Nina Simone (1/3)

« All I want is equality »[1]

Quand Nina Simone chante contre les discriminations (1959-1970) [1/3] Par Noé Rouget

De la lutte des Africain.e.s-Américain.e.s, on retient souvent les mouvements non-violent de Martin Luther King, que l’on oppose généralement à la violence incarnée par Malcolm X et, après sa mort, au Black Panther Party for Self-Defense. Mais toujours en toile de fond de cette histoire, nous retrouvons la musique. Depuis les chants des esclaves jusqu’au rap en passant par le gospel, le blues, le jazz, la soul ou le funk, la musique est un moyen privilégié d’expression pour les populations déportées en Amérique.N’ayant que rarement les moyens d’écrire ou de se réunir pour protester, la musique devient leur vecteur de communication principal et elle ne manque pas de prendre une tournure politique. Les gospels transmettent souvent un message d’espoir en attente de liberté ou de salvation à l’image de « Swing Low, Sweet Chariot ». Le mouvement pacifiste des années 1960 reprend des morceaux qui deviennent des hymnes, aussi bien chantés par des Africain.e.s-Américain.e.s (« A Change Is Gonna Come » de Sam Cooke) ou des blanc.he.s (« We Shall Over Come » popularisé notamment par Joan Baez). Et aujourd’hui encore avec la mort d’Eric Gardner dont la plainte « I Can’t Breathe » avant de mourir des violences policières dont il est victime est mise en chanson par Marcus Miller et Chuck D. notamment.

Mais parmi les voix des années 1960, une en particulier retrouve un certain écho depuis un trentaine d’année, après une longue période d’absence : Nina Simone. Surtout retenue comme une chanteuse de jazz, elle s’est engagée frontalement dans la lutte à partir de son album Nina Simone in Concert publié en 1964 et son succès musical s’inscrit principalement entre 1959 et 1970. Sur cette période, Nina Simone a publié 194 chansons en 23 albums[2]. Depuis In Concert et jusqu’à Black Gold, en 1970, elle enregistre 118 nouvelles chansons, dont 14 s’ancrent explicitement dans le mouvement par leurs paroles ou leurs références, soit 11,9% de ses morceaux – 7% si on prend sa carrière depuis son début.

Les luttes contre les discriminations raciales est au centre du combat pour les droits civiques. C’est bien la ségrégation, les différences de droits et de traitements qui poussent la création de groupes comme le NAACP, le CORE ou le SNCC et il s’agit bien de la première chose à dénoncer pour s’engager dans le mouvement. Mais les black studies comme les gender studies[3] ont démontré que ces discriminations n’allaient pas seules et que lorsqu’une femme noire est discriminée, des processus de pensée différents sont mis en œuvre. Lorsque Nina Simone chante « Pirate Jenny », « Go Limp » ou « Four Women », son propos entend non seulement dénoncer une situation qui s’applique aux noirs mais aussi – et surtout – aux femmes noires.

1.     Chanter contre les discriminations raciales et de genre

La particularité du racisme dans le sud des États-Unis avant les années 1960 est que la ségrégation est institutionnalisée. Ce n’est pas seulement un phénomène social. Ce racisme s’inscrit dans un système légal : les lois de Jim Crow. Il faut d’abord faire croire à ses concitoyen.ne.s que les Africain.e.s-Américain.e.s sont inférieur.e.s, cela entre dans le rôle de l’éducation et de la loi. Nina Simone joue sur ces deux aspects pour dénoncer la mise en place et le maintien de la ségrégation. Le premier élément est donc l’éducation, c’est l’objet de la chanson « The Turning Point » écrite par Martha Holmes et publiée sur l’album Silk & Soul en 1967. La narratrice est une petite fille, nous la supposons blanche et la partie instrumentale, qui est assurée par un clavecin et un violon, rappelle la musique européenne, évoquant ainsi l’origine de l’enfant. Elle voit une enfant noire du même âge qu’elle avec qui elle aimerait jouer. La chanson exprime leur proximité et l’absence de préjugés qui peut exister entre elles :

We are both in first grade
She sits next to me
I took care of her, mum
When she skinned her knee

She sang a song so pretty
On the Jungle Gym
When Jimmy tried to hurt her
I punched him in the chin

Mom, can she come over
To play dolls with me?
We could have such fun, mum
Oh mum, what’d you say

La jeune fille ne fait donc aucunement preuve de discrimination. Dans le premier paragraphe, elle remarque une différence de couleur de peau chez sa camarade (« the little brown girl », « she looks just like chocolate ») mais cela ne l’empêche pas de vouloir jouer avec elle. Le nom du garçon qui essaie de blesser sa camarade Africaine-Américaine peut aussi faire référence au nom des lois qui ségréguent sa communauté. La discrimination, elle, arrive dans la réponse de la mère qui lui refuse de jouer avec la petite fille :

Why not? Oh, why not?
Oh… I see…

Ce dernier couplet sous-entend le racisme comme étant la raison du refus de la mère. La chanson met en avant la place de l’éducation comme le tournant décisif dans la naissance des idées racistes et donc le caractère non naturel du sentiment. Ce n’est pas la nature qui est à l’origine des inégalités entre les humains mais bien l’éducation de chacun, à travers les valeurs qui sont enseignées par les parents, l’école, l’Église mais aussi par la loi.

Ces lois qui institutionnalisent la ségrégation portent le nom de Jim Crow. Elles ont été mises en place après la Guerre de Sécession pour affirmer la supériorité des blancs sur les autres et en particulier sur les noirs. Jim Crow n’est pas une personne réelle et a plutôt tendance à être un synonyme, tout aussi péjoratif, de “nègre”, mais le sens peut être renversé pour personnifier le système de ségrégation, comme Nina Simone le fait avec « Old Jim Crow ». La chanson, écrite avec Jackie Alper et Ron Vander Groef, est publiée en 1964 sur l’album Nina Simone in Concert. Elle dit rapidement que le problème n’est pas le nom mais bien ce qu’il accomplit, alors qu’elle prévient que l’ordre « Jim Crow » arrive à sa fin :

Old Jim Crow
What’s wrong with you
It ain’t your name
It’s the things you do
Old Jim Crow, don’t you know
It’s all over now

Depuis 1954, les lois qui mettent en place la ségrégation sont peu à peu abrogées. Les exemples les plus probants sont les décisions de la Cour Suprême, qui commence par juger anticonstitutionnelle la ségrégation dans les écoles en 1954, puis dans les bus en 1956, à la suite du boycott des bus de Montgomery. Cependant, ces lois ne sont pas encore complètement abolies et dans le quatrième couplet, Nina Simone parle des blessures ressenties par les Africain.e.s-Américain.e.s (« When you hurt my brother/You hurt me too »), tandis que le cinquième couplet aborde le racisme qui survit, mais qu’elle annonce vaincu :

Old Jim Crow
I thought I had you beat
Now I see you walkin’
And talkin’ up and down my street
Old Jim Crow don’t you know
It’s all over now

La ségrégation est décrite plus explicitement dans son « Backlash Blues », publié sur Nina Simone Sings The Blues en 1967 et écrit avec Langston Hughes. Dans le deuxième couplet de cette chanson, Nina Simone dénonce la marginalisation des noir.e.s dans la société américaine et la position d’infériorité qui leur est assignée :

You give me second class houses
And second class schools
Do you think that all colored folks
Are just second class fools

Alors que les blanc.he.s ont droit au meilleur des services de l’État américain, les Africain.e.s-Américain.e.s, eux, se retrouvent avec des infrastructures de basse facture et des services de mauvaise qualité et cette discrimination est soulignée par l’anaphore du second. La ségrégation que dénonce Nina Simone n’est pas seulement une question d’inégalité dans les services que reçoivent les noir.e.s, elle est aussi liée aux devoirs que chacun remplit et aux pertes que subissent les Africain.e.s-Américain.e.s, aussi bien au niveau financier qu’humain :

You raise my taxes, freeze my wages
And send my son to Vietnam

Les noir.e.s, comme tous les citoyens et les habitants d’un pays, doivent payer des impôts. Cependant, ils n’ont que de maigres retours sur ceux-ci, comme l’explique le deuxième couplet. Pourtant, les Africain.e.s-Américain.e.s constituent la population la plus pauvre du pays, ils auraient donc besoin d’un plus grand retour que les autres, selon les principes d’un État-Providence. Au lieu de quoi, on limite leurs revenus par la ségrégation bien sûr mais aussi en gelant leurs revenus. Leur pauvreté est d’ailleurs la raison pour laquelle beaucoup de noirs sont envoyés se battre au Vietnam, ne pouvant échapper à la conscription en payant. C’est ce fonctionnement qui vaut à la comédie musicale Hair de reprendre les termes généralement attribués à Stokely Carmichael disant que l’enrôlement, c’est « des blancs qui envoient des noirs faire la guerre aux jaunes pour défendre la terre qu’ils ont volé aux peaux-rouges[4] ». Nina Simone fait un rapport entre les discriminations (ségrégation, mauvaises écoles) faites aux Africain.e.s-Américain.e.s et les devoirs qu’on leur demande (impôts, conscription). Elle démontre alors l’injustice qui vise à dégrader socialement une catégorie de la population tout en envoyant sa jeunesse faire la guerre pour un pays qui la dévalue.

La chanson « Mississippi Goddam » de Nina Simone publiée sur son album Nina Simone in Concert fait d’ailleurs écho à ce thème de la lenteur :

You keep on saying ‘Go slow!’
‘Go slow!’
But that’s just the trouble
‘Do it slow’
Desegregation
‘Do it slow’
Mass participation
‘Do it slow’
Reunification
‘Do it slow’
Do things gradually
‘Do it slow’
But bring more tragedy
‘Do it slow’

La position réformiste est dénoncée, d’une part, par une réponse directe au « Go Slow » évoquant qu’il s’agit justement du problème (« But that’s just the trouble ») mais aussi par la rime gradually/tragedy qui souligne qu’un changement étape par étape apporte justement plus de malheur. Nina Simone termine ensuite sa chanson sur un appel à l’égalité et à la liberté :

You don’t have to live next to me
Just give me my equality

La pianiste remarque que ceux qui ne le désirent pas ne sont pas forcés de vivre avec les noirs et sont libres de s’installer loin d’eux, mais que cela ne justifie en rien les inégalités sociales et politiques qui règnent dans le sud des États-Unis.

Nous avons donc vu les différents processus utilisés pour dénoncer les discriminations et la ségrégation contre lesquels s’élève le mouvement pour les droits civiques américains. Mais comme nous l’avons énoncé plus haut, le racisme ne s’arrête pas à la différence de couleur, il prend une nouvelle dimension lorsque lui est ajoutée une autre discrimination : celle du genre. Nina Simone aborde ce sujet tout particulièrement dans trois chansons : « Pirate Jenny », « Four Women » et « Ain’t Got No/I Got Life ». Si dans les deux premiers morceaux Nina Simone aborde les questions de racisme envers les femmes noires, le simple fait de parler des figures de femmes permet de les mettre en avant comme des activistes et non comme de simples spectatrices ou suiveuses du mouvement. « Go Limp » en est aussi un exemple. Cette chanson raconte l’histoire d’une jeune fille rejoignant une marche du NAACP.

Cependant, l’argumentaire de Nina Simone se situe plutôt dans les premiers morceaux évoqués. Commençons avec « Pirate Jenny » publié sur l’album Nina Simone in Concert. La chanson est une reprise, écrite par Kurt Weil, Bertolt Brecht et Marc Blitzstein, elle est écrite pour l’Opéra de quat’sous (Die Dreigroschenoper en version originale allemande) de Brecht et Weil en 1928. Son propos n’est pas de dénoncer la ségrégation américaine, puisque l’action de la comédie musicale se situe dans le Londres victorien. La reprise de Nina Simone modifie le discours de la chanson dans son interprétation. La prostituée Jenny devient une domestique noire – ni sa condition, ni sa couleur de peau ne sont mentionnées dans les paroles – tandis que son imagination, appelant l’arrivée d’un bateau pirate dont elle serait le capitaine, devient la métaphore de la révolution qui arrive et de la libération des Africain.e.s-Américain.e.s d’un système qui les opprime. Le début de la chanson représente la répartition des tâches sociales, entre une domestique noire – dont Nina Simone prend le rôle – et des blancs qui la regardent travailler et lui donnent un pourboire lorsqu’ils sont satisfaits :

You people can watch while I’m scrubbing these floors
And I’m scrubbin’ the floors while you’re gawking
Maybe once ya tip me and it makes ya feel swell
In this crummy Southern town
In this crummy old hotel
But you’ll never guess to who you’re talkin’.
No. You couldn’t ever guess to who you’re talkin’.

Then one night there’s a scream in the night
And you’ll wonder who could that have been
And you see me kind of grinnin’ while I’m scrubbin’
And you say, « What’s she got to grin? »
I’ll tell you.

There’s a ship
The Black Freighter
With a skull on its masthead
Will be coming in

You gentlemen can say, « Hey gal, finish them floors!
Get upstairs! What’s wrong with you! Earn your keep here!
You toss me your tips
And look out to the ships
But I’m counting your heads
As I’m making the beds
‘Cause there’s nobody gonna sleep here,
Tonight, nobody’s gonna sleep here, honey
Nobody
Nobody!

Les trois premiers vers du premier couplet évoquent la condition de domestique de la narratrice tandis que des hommes l’observent, lui donnent des ordres et lui ajoutent un pourboire pour se sentir supérieurs. La mention de ville sudiste présente dans la version originale est particulièrement adaptée au sens que lui donne Nina Simone ; elle lui permet de dénoncer la situation du Sud des États-Unis, où la condition de domestique des femmes noires héritée de l’esclavage est toujours d’actualité dans les années 1960.

Dans « Four Women » sur Wild Is the Wind en 1966, le propos de Nina Simone est un peu différent, il vise à décrire quatre situations de précarité dans lesquelles peuvent se trouver les femmes noires. En dressant quatre portraits à la première personne du singulier, elle montre des types d’injustices et d’inégalités distinctes dues à leurs origines ethniques et à leur genre. Chacune a une couleur de peau différente, allant d’une peau noire à un métissage brun clair. La première d’entre elles est « Aunt Sarah » :

My skin is black
My arms are long
My hair is woolly
My back is strong
Strong enough to take the pain
Inflicted again and again
What do they call me?
My name is Aunt Sarah
My name is Aunt Sarah

Sarah est forte et travaille dur. Elle supporte la douleur que lui impose la vie dans le Sud où la ségrégation est lourde. La souffrance qu’on lui impose est celle que supportent les noir.e.s entre de nombreuses heures de travail pour un petit salaire, une précarité et un traitement violent de la part des blanc.he.s. Cette douleur est soulignée par la rime pain/again and again. L’historienne Ruth Feldstein voit en elle la génération des aînées du combat pour les droits civiques, celles « qui risquaient tout – travail mal payé, foyers, et même leurs vies – quand elles hébergeaient et cuisinaient pour les activistes[5] ».

Ensuite vient Saffronia :

My skin is yellow
My hair is long
Between two worlds
I do belong
My father was rich and white
He forced my mother late one night
What do they call me?
My name is Saffronia
My name is Saffronia

Saffronia représente à la fois un mélange des deux mondes par son métissage que la hauteur des violences faites aux noirs et ici, aux femmes noires. Ce passage rappelle l’impunité dans les sévices subies contre les Africaines-Américaines. Mais cette violence ne reste impunie que par la condition d’objet, de sous-humain – pour reprendre le discours d’Abbey Lincoln – dans laquelle sont enfermés les populations noires dans le Sud des États-Unis.

 

La troisième est surnommée « Sweet Thing » :

My skin is tan
My hair is fine
My hips invite you
My mouth like wine
Whose little girl am I?
Anyone who has money to buy
What do they call me?
My name is Sweet Thing
My name is Sweet Thing

Sweet Thing, « douce chose » en français, est une prostituée, elle appartient quiconque pourra la payer. Elle représente la femme noire comme objet du désir sexuel. Lu en écho avec l’histoire de la mère de Saffronia, on obtient l’image de l’Africaine-Américaine comme objet d’un fantasme que peuvent partager les hommes blancs. L’attirance sexuelle qu’ils ressentent envers la femme noire est représentée comme un objet de désir. Sweet Thing représente aussi la précarité dans laquelle peuvent se trouver les Africaines-Américaines à qui il ne reste comme ressource que leur corps. En faisant rimer I et buy, Nina Simone réduit la personne de Sweet Thing à une simple transaction et exprime ainsi sa situation d’aliénation par rapport aux hommes qui la paient.

 

Le dernier portrait est celui de Peaches :

My skin is brown
My manner is tough
I’ll kill the first mother I see
My life has been too rough
I’m awfully bitter these days
Because my parents were slaves
What do they call me?
My name is Peaches

Peaches est une femme dure, comme la vie qu’elle a dû mener. Ses ancêtres étaient des esclaves mais la condition des noir.e.s dans les États sudistes ne s’est pas améliorée, iels sont toujours exploité.e.s dans les champs, sont toujours domestiques des blanc.he.s[6], et restent sans droit. La rime days/slaves souligne l’état d’asservissement des Africain.e.s-Américain.e.s encore présent et qui pourrait se prolonger si la situation n’évolue pas. Cette situation cause l’amertume qui caractérise cette femme tandis que son énervement et sa rage sont rugis dans sa volonté de tuer et dans le cri de son nom, comme si elle criait son identité. Ce personnage est le plus proche de Nina Simone, il représente une jeune femme qui a vu dix ans de lutte pour des résultats mitigés, probablement à l’origine de son amertume.

« Ain’t Got No/I Got Life », publié sur ‘Nuff Said! en 1968, est une reprise de la comédie musicale Hair, écrite par Gerome Ragni, James Rado et Galt MacDermot, qui tourne à partir de 1967. Ce spectacle décrit l’Amérique des années 1960 et aborde différents thèmes comme la Guerre du Vietnam, le pacifisme, le mouvement hippie et son opposition à une société bourgeoise et conservatrice dominante. Nina Simone fusionne ainsi deux morceaux différents : « Ain’t Got No » et « I Got Life ». Tous deux sont basés sur une énumération de possession de caractéristiques personnelles ou une absence de biens matériels. Le premier est chanté par des marginaux qui clament entre eux le fait qu’ils n’ont rien dans une société de la possession individuelle. Le second au contraire est chanté au milieu d’un repas bourgeois par le “leader” du groupe de hippie, Berger. Il sonne en réponse au premier pour dire que s’il ne possède rien de matériel, il est libre et indépendant.

L’interprétation de Nina Simone n’en est pas très différente mais elle l’ancre dans un contexte de ségrégation raciale aussi bien que de domination de genre. Elle commence avec ce même état des choses sur la pauvreté et l’absence de possession matérielle :

Ain’t got no home, ain’t got no shoes
Ain’t got no money, ain’t got no class
Ain’t got no skirts, ain’t got no sweaters
Ain’t got no perfume, ain’t got no bed
Ain’t got no man

Ain’t got no mother, ain’t got no culture
Ain’t got no friends, ain’t got no schooling
Ain’t got no love, ain’t got no name
Ain’t got no ticket, ain’t got no token
Ain’t got no god

Le premier couplet fait référence à la situation sociale de pauvreté et de dépendance dans laquelle peuvent se trouver les Africains-Américains et plus particulièrement les femmes, toujours dépendantes socialement de leurs pères ou de leurs maris. Le dernier vers est d’ailleurs différent de celui de la comédie musicale qui parle de « girl » et est chantée par un homme. Nina Simone sélectionne les éléments qu’elle veut mettre en avant. Elle inclut dans sa chanson ce qui est vitale dans la société étatsunienne de l’époque : une maison (« home », « bed »), de l’argent (« money »), des vêtements (« shoes », « skirts », « sweaters ») ; ainsi que des éléments d’élégance qui vont avec une certaine reconnaissance sociale (« class », « perfume »).

Le second couplet s’intéresse plutôt à des questions immatérielles. Elle aborde le manque d’accès à l’éducation auquel sont confrontés les Africains (« culture », « schooling ») mais aussi une forme de solitude (« mother », « friends », « love »). Des éléments qui peuvent pousser à la violence que peut défendre Nina Simone mais qui sont aussi une réponse à d’autres formes de violence que l’on peut sentir dans le deuxième couplet avec l’absence de nom : celle de l’esclavage qui retire son identité aux Africain.e.s-Américain.e.s mais aussi celle du patriarcat qui soumet une femme à son mari allant même jusqu’à lui faire adopter le nom de celui-ci. La chanteuse exprime aussi l’absence d’une place dans la société au quatrième vers (« Ain’t got no ticket, ain’t got no token ») avec la polysémie du « ticket » qui peut aussi bien représenter une place en général qu’une place dans la politique du pays, soit par l’absence d’élu.e.s noir.e.s à la tête du pays, soit par l’absence de soutien parmi ceux qui dirigent le pays. Nina Simone ne croyant qu’assez peu dans les institutions et les politiciens étatsuniens pour apporter un changement dans ce monde, elle remet directement en question la place actuelle des Africain.e.s-Américain.e.s dans la représentation du pays. De la même manière, « Ain’t got no god » représente un rejet des valeurs traditionnelles américaines, celles qui ont justifié l’esclavage aussi bien que les l’exploitation des autres classes sociales.

Il est intéressant de relever les éléments que Nina Simone laisse de côté, qu’elle juge probablement comme secondaire ou inintéressant. Certains disparaissent probablement par désintérêt de la part de la pianiste comme « pot », désignant le cannabis, « smokes », la fumée, « A-train », le métro A de New York ou des répétitions (« coins », « pennies »). D’autres donneraient une image dégradante, sale, ignorante, paresseuse, des noir.e.s qu’elle cherche à représenter : « underwear », les sous-vêtements, « soap », le savon, « mind », l’esprit, « job » et « work », le travail.

Nina Simone ajoute ensuite un couplet de transition qui lui permet de se demander ce sui lui reste que personne ne peut lui prendre :

Then what have I got
Why am I alive anyway?
Yeah, what have I got
Nobody can take away

Et la réponse est celle du corps qui lui reste :

I got my hair, got my head
Got my brains, got my ears
Got my eyes, got my nose
Got my mouth
I got my smile
I got my tongue, got my chin
Got my neck, got my boobies
Got my heart, got my soul
Got my back
I got my sex
I got my arms, got my hands
Got my fingers, got my legs
Got my feet, got my toes
Got my liver
Got my blood

Mais même ce corps n’est pas anodin. Ici, la plupart des éléments de la chanson originale sont présents, à l’exception du début – qui parle de vie et de liberté (présents dans le dernier couplet), de manières, de charme, de bons et de mauvais moments – et de la fin – qui parle de boyaux et de muscles, ou plus figurativement, de cran et de pouvoir, pour finir sur la vie qui a ouvert la chanson. Ce qui est intéressant de relever, ce sont plutôt les deux modifications faites par Nina Simone sur cette partie. En effet, la chanteuse remplace « tits » par « boobies » et « ass » par « sex ». Ces deux éléments permettent de montrer clairement que l’on parle d’une femme et ancre le discours à la fois dans les revendications raciales que face aux discriminations de genre. On retrouve d’ailleurs assez bien l’esprit de la deuxième vague de féminisme débutant à la fin des années 1960 et défendant le droit à disposer de son corps.

Enfin, le dernier couplet explicite ce dont elle dispose, promettant que personne ne pourra s’y opposer ni se mettre en travers de cela, sa vie et sa liberté :

I’ve got life
I’ve got my freedom
I’ve got life!
I’ve got life
And I’m gonna keep it

I’ve got life
And nobody’s gonna take it away

C’est une revendication de combat particulièrement forte puisque les noir.e.s ne disposent pas forcément d’une liberté complète par rapport à celle des blanc.he.s, encore en 1968 et malgré les gains des quinze dernières années grâce au mouvement des droits civique. Ils ne sont pas non plus complètement maîtres de leurs vies puisqu’ils ne sont pas à l’abri de se faire lyncher ou assassiner, comme Martin Luther King trois jours avant l’enregistrement live de cette chanson pour l’album ‘Nuff Said!

La dénonciation de ces discriminations appelle à des changements, une libération des Africain.e.s-Américain.e.s et des modifications majeures dans l’ordre social en place aux États-Unis. C’est bien sûr ce à quoi aspirent les groupes et associations engagés dans le mouvement pour la déségrégation et ces thèmes se retrouvent aussi dans les chansons des artistes qui rejoignent la lutte.

 

[1] Cet article en trois parties est extrait d’un travail de bachelor plus large sur l’engagement politique d’Abbey Lincoln, de Miriam Makeba et de Nina Simone dans leur production artistique de 1959 à 1970.

[2] Nous comptons, ici, seulement les albums et les morceaux publiés avec l’accord de l’artiste sur les labels avec lesquels elle a signé : Bethlehem, Colpix, Philips et RCA.

[3] Les black studies sont les études qui traitent des questions liées à l’histoire ou la culture des noirs tandis que les gender studies traitent des questions de genre.

[4] « white people sending black people to make war on the yellow people to defend the land they stole from the red people », Feldstein, Ruth, How It Feels to Be Free. Black Women Entertainers and the Civil Rights Movement, New York, Oxford University Press, 2013, p. 78.

[5] « who risked everything – poorly paying jobs, homes, and their very lives – when they housed and cooked for civil rights activists », Feldstein, Ruth, How It Feels to Be Free. Black Women Entertainers and the Civil Rights Movement, New York, Oxford University Press, 2013, p. 108.

[6] Cette question de la division raciale et sexuelle du travail, aussi abordé par Nina Simone dans « Pirate Jenny », est l’objet d’une étude par Evelyn Nakano Glenn, « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé » dans Dorlin, Elsa (dir.), Sexe, Race, Classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, pp. 21-70.