Pourquoi nous ne sommes pas encore sortis du 11 septembre

Le jihad a toujours eu deux objectifs. D’une part défendre et étendre le domaine de l’Islam, et d’autre part, à l’intérieur même du monde musulman, lutter contre les «hypocrites», ceux qui ne tirent pas les conclusions de leur foi. Les explications du spécialiste de l’UNIL Jean-Claude Basset.

«Faut-il avoir peur de l’Islam?» Sous ce titre, Jean-Claude Basset a donné toute une série de conférences. Le titre est porteur, comme on dit. Mais pour ce spécialiste à la fois de l’Islam et du dialogue interreligieux, il n’est pas question de surfer sur la vague médiatique. C’est l’occasion de fixer des points de repère précis et de remettre systématiquement les faits dans leurs perspectives historiques et religieuses.

L’entretien avec Jean-Claude Basset ne peut être que méthodique, argumenté point par point et le moins émotionnel possible. Il souligne volontiers les constats qui pourraient choquer, par un «je n’y peux rien, c’est comme ça»… A son interlocuteur ensuite d’interpréter, s’il en a les moyens.

Le jihad est un projet gagnant-gagnant

Attention aux mots! «Le jihad n’est pas la guerre sainte; c’est plus exactement le combat sur le chemin de Dieu. Combat mené par la petite communauté réunie à Médine autour de Mohammed quittant La Mecque pour échapper à la persécution des siens en 622.» Un projet gagnant-gagnant, selon l’expression consacrée, pour ceux qui s’y engagent: «Soit c’est la victoire, avec le butin à partager; soit c’est la défaite, la mort, avec la promesse du Paradis»…

Au passage, cela suffit à tordre le cou à une interprétation du jihad qui ne serait que défensif. Jean-Claude Basset citant les textes: «Dès le début, le jihad est aussi bien défensif qu’offensif, selon les circonstances. De plus, le jihad revêt aussi une dimension intérieure, d’effort sur soimême, de lutte contre ses passions, un aspect mis en valeur par la tradition mystique des soufis. On parle alors de grand jihad pour le distinguer du petit jihad de la lutte armée.»

L’influence d’Oussama Ben Laden

Sur cette toile de fond, sans insister sur les parallélismes possibles et imaginables avec l’isolement des premiers combattants, le leader d’Al-Qaida, Oussama Ben Laden, a en quelque sorte «mondialisé le jihad». Après la victoire sur les Soviétiques en Afghanistan, sa cible est devenue le pouvoir capitaliste à l’échelle de la planète, incarné par le président américain George Bush qui luimême se réfère à des valeurs chrétiennes.

Dans cette perspective, les attentats du 11 septembre 2001 sur le sol des Etats-Unis sont évidemment une victoire «militaire» en eux-mêmes, impressionnants par leur performance technique et logistique. Mais ils ont révélé aussi une maîtrise des médias qui leur a donné leur véritable dimension. C’est sur cet acquis que s’est développé et se développe encore de façon plus diffuse un réseau et ce qu’on a appelé ses «franchises»; l’exemple de l’Algérie et du ralliement de ce qui subsiste du Groupe islamique armé (GIA) est à cet égard tout à fait significatif: «C’est davantage qu’un combat politique, forcément limité, qui est en cause; la cause noble de l’effort sur la voie de Dieu qu’on revendique ne tolère aucun retour en arrière.» Et les frustrations alimentées par les régimes autoritaires musulmans ne peuvent que contribuer à élargir encore le mouvement.

Le jihad est un des fils rouges de la tradition musulmane

La comparaison avec les croisades chrétiennes lancées jadis sous couvert de libérer les Lieux saints et Jérusalem est peut-être légitime, mais elle reste d’un intérêt limité. D’un côté, une entreprise en contradiction avec l’enseignement de Jésus, et de l’autre le jihad fondé sur des règles bien établies sur le plan juridique qui est, à travers les siècles, un des fils rouges de la tradition musulmane et de son expansion à travers les siècles et que l’on peut comparer à la notion de guerre juste qui remonte à saint Augustin dans l’héritage chrétien.

Revenir à ces constantes historiques, c’est constater que le combat a toujours eu deux objectifs. D’une part, défendre et étendre le domaine de l’Islam – dar ulislam –, et d’autre part, à l’intérieur même du monde musulman, lutter contre les «hypocrites», c’est-à-dire ceux qui ne tirent pas les conclusions de leur foi. Et Jean-Claude Basset insiste sur un fait qui est le plus souvent passé sous silence: le jihad mené par Al-Qaida a fait jusqu’ici davantage de victimes musulmanes que non musulmanes.

Que font les modérés?

Face à cette violence du jihad, on regrette souvent, en Occident, de ne pas entendre plus les voix modérées et celles de la grande majorité des musulmans qui ne veulent pas de ces tueries. C’est sousestimer deux points de repère importants. D’abord, il faut faire la part du traitement de l’actualité par les médias plus attirés par les conflits spectaculaires que par des prises de position pacifiques qui n’en existent pas moins. D’autre part, il est vrai que «ce combat pour la foi reste l’une des exigences fondamentales du Coran et que, sur cette base, il est difficile de condamner des croyants qui partagent la même foi».

Au total, selon Jean-Claude Basset, le jihad met en évidence l’un des caps que le monde musulman doit encore doubler, s’il veut sortir de ses contradictions. Dépasser son approche traditionnelle d’une société dominée par une vision duale: dans l’Islam ou hors de l’Islam, le dedans ou le dehors sans autre alternative, ici la paix et là, la guerre. Les juristes musulmans ont imaginé une sorte d’état provisoire qui serait la trêve. Reste, note Jean-Claude Basset en souriant, à «inventer un provisoire qui dure». Et c’est un enjeu qui va bien plus loin que les retombées des événements du 11 septembre 2001, même si elles le révèlent.

En sortir par le dialogue interreligieux

Dans ces conditions, on comprend bien que l’une des portes de sortie pourrait être le dialogue interreligieux. Jean- Claude Basset croit au «côté pragmatique des choses». «Tisser les liens, de personne à personne, favoriser des accommodements dans le rapprochement quotidien, une trajectoire délicate parce qu’elle peut toujours être remise en cause par un éclat ou une rupture qui rend le dialogue de nouveau problématique.»

Mais, ajoute-t-il, s’il faut trouver des textes qui justifient cette ouverture, ils existent bel et bien. Au moins autant dans le Coran que dans la Bible. Question d’interprétation.

Le processus est en route

Un signe parmi d’autres que le mouvement est en marche, même s’il ne fait pas la une des médias? Par exemple, cette lettre datée du 13 octobre 2007 et signée par 138 responsables religieux musulmans, représentants des différents courants de l’Islam à travers les pays et les continents; elle appelle au dialogue les dirigeants chrétiens sur la base de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain.

Le processus est en route. Une rencontre s’est tenue à Madrid du 16 au 18 juillet à l’initiative de l’Arabie saoudite; une autre est prévue au Vatican au mois de novembre prochain. L’enjeu est de taille si l’on tient compte du fait que chrétiens et musulmans représentent aujourd’hui plus de la moitié de la population mondiale.

Laurent Bonnard

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