« All I want is equality »
Quand Nina Simone chante contre les discriminations (1959-1970) [2/3] Par Noé Rouget
2. Des appels à la liberté et à la révolution
Le premier élément d’appel au changement est celui de la liberté. Les esclaves, comme les Africain.e.s-Américain.e.s dans les années 1960, veulent être affranchi.e.s du joug de l’esclavage comme de la ségrégation et c’est le propos de la chanson de Billy Taylor, « I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free », interprétée pour la première fois en 1963 et que Nina Simone reprend sur Silk & Soul en 1967. Cette chanson demande de nombreuses formes de liberté mais commence par une référence à la situation d’esclave des noir.e.s en Amérique :
I wish I could break
All the chains holding me
La mention des chaînes permet à la fois de revenir sur la condition de servitude des populations noires américaines avant l’affranchissement, mais aussi sur la période de ségrégation qui suit puisqu’elle ne leur permet pas d’être libres et est une situation de domination imposée par d’autres à travers leurs lois et leurs règles sociales. La suite de la chanson exprime d’ailleurs toutes les libertés que réclament les Africain.e.s-Américain.e.s, à commencer par la liberté d’expression :
I wish I could say
All the things that I should say
Say ’em loud, say ’em clear
For the whole round world to hear
Au deuxième couplet, la ségrégation est directement ciblée, Billy Taylor demande la liberté de réunion, la liberté de circuler, la liberté d’utiliser les mêmes infrastructures que les blanc.he.s, en somme, la déségrégation :
I wish I could share
All the love that’s in my heart
Remove all the bars
That keep us apart
Le troisième couplet réclame une liberté d’action :
I wish I could give
All I’m longin’ to give
I wish I could live
Like I’m longin’ to live
I wish I could do
All the things that I can do
And though I’m way over due
I’d be starting anew
Enfin, le quatrième couplet reprend la métaphore de l’oiseau volant dans le ciel pour défendre une liberté de voyager :
Well I wish I could be
Like a bird in the sky
How sweet it would be
If I found I could fly
C’est avec ce morceau que Nina Simone chante sa volonté de liberté, d’un changement que pourrait permettre la lutte pour les droits civiques. Le mouvement reprend d’ailleurs cette ode à la liberté comme un hymne pour la déségrégation aux côtés de « We Shall Overcome » ou encore « Go Tell it on the Mountain ». Le deuxième couplet qui traite du sujet ajoute dans une seconde partie que le gouvernement et la communauté blanche ne peuvent accepter le système Jim Crow – et parfois le défendre – que parce qu’ils ne le vivent pas et que sinon, la politique d’un changement étape par étape (le « go slow » que l’on retrouve dans « Mississippi Goddam ») ne serait même pas envisagée, et la liberté serait donnée à tous :
I wish you could know
What it means to be me
Then you’d see and agree
That every man should be free
Ce n’est d’ailleurs pas le seul hymne repris par la pianiste puisque trois ans plus tard, en 1969, elle publie To Love Somebody sur lequel figure « The Times They Are A-Changin’ ». La chanson est écrite par Bob Dylan pour son album du même nom, publié en 1964 et sur lequel figure notamment « Only a Pawn in Their Game » en hommage à l’activiste noir Medgar Evers, tué dans l’État du Mississippi pour son engagement en faveur de la déségrégation. Dans son morceau qui devient un chant de ralliement pour le mouvement des droits civiques, Bob Dylan annonce les changements qui arrivent, une révolte qui monte :
Come gather ’round people
Wherever you roam
And admit that the waters
Above you have grown
And accept it that soon
You’ll be drenched to the bone
Au cours de la chanson, le temps avance, Dylan prévient les journalistes que la roue tourne, les parlementaires qu’ils ne devraient pas retenir les changements et que la révolte est là :
There’s a battle outside
It’s ragin’
Le vieux monde est derrière, tandis que la jeunesse, échappe au contrôle des anciennes générations pour une société nouvelle et finalement, l’ordre social est renversé :
The slow one now
Will later be fast
As the present now
Will later be pastThe order is
Rapidly fadin’
Oh the first one now
Will later be last
For the times they are a-changin’
La fin de la chanson évoque ce renversement, cette vision que les révoltes et protestations auront un impact réel. C’est un sentiment que partagent les manifestants dans les années 1960, qu’ils se battent contre la ségrégation, contre la guerre du Vietnam ou contre l’ordre imposé dans les universités. Pour Bob Dylan, ce changement sera brusque : on retrouve le champ lexical de la rapidité et la rime fast/past évoque que ce qui appartient au passé disparaîtra rapidement au profit de ceux qui sont, pour l’instant, dominés. Ce sentiment d’une révolution imminente s’atténue avec le passage aux années 1970 : la guerre au Vietnam se prolonge, les questions raciales dans le Sud ne bénéficient que de peu de changement effectif pendant que les grandes figures du mouvement se font assassiner. Cette impression de stagnation du mouvement pousse une partie de celui-ci à se radicaliser. L’album To Love Somebody est d’ailleurs le dernier où Nina Simone prend position, encourageant une révolte, comme un dernier espoir que la fin des années 1960 va effacer.
Avec « The Times Their Are A-Changin’ », c’est une exhortation au changement qui est chanté, un rappel qu’il faut avancer sur les combats menés depuis des années et particulièrement depuis le temps où Dylan et les manifestants l’entonnaient lors de leurs marches. « Brown Baby » est, lui, un message d’espoir pour l’avenir et les enfants de ceux qui se battent dans les années 1960, présentant systématiquement le monde dans lequel l’auteur veut voir son enfant grandir plutôt que celui dans lequel il vit. Il est écrit par Oscar Brown Jr. pour l’album Live at Village Gate publié en 1962 et son dernier couplet représente bien cet espoir :
It makes me glad you gonna have things that I never had
When out of men’s heart all hate is hurled
Sweetie you gonna live in a better world
Brown Baby, Brown Baby, Brown Baby
Dans ce passage, les éléments centraux du combat pour la liberté et la reconnaissance des Africain.e.s-Américain.e.s sont exprimés. Il y a d’abord l’idée d’une évolution des conditions de vie des minorités qui obtiennent ce que la génération précédente n’a jamais obtenu, toutes ces choses qu’elle n’a jamais eue. Ensuite, on trouve l’espoir de la disparition de toute haine raciale, de toute possibilité de retour à un système discriminatoire comme les États-Unis ont pu connaître depuis l’instauration du commerce triangulaire. Enfin, on comprend que l’achèvement de ce processus de changement mènerait donc à un monde meilleur où tout le monde aurait une place.
Au cours des couplets, d’autres idées du même type sont abordées. Le premier fait état d’une richesse nouvellement acquise (« As you grow up I want you to drink from the plenty cup ») aussi bien qu’une liberté d’expression totale et la capacité d’être entendu de tous (« And I want you to speak up clear and loud »). Les deuxième et troisième vers du deuxième couplet expriment aussi les évolutions de la société attendues par les Africain.e.s-Américain.e.s :
I want you to live by the justice code
And I want you to walk down freedom’s road
L’idée de justice et de respect de l’ordre est d’abord évoquée. Si ce vers peut être interprété comme une dénonciation des pratiques de revendications violentes, il connote probablement plutôt le fait que ce bébé n’aura pas à se battre pour ses droits dans ce nouveau monde, que la loi sera juste et qu’il faudra donc s’y soumettre par conviction et non par obligation. De la même manière, le vers suivant expriment cette volonté de vivre dans un monde où chacun est libre, contrairement à celui dans lequel Oscar Brown Jr. et Nina Simone vivent.
Le morceau « Revolution (Part 1)[1] », écrit avec Weldon Irvine et présent dans l’album To Love Somebody, encourage, lui, directement à la révolution, dans le but d’obtenir ce changement. Cette chanson est une réponse à celle des Beatles, publié en 1968 sur la face B du single « Hey Jude » et crédité à John Lennon et Paul McCartney. La référence aux quatre de Liverpool est non seulement musicale – on y retrouve le même thème – mais aussi textuelle puisque la pianiste reprend et détourne certaines expressions et structures de la version originale, défendant une idéologie toute différente. En effet, les paroles écrites par le groupe britannique n’a rien de très révolutionnaire : il prône une complète non-violence (« But when you talk about destruction/Don’t you know that you can count me out »), il accuse les révolutionnaires d’être haineux (« people with minds that hate ») et plusieurs vers voient d’un air dédaigneux cette volonté de changement de grande ampleur (« We all want to change the world », « We’d all love to see the plan », « We’re all doing what we can »). Au contraire, les anglais défendent plutôt une certaine passivité (« You’d better free your mind instead »).
À plusieurs reprises, Nina Simone répond aux idées des Beatles. Elle commence d’abord par affirmer que la révolution est déjà là dès le premier vers (« now we got a revolution »). Ensuite, elle affirme que la violence est nécessaire (« I’m here to tell you about destruction ») et qu’elle n’a pas peur qu’on travestisse son discours (« I know they’ll say I’m preachin’ hate »). Elle prend aussi le groupe britannique à contrepied dans sa vision de l’action. Eux chantent sur quelqu’un qui veut une révolution, ils sont dans une position passive et ne s’intéressent qu’aux paroles et aux perspectives d’avenir :
You say you want a revolution
Well, you know
We all want to change the world
You tell me that it’s evolution
Well, you know
We all want to change the world
Nina Simone, elle, chante le présent et défend un discours d’action :
Singin’ about a revolution
Because we’re talkin’ about a change
It’s more than just evolution
Plutôt que de parler d’un hypothétique changement qui pourrait arriver dans l’avenir (« You say you’ll change the constitution » chantent les Beatles), Nina Simone défend un changement effectif, immédiat et sans attendre que le Droit s’aligne sur les nécessités de la société :
Yeah, the Constitution
Well, my friend, its gonna have to bend
I’m here to tell you about destruction
Of all the evil that will have to end.
Ce couplet est – idéologiquement – révolutionnaire, il enjoint à la révolte, à l’utilisation potentiel de la violence avec l’utilisation du terme « destruction ». Il réclame en tous cas des changements majeurs et la destruction d’un vieux monde au profit d’un nouveau avec un changement de la Constitution et la fin de tout ce qui est mauvais. Il s’ancre dans un contexte spécifique sur lequel nous reviendrons ensuite, mais comme Nina Simone l’explique plus tard dans la chanson, il s’agit de changer profondément la société et son fonctionnement :
Singin’ about a revolution
Because we’re talkin’ about a change
It’s more than just evolution
Well you know, you got to clean your brain
The only way that we can stand in fact
Is when you get your foot off our back
Les trois premiers vers expriment une volonté de changement qui irait plus loin que les évolutions qu’a pu vivre la société américaine depuis les premières victoires de mouvement pour les droits civiques au milieu des années 1950. Ce que veut Nina Simone, c’est un changement durable dans les manières de penser, que les Africain.e.s-Américain.e.s puissent se tenir dignement, égales et égaux aux blanc.he.s, même dans le Sud des États-Unis.
Ce n’est pas la première fois que Nina Simone évoque une révolution, mais c’est sans aucun doute sa référence la plus claire et explicite. Ce thème, associé à celui de la violence, est présent à plusieurs reprises dès son album Nina Simone in Concert avec « Pirate Jenny » et « Mississippi Goddam ». La première évoque directement le mouvement pour les droits civiques, le bateau dont Jenny est le capitaine, le « Black Freighter » représente la révolution qui approche, la libération des Africain.e.s-Américain.e.s de leur condition d’opprimé.e.s. La situation de Jenny, domestique noire dominée par les blancs, se retourne à la fin de la chanson lorsque les pirates ont envahi la ville et que les anciens dominant.e.s sont faits prisonnier.ère.s :
By noontime the dock
Is a-swarmin’ with men
Comin’ out from the ghostly freighter
They move in the shadows
Where no one can see
And they’re chainin’ up people
And they’re bringin’ em to me
Askin’ me,
« Kill them NOW, or LATER? »
Askin’ ME!
« Kill them now, or later? »Noon by the clock
And so still at the dock
You can hear a foghorn miles away
And in that quiet of death
I’ll say, « Right now.
Right now! »Then they pile up the bodies
And I’ll say,
« That’ll learn ya! »
L’ancienne domestique possède à présent la position prépondérante et détient le sort de ses oppresseurs entre ses mains. Cette lecture de la chanson pousse à une interprétation de l’idéologie de la chanson comme visant à une suprématie noire réagissant à la suprématie blanche en place depuis plusieurs siècles. Cette lecture va cependant plus loin que ce que réclame Nina Simone, bien que celle-ci n’adhère pas à l’idéologie non-violente et soit proche de ceux qui sont considérés comme les plus radicaux : Malcolm X, Stokely Carmichael, le Black Panther Party for Self-Defense. Si elle croit à l’utilisation de moyens plus agressifs pour arriver à ses fins – dans le cadre des mouvements de libération – et qu’elle partage avec des intellectuels développant le black power ou le black nationalism, elle n’est cependant pas en faveur d’une suprématie noire. Son objectif est plutôt une cohabitation, un vivre-ensemble, sans racisme d’un côté, ni de l’autre.
Mais son idéologie reste révolutionnaire et Nina Simone n’a pas peur de l’utilisation de la violence, elle y revient sur le même album avec « Mississippi Goddam ». La chanson décrit principalement la situation du mouvement des droits civiques dans le Sud des États-Unis mais un passage aborde les conséquences des mensonges qui ont cours dans le pays :
This whole country is full of lies
You’re all gonna die and die like flies
I don’t trust you anymore
D’autres chansons expriment une révolution par le reversement des places de chacun en matière de genre. Dans « Gimme Some » ainsi que dans « Do I Move You ? », Nina Simone chante une femme qui prend de fait l’ascendant. La première est écrite par Andy Stroud, manager et mari de Nina Simone, et publiée sur l’album I Put a Spell on You en 1965 tandis que la seconde paraît la même année sur Nina Simone Sings the Blues. « Gimme Some » est la chanson d’une femme réclamant du sexe. Tout au long du morceau, elle exprime son désir (« I crave »), son impatience (« I can’t stand it no longer »), le fait qu’elle ne veuille pas d’un acte timide (« Don’t be bashful ») mais au contraire d’action (« Love me so hard I can’t stand up »). Elle réclame et prend, sans attendre sagement et innocemment. « Do I Move You ? », écrit par Nina Simone elle-même, va plus loin : c’est la femme qui devient la première active. Elle demande à son partenaire si elle l’excite et prévient que la réponse devra être oui pour lui plaire. Elle demande ensuite si son partenaire est prêt, et encore une fois, la réponse doit être oui, tandis que le dernier couplet nous rapproche encore de l’acte sexuel sur le même principe. Dans ces deux chansons, la place de la femme devient prépondérante. Progressivement, elle n’est plus celle qui subit ou reste passive mais celle qui agit activement. Cela contre les codes de la société des années 1960, surtout en matière de sexe bien qu’un mouvement se développe à l’encontre de ces règles.
Enfin, le dernier couplet de « Backlash Blues », en 1967, évoque aussi l’idée d’une révolution dans un pays ségrégué racialement bien que de manière beaucoup plus discrète qu’avec des chansons comme « Pirate Jenny » ou « Revolution » :
Mr. Backlash, Mr. Backlash
Just what do you think I got to lose
I’m gonna leave you
With the backlash blues
You’re the one will have the blues
Not me, just wait and see
Le deuxième vers de ce couplet avance une absence de risque pour la communauté noire. En somme, ils n’ont pas peur d’utiliser la violence pour se libérer puisque leur situation ne peut empirer. Les deux derniers vers mettent en exergue cette idée avançant qu’un mouvement de grande ampleur se prépare : ce n’est pas simplement la narratrice qui veut se battre pour un changement mais bien l’ensemble des Africain.e.s-Américain.e.s. Nina Simone aborde donc à maintes reprises l’idée d’une révolte violente, l’idée d’une révolution qui serait – ou qu’il faudrait rendre – imminente.
Faire état des discriminations dont souffraient les populations noires était donc une première manière de soutenir le mouvement des droits civiques et de s’engager en sa faveur. Les questions de liberté ou de révolution suivent mais découlent aussi de l’idéologie de la chanteuse qui est proche des milieux radicaux et des intellectuels qui défendent une méthode plus violente. Le troisième type de discours que peut utiliser la musicienne est celui qui met en avant les événements contemporains au mouvement de protestation, les actions des militant.e.s et les réactions qu’elles provoquent, aussi bien de la part du milieu politique que de celle des opposant.e.s à la déségrégation.
[1] La chanson est en deux parties et fait référence au morceau des Beatles du même nom. Nous ne nous intéresserons ici qu’à la première partie.