Sur les traces de la panthère des neiges

Irbis ou Once. Ce beau félin, qui vit notamment en Mongolie, est peu connu. C’est une espèce menacée.
©Batt’Art/Shutterstock

Une équipe de chercheurs du Département d’écologie et évolution de l’UNIL a investi la Mongolie afin de participer à la sauvegarde de l’un des mammifères les plus discrets de la planète. Voyage au bout du désert.

Des paysages d’altitude privés d’arbres, à peine traversés par quelques pistes rocailleuses, parsemés de chameaux, survolés par de nombreux gypaètes barbus, soudain animés par des hurlements de loups: bienvenue sur le territoire de l’irbis, comme le nomment les Mongols! La panthère des neiges (Panthera uncia) a choisi de s’établir dans une contrée certes inhospitalière, mais parfaitement adaptée à ses besoins. On ne sait toutefois pas combien de temps elle pourra continuer à s’y épanouir. La mystérieuse once, un autre de ses noms, est en effet classée sur la liste rouge de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) en tant qu’espèce vulnérable. Claudio Augugliaro, doctorant au Département d’écologie et évolution (DEE), a décidé de poser ses bagages dans l’univers lunaire du grand félin. «Les grands carnivores connaissent une extinction locale et globale, souligne-t-il. Et aujourd’hui encore, des espèces discrètes comme la panthère des neiges sont très peu connues. Je désire apporter ma contribution à la protection d’animaux si beaux et tellement importants sur un plan écologique.»

Son travail consiste à interroger des bergers dans l’Altaï occidental mongol pour connaître la perception qu’ils ont de l’irbis et à évaluer sa population, sa distribution, ainsi que les dangers qui la menacent. Le professeur Philippe Christe, directeur de sa thèse, et le Dr Luca Fumagalli, spécialiste des analyses génétiques, tous deux au DEE, l’ont rejoint sur place durant deux semaines au printemps 2018. Premiers résultats d’une enquête aussi mouvementée que passionnante.

Où trouver le «fantôme des montagnes»?
Il est si difficile de l’apercevoir qu’on l’a surnommée le «fantôme des montagnes». Son pelage tacheté la camoufle à la perfection sur son domaine. «On ne la trouve que dans des endroits très escarpés, précise Philippe Christe, professeur associé au DEE (Faculté de biologie et médecine). L’écorégion montagneuse où nous effectuons nos recherches – l’Altaï-Sayan, dans le Kazakhstan mongol, classée par le WWF comme zone prioritaire pour la biodiversité – paraît idéale pour la panthère des neiges. Et c’est aussi sur ce territoire que l’on possède le moins de données.»

Aucun des chercheurs de l’UNIL n’a réussi à voir ne serait-ce que le bout de la queue de l’énigmatique félin. D’ailleurs, sur les 261 éleveurs de bétail interviewés, seuls 21 l’ont repérée. «Et l’âge moyen des personnes interrogées est de 48 ans, relève Philippe Christe. Les bergers passent leurs journées à l’extérieur sans la croiser. Il faut donc énormément de chance pour l’apercevoir.»

Quelques empreintes au bord d’une rivière ont ému Philippe Christe. «Notre guide, qui ne parlait pas un mot d’anglais, m’a montré une trace au sol. J’avoue avoir douté. Mais 100 m plus loin, nous en avons trouvé d’autres, mieux formées. On ne peut pas la confondre avec un autre animal, car ses empreintes sont rondes, avec des coussinets bien marqués, sans traces de griffes apparentes.»

Comment capturer la féline invisible?
Pour avoir le plaisir de l’admirer, les chercheurs ont dû se rabattre sur les pièges-photos déposés dans des zones éloignées. Camouflées par une peinture militaire, sous des tas de cailloux capables de résister aux vents violents, les caméras sont placées près de grands blocs de pierres qui apparaissent soudain au milieu des paysages monotones. «Mâle et femelle viennent marquer de leur urine ce genre d’endroit, indique le biologiste. Nous installons toujours une caméra de chaque côté du passage, afin d’avoir des photos des deux flancs de l’animal. Chaque individu a en effet des taches uniques qui permettent de l’identifier.»

Le professeur de l’UNIL est parti sur le terrain avec son équipe, un guide et une interprète pour récupérer les dizaines de milliers de clichés capturés par près de 200 pièges-photos installés quelques mois plus tôt. Une expédition réalisée à cheval et à pied, parfois sur des rivières gelées. «Nous pouvons ainsi estimer le nombre d’individus sur un territoire, explique Philippe Christe. Cela donne une idée de la densité de la population et de comment l’espèce occupe l’espace.»

Sur place, l’équipe est rassurée en constatant qu’un seul des pièges-photos a été volé. «À la base, j’avais acheté des cadenas pour les attacher, sans imaginer qu’il n’y avait pas d’arbres où les accrocher… Les deux dernières caméras, inaccessibles lors de notre séjour à cause du dégel de certaines rivières, ont été récupérées par des rangers l’été passé. Cela leur a pris quatre jours à cheval.»

Mais l’investissement en valait la peine. Outre des photos de loups, de gloutons ou encore de manuls (petits félins sauvages très peu étudiés), un premier bilan montre une bonne densité de population chez l’irbis, à savoir une dizaine d’individus dans la zone étudiée. «Ce résultat nous réjouit. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces chiffres: la panthère est protégée et respectée. Elle profite du nombre important de bouquetins de Sibérie dans la région. On a cependant peu de suivi à long terme. On ne sait pas comment elle vivait il y a vingt ans.»

Philippe Christe et Luca Fumagalli. Professeur et Maître d’enseignement et de recherche, tous deux au Département d’écologie et évolution (Faculté de biologie et de médecine).
Nicole Chuard © UNIL

Dans quel environnement chasse-t-elle?
En dehors de la période des amours, l’once est une solitaire qui passe la plupart de son temps à chercher des proies. «C’est le seul grand félin qui chasse à la verticale, s’enthousiasme le doctorant Claudio Augugliaro. Quand les autres suivent leur victime sur des terrains plats, la panthère des neiges chasse dans des falaises très escarpées. Elle est capable de sauter de 7 mètres de haut, parfois plus, et d’atterrir sur des pentes abruptes. La niche écologique qu’elle occupe détermine ses traits particuliers: une queue longue et épaisse qui lui donne un meilleur équilibre, des membres plus courts que les autres félins et de grandes pattes poilues.»

L’once suit sa nourriture en fonction des saisons. En été, elle mange essentiellement des bouquetins de Sibérie, des marmottes et des argalis (une espèce de caprins). «En hiver, elle descend dans les vallées, plus proches de l’Homme, en même temps que les troupeaux de bouquetins qui affectionnent les zones exposées au vent qui balaie la neige et met à découvert l’herbe dont ils se nourrissent, signale Philippe Christe. Nous ne savons pas encore s’il y a un effet de saison quant aux attaques sur le bétail.»

Parmi les questions soumises à 261 bergers – que Claudio Augugliaro (avec son interprète? a tous rencontrés à leur domicile hivernal, à chaque fois reçu telle une «star de Hollywood» selon ses termes – l’une s’intéressait aux problèmes de prédation rencontrés sur une année. «Sur 8000 bêtes disparues, ce qui représente 9?% du cheptel, la moitié est morte de causes naturelles (maladies ou dzud, un phénomène climatique défini par une vague de grand froid en hiver et un été caniculaire). L’autre moitié a été attaquée par des carnivores, résume le professeur Christe. Sur les 4000 «prédatées», la grosse majorité regroupe des chèvres et des moutons. Les loups en ont mangé 3000, tandis que la panthère des neiges n’en aurait consommé qu’une centaine. Une proportion similaire est observée en ce qui concerne la prédation sur les chevaux, les yaks ou les vaches. Les éleveurs détestent les loups mais, en général, ont une bonne image de l’once. Surtout ceux qui ont eu la chance de la voir.»

Qui sont ses ennemis?
Néanmoins, tous les bergers ne respectent pas les espaces protégés des différents parcs qui s’étendent le long du Kazakhstan mongol. «Il existe des zones tampons où il est possible de s’installer avec du bétail sur une période donnée, déclare le directeur de thèse. Mais lorsqu’on est sur place, on se rend compte qu’il y a des animaux domestiques partout, tout le temps. En termes de biomasse, ils seraient cinq fois plus nombreux que les espèces sauvages.» La raison? L’ouverture de la Mongolie à l’économie de marché dans les années 90 a fait exploser la production de cachemire. En moins de trente ans, le nombre de chèvres a quintuplé.

«Elles sont passées de 5 millions à 25 millions, note-t-il. Les yaks, les moutons et les chevaux domestiques, que l’on élève pour la viande, le lait, etc., sont aussi très nombreux. Cela provoque des problèmes de surpâturage, donc d’érosion des sols, qui empêche la repousse des plantes. Le bétail, pour trouver sa nourriture, doit monter de plus en plus haut dans les vallées et se retrouve en compétition avec la faune sauvage.» Dont la panthère des neiges qui se prend parfois les pattes dans les pièges à loup déposés sur son territoire ou avale le poison qui était destiné aux canidés, victime de la haine des Hommes envers son potentiel concurrent.

«Il y a une once sans queue dans la région où nous étions, signale Philippe Christe. Elle a dû se la prendre dans un piège. Et je me demande si elle ne s’attaque pas plus aux chevaux domestiques, car elle a de la peine à chasser des bouquetins dans les rochers sans une queue qui fait balancier et lui donne de l’équilibre.» Également expert d’une thèse au sujet de la panthère des neiges qui se déroule actuellement au Bhoutan, il ajoute que dans ce pays d’Asie du Sud elle doit faire face à des dérangements d’un autre ordre. «Le yarsagumba, un champignon étrange qui grandit sur une chenille, a, selon la rumeur, des vertus aphrodisiaques. Il pousse sur les pelouses alpines où vit le grand félin. Cela signifie qu’il est sans cesse dérangé par les cueilleurs de ce Viagra de l’Himalaya.»

Claudio Augugliaro. Doctorant au Dépar­tement d’écologie et évolution, photographié ici en Mongolie.
©DR

Comment participer à sa sauvegarde?
La CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) l’a fait passer du statut de «en danger» à celui de «vulnérable», car elle ne répond plus aux critères du premier. «Pour être «en danger», une espèce doit comprendre moins de 2500 individus sur toute son aire de répartition et ses effectifs doivent être en train de diminuer très fortement, explique Philippe Christe. On estime qu’il y aurait aujourd’hui entre 4000 et 7000 panthères des neiges. Mais il existe peu d’endroits où de bonnes estimations ont été faites.»

Devenu LA référence en matière d’once en Mongolie, Claudio Augugliaro, dont une partie du travail a été financée par la Fondation Herbette, collabore avec le Musée des sciences (MUSE) de Trente, dans la région du Trentin-Haut-Adige en Italie, l’ONG Green Initiative (dont le siège est à Shanghai), Snow Leopard Conservancy (organisation à but non lucratif basée en Californie et en Inde), ainsi qu’avec l’Académie des sciences de Mongolie. «Ce projet bénéficie aussi de la précieuse collaboration du Dr Fridolin Zimmermann, codirecteur de cette thèse et spécialiste de l’écologie des carnivores (KORA), pour toute la méthodologie statistique liée au traitement d’images récoltées par pièges-photos», tient à préciser Philippe Christe, qui ajoute: «Claudio va pouvoir établir une carte de répartition potentielle de l’espèce. Nous avons caractérisé l’environnement autour des pièges-photos (altitude, inclinaison de la pente, types de roches, etc.). Grâce à ces informations, nous pourrons prédire la localisation des endroits adaptés au grand félin et proposer la mise en place de mesures spécifiques à ces endroits-clés.»

Le doctorant espère lui aussi que ses résultats «feront prendre des mesures de protection appropriées aux Autorités locales. La politique de persécution du loup pose des problèmes à la panthère des neiges qui est tuée par des pièges qui ne lui sont pas destinés et que j’ai même trouvés dans des zones protégées. Mon analyse des facteurs relatifs à l’attaque des carnivores sur le cheptel domestique pourra aider à définir des méthodes pour réduire le nombre de ces attaques et, en conséquence, affaiblir la volonté de représailles des éleveurs et ainsi diminuer les risques de conflits entre les humains et la panthère des neiges.»

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Carte de répartition de la panthère des neiges. ©Carte réalisée par Romain Salomon/UNICOM. Source: SLT

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