Voici comment on interrogeait les suspects au Moyen Age

Voici comment on interrogeait les suspects au Moyen Age

Les 10 et 11 juin, l’Université de Lausanne organise «Les experts au Moyen Age», une manifestation qui présente les différentes facultés de manière ludique. Son fil rouge? Une énigme à résoudre qui met en scène un chevalier amoureux et sa belle accusée de sorcellerie. Cette accusation, justement, valait au suspect de passer des moments très pénibles. Explications…

Etre accusé de sorcellerie, c’est tomber dans les mains de la terrible Inquisition. Comment une institution aussi monstrueuse qu’efficace que l’inquisition procédait-elle? Rencontre avec Kathrin Utz Tremp et Martine Ostorero, également conseillère scientifique de la manifestation des 10 et 11 juin, «Les experts au Moyen Age».

Tout commence en 1233, quand la papauté instaure le tribunal de l’Inquisition et confie la charge d’inquisiteur à des dominicains ou des franciscains. Le but? Lutter contre les hérésies. Et pour ce faire, examiner d’abord et de près les moeurs et les croyances de tout un chacun par l’investigation et l’enquête (inquisitor désigne en latin celui qui enquête et inquisitio, la faculté d’investigation). Ensuite, inculper, juger, torturer et exécuter ceux qui sont convaincus de déviance.

L’Inquisition en Suisse romande

En Suisse romande, le premier inquisiteur mentionné (c’était en 1375) est François de Moudon, mais son activité reste mal connue. Ulric de Torrenté, mort en 1445, est en revanche célèbre pour avoir mené les premières chasses contre ceux que l’on appellera des sorciers.

A partir des années 1440, l’Inquisition se spécialise dans la lutte contre la sorcellerie – en matière d’hérésie c’est alors tout ce que les inquisiteurs ont à se mettre sous la dent dans la région. Raymond de Rue, «extirpateur très efficace de l’hérésie», en est une figure exemplaire.

C’est dans le «contre monde» que les inquisiteurs mènent l’enquête. Un «contre monde» calqué sur l’orthodoxie catholique où le diable occupe la place de Dieu. Il oeuvre pour précipiter la fin de la société chrétienne, tuant les enfants, détruisant les récoltes et les mariages, provoquant impuissance masculine, stérilité féminine, déployant ses maléfices contre les ressources qui permettent la survie de la société: reproduction humaine et fertilité des champs.

Des fantasmes abominables

Ce «contre monde» a son rituel, le sabbat – né du fantasme des clercs et des inquisiteurs et auquel tout le monde finira par croire –, au cours duquel on célèbre tout ce qui est contraire à l’Eglise et la société. On accuse les sorciers de piétiner l’eucharistie, de manger des enfants, de se livrer à des orgies sexuelles avec leurs semblables, le diable, les animaux.

«Les fantasmes les plus abominables sont projetés sur un groupe qui n’existe pas, censé enfreindre tous les interdits sociaux et religieux. Dans nos régions, à l’époque de Raymond de Rue, 70% des accusés de sorcellerie sont des hommes», explique Martine Ostorero, qui prépare un doctorat sur les traités de démonologie du XVe siècle.

A l’époque, on croit certes au Malin mais jamais on ne l’aurait imaginé si omnipotent. «L’Inquisition a largement contribué à amplifier la croyance, poursuit-elle. C’est un moyen de maintenir, par la terreur, un contrôle social. Sorcellerie traditionnelle et guérisons à base de potions et d’incantations: les inquisiteurs lient toutes ces pratiques et y mêlent le diable. A la fin du siècle, on finit par penser qu’il est au pouvoir, à travers la magie.»

L’Inquisition à l’oeuvre

Dans ce «contre monde», on mène l’enquête sur la base de dénonciations ou de procès préalables. On recueille des dépositions: soupçon, doute, rumeur, délation, tout est bon. «Il y a d’abord enquête sur la foi, les paroles, les croyances, puis sur les actes, les conduites, la participation au sabbat. Enfin, il y a la torture, qui se double peu à peu d’une enquête sur le corps. Car le démon s’y dissimule pour empêcher l’accusé de dire la vérité ou le protéger de la douleur. On en traquera les signes, rasant les torturés pour découvrir la marque de l’alliance diabolique. On les piquera avec des aiguilles, à la recherche des zones d’insensibilité, signes elles aussi de la présence du démon.»

Mais au fait, que faut-il avouer? Au début, nombreux sont ceux qui ignorent ce qu’on leur reproche, même si certains connaissent des rumeurs les concernant ou l’existence de dépositions faites à leur sujet dans d’autres procès. Car dans la première moitié du XIVe siècle, la population ne sait rien des horreurs du sabbat.

Tortures systématiques

Peu à peu, prêches et procès les renseignent. «On sait que dans un premier temps, l’aveu est obtenu systématiquement sous la torture, affirme Kathrin Utz Tremp. Plus tard, dans la deuxième moitié du siècle, les accusés ont l’espoir que l’aveu de participation à un sabbat leur permettra d’échapper au bûcher.»

Le système est diabolique, si l’on peut dire: après avoir imaginé une réalité et en avoir diffusé la croyance, les inquisiteurs extirpent sous la torture la confirmation de son existence. «L’imaginaire déployé a des effets bien réels. Dans les procès de sorcellerie, on peut être condamné pour une croyance qui appartient à celui qui vous juge mais qu’on finit par partager, constate Martine Ostorero. En matière de droit, l’Inquisition innove: dans la procédure accusatoire appliquée auparavant, le plaignant doit prouver la culpabilité de celui qu’il accuse, faute de quoi il encourt la peine que celui-ci aurait subie. Mais prouver le crime de sorcellerie, c’est se désigner soi-même comme appartenant à la secte. Il faut donc trouver une autre procédure. Ce sera l’enquête et la confession.»

«Dans la procédure inquisitoire, reprend Kathrin Utz Tremp, l’aveu constitue la preuve. Raison pour laquelle il faut à tout prix l’obtenir et, pour cela, torturer. Obtenir l’aveu, c’est avoir la preuve que le monde du sabbat est réel.» La boucle est bouclée.

Des complicités multiples

Martine Ostorero fait remarquer que l’époque est au développement, dans l’Eglise, de la pratique de la confession: «La procédure inquisitoire l’adopte car non seulement l’aveu est la vérité mais comme la confession, il ouvre la porte du Paradis. Hors du cadre de l’Inquisition, il n’existe aucune preuve de l’existence du sabbat.»

Il faut toutefois préciser que si tout le système fonctionne, c’est grâce à la collaboration entre les justices locales, le pouvoir politique, l’Eglise et finalement, avec le temps, la population. «En effet, ce sont les autorités laïques qui font appel à l’inquisiteur. Et ce sont elles qui terminent l’affaire, précise Kathrin Utz Tremp. L’inquisiteur ne pouvant pas condamner à mort, cette tâche est confiée au bras séculier. Et c’est lui qui allume le bûcher.»

Elisabeth Gilles

A lire
Tout le savoir actuel sur l’Inquisition en Suisse romande est rassemblé dans «Inquisition et chasses aux sorcières en Suisse romande. Le registre Ac 29 des Archives cantonales vaudoises (1438-1528)» aux Cahiers lausannois d’histoire médiévale sous la direction de Martine Ostorero, chargée de cours et chercheuse au FNRS et de Kathrin Utz Tremp, privat-docent à l’UNIL, en collaboration avec Georg Modestin, ancien étudiant de l’UNIL.

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