas du scandale de Wells Fargo: 3,5 millions de comptes fantômes ont été ouverts au nom de clients qui n’avaient jamais rien signé ni demandé, afin de gonfler les chiffres de la banque, qui s’est en outre enrichie en encaissant des frais de fonctionnement ou des intérêts pour des comptes et des découverts qui n’existaient pas. Ce qui nous intéresse, c’est d’essayer de comprendre comment des centaines de milliers de personnes normales, qui savent distinguer le bien du mal, qui ne sont pas de «mauvaises personnes», font ce genre de choses durant des années, tous les jours au travail. Qu’est-ce qui se passe dans une organisation pour que ça devienne «autorisé», voire nécessaire aux yeux des collaborateurs?

Alors, comment cela s’explique-t-il?

Il n’y a jamais une seule raison, mais un contexte, créé par un faisceau d’éléments. Nous en avons identifié neuf (lire l’article) – on peut citer par exemple un leadership toxique, avec une hiérarchie très verticale. Si elle se conjugue avec des objectifs irréalistes, par exemple ouvrir un nombre de comptes démentiel par année par employé, et qu’on vous menace, que vous vivez dans un climat de peur à cause de l’attitude de vos supérieurs, ma foi vous allez être tenté de vous en sortir en créant des faux comptes, qui vont améliorer vos chiffres. C’est ainsi que le dark pattern (modèle ou schéma sombre, ndlr), qui donne son titre au livre, fonctionne. Ces neuf éléments se conjuguent, avec des intensités variables, et créent une dynamique qui rend possible ce type de fraudes.

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Guido Palazzo. Professeur en éthique des affaires à la Faculté des hautes études commerciales. Photo Nicole Chuard © Unil

Est-ce que accuser le système, un contexte, le dark pattern, ce n’est pas déresponsabiliser les individus?

Nous analysons et expliquons ce qui se passe dans une organisation touchée par ces scandales – ça ne veut pas dire que nous excusons ceux qui y participent. Chaque collaborateur est responsable de ce qu’il fait.

Vous expliquez que quand ce dark pattern est installé, il crée une «cécité éthique». Qu’est-ce que c’est?

C’est une impossibilité temporaire à distinguer le bien du mal. Avant d’être pris dans le système, vous voyez clairement ce qui est éthique et ce qui ne l’est pas. Après, quand le scandale éclate, ça prend un peu de temps, mais vous retrouvez votre capacité à les distinguer. Pendant, c’est impossible. Il y a un aveuglement collectif, rendu possible par le dark pattern.

Certains ont même le sentiment qu’en trichant, en fait ils réparent une injustice…

Oui, c’est le cas par exemple dans le contexte du dopage dans les équipes professionnelles de cyclisme. Dans le livre, on discute par exemple le scandale du dopage de Lance Armstrong. C’est un milieu dans lequel la tricherie est très répandue, banalisée. Les coureurs qui ne se dopent pas, même s’ils sont très bons dans leur sport et s’entraînent énormément, savent qu’ils n’ont aucune chance de gagner face à des cyclistes tout aussi talentueux mais qui en plus utilisent de l’EPO ou d’autres substances qui améliorent leurs performances – et c’est perçu comme injuste. Se mettre aussi à les utiliser peut être perçu sur le moment comme un moyen de réparer une injustice; ce n’est plus un acte de tricherie, mais ça devient au contraire quelque chose de juste.

Réparer une injustice, c’est aussi une explication donnée après coup par des ingénieurs de Volkswagen…

Oui – devant des normes antipollution américaines très strictes, les ingénieurs ont développé le sentiment que les voitures diesel européennes, dont les leurs, étaient défavorisées et qu’ils étaient victimes d’une injustice. Mettre sur pied le logiciel qui détectait les situations de tests et permettait de moduler les émissions de CO2 pour les réussir (en usage normal, les émissions d’oxyde d’azote pouvaient être jusqu’à 40 fois supérieures aux seuils autorisés) a pu apparaître comme une solution pour réparer cette injustice. Mais il y avait aussi bien sûr la pression des dirigeants pour être leader sur le marché, donc des objectifs irréalistes, une hiérarchie très verticale qui empêchait de remonter les problèmes, etc.

Qu’est-ce qu’on peut faire pour prévenir ces situations?

En tant qu’entreprise, le moyen le plus efficace de se prémunir contre les fraudes à large échelle ou les comportements immoraux, c’est de faire de l’éthique un sujet de discussion fréquent. Quelles sont nos valeurs, qu’est-ce qui est bien ou mal dans notre action? Quand le thème fait partie du quotidien des collaborateurs, il y a moins de risques de dérive, cela a un effet protecteur.

Et pour un individu?

Je dirais d’abord l’enseignement socratique: connais-toi toi-même. Il faut savoir quelles sont vos valeurs et avoir en tête les lignes que vous refusez de franchir. Ensuite une forme d’humilité: il ne faut jamais se dire «moi, à leur place, jamais je n’aurais suivi le mouvement et agi ainsi» – c’est faux. Savoir que nous sommes tous à risque est aussi un moyen de se protéger. Avoir une «imagination morale», cette faculté de voir que cette première action un peu limite va vous entraîner sur une pente glissante que vous ne pourrez plus remonter est aussi un moyen de ne pas faire le premier pas. Si je dis oui à ça maintenant, j’en suis où dans six, douze mois? Enfin, il faut avoir un plan B. Prenons mon cas: si je me fais virer demain de HEC, ça ne me fera pas plaisir, mais j’ai trois ou quatre idées de ce que je pourrais faire d’autre. Donc ça n’est pas la fin du monde. Les employés pris dans ces scandales disent souvent après coup «je n’avais pas le choix». Quand un employé pense qu’il n’a pas le choix, il est à la merci du management, qui en fait ce qu’il veut. Vous avez toujours le choix, par exemple de démissionner et de faire autre chose. Il faut juste y avoir réfléchi et s’offrir des opportunités, par exemple avec des formations continues. Dans les cas de dopage dans le cyclisme, on voit une caractéristique commune chez les rares personnes qui n’ont pas triché: elles avaient fait des études ou un apprentissage. Elles avaient le choix, alors elles ont dit non.

Donner un cours qui aborde l’éthique dans les organisations et entreprises, ça a aussi un effet préventif?

C’est le but en tout cas. L’intégrité est une valeur forte à la Faculté des HEC et nous espérons former des collaborateurs et des managers qui y seront sensibles durant leur carrière. En parler, leur expliquer quels sont lesfacteurs clés qui permettent un système généralisé de fraude et comment on peut se retrouver très rapidement sur une pente glissante, c’est certainement utile. On espère que le jour où l’un d’eux se retrouve dans un tel contexte, il a des voyants qui s’allument dans sa tête et qu’il ne glisse pas.

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