Nos cimetières peuvent sauver les papillons

Vulcain. Migrateur, Vanessa atalanta est une espèce qui apprécie les cimetières. © Gary West - Fotolia.com
Vulcain. Migrateur, Vanessa atalanta est une espèce qui apprécie les cimetières. © Gary West – Fotolia.com

Une étude mandatée par la Ville de Lausanne démontre que l’endroit où reposent nos morts attire plus d’espèces de papillons que les parcs et les jardins. Deux biologistes formés à l’UNIL – Aline Pasche, qui a participé au projet, et Valéry Uldry, spécialiste des Rhopalocères alpins – font un état des lieux de la vie des petits colorés qui peuplent encore la Suisse. Mais pour combien de temps…

Aux premiers rayons de soleil, de petits êtres bariolés, bleus, blancs ou jaunes, commencent à investir notre quotidien. Leurs quatre ailes au vent, ils embellissent nos cieux et caressent notre végétation à la recherche du nectar qui les nourrira. Les papillons, on les aime bien, car ils sont beaux et ne tentent pas de nous piquer. Cependant, on s’en occupe peu. Du moins pas assez, selon les spécialistes. Les changements climatiques ne leur facilitent pas la tâche, nos pesticides non plus. Pourtant, il semblerait qu’un allié insolite soit venu à leur rescousse: le cimetière, de préférence écolo.

En 2009, Aline Pasche – alors biologiste indépendante, détentrice d’un master de l’UNIL sur l’étude des peuplements de Rhopalocères (papillons de jour) du Val Mingèr au Parc national suisse (Engadine) – a été mandatée par la Ville de Lausanne pour suivre les lépidoptères diurnes dans les différents parcs, jardins et promenades de la cité, ainsi qu’au cimetière du Bois-de-Vaux. Jusqu’en 2011, munie d’un filet à papillon, «la méthode la plus simple reste la plus vieille», la biologiste a arpenté des zones définies à l’avance, à savoir «un milieu homogène, soit en forêt, soit en prairie, une haie ou encore un verger», cinq à sept fois par an entre les mois de mai et septembre par beau temps.

A sa grande surprise, alors qu’elle n’a observé que trois espèces au Parc de Montbenon, ou neuf à celui de Valency, Aline Pasche – aujourd’hui scientifique du patrimoine naturel à la Direction générale de l’environnement dans la division biodiversité et paysage du canton de Vaud – a compté vingt-trois espèces au cimetière du Bois-de-Vaux en deux ans d’observation. Elle estime même que si l’on suit les populations pendant dix ans, on pourra sans doute en voir une trentaine.

Comment cela s’explique-t-il? «On y trouve des fleurs sur une longue période, souligne la biologiste. Il y a un renouvellement constant, ce qui n’est pas le cas d’une prairie qui fleurit, meurt et tout se termine, car personne n’y apporte des fleurs.» Eh oui, les bouquets dans un vase ou les plantes en pot, «qui ont des périodes de floraison très variées», attirent autant les lépidoptères. A cela s’ajoutent les parcelles du cimetière qui ne sont pas attribuées. «Celles qui ne sont pas encore habitées, si l’on peut dire. A Bois-de-Vaux, ces parties-là sont laissées en prairie par les jardiniers, ce qui est un gain exceptionnel pour les papillons.»

En effet, la cité vaudoise et son service des parcs et domaines a débuté en 1992 «une nouvelle façon d’entretenir les parcs et cimetières lausannois», explique Didier Perret, responsable des cimetières à la Ville de Lausanne. Le nom du projet: EDIF (entretien différencié). Son but: «Mettre en place un entretien plus écologique, plus proche de la nature et mieux ciblé selon les emplacements sur le territoire, avec comme fil rouge le leitmotiv «Entretenir autant que nécessaire, mais aussi peu que possible». Une idée novatrice à l’époque, et qui le reste. Car les autres villes romandes ne semblent pas suivre cette tendance, selon Didier Perret, contrairement à Zurich par exemple.

Cette idée a commencé à prendre forme dans les cimetières sous l’impulsion de trois chefs d’équipe. Et d’autres projets sont en cours de route: «Zéphycim», qui tend à supprimer les produits phytosanitaires, les herbicides chimiques, de synthèse; «Ecocim», qui remplace ces derniers par des produits écologiques, organiques, donc naturels, employés sur le terrain et proposés à la vente au public dans les trois magasins de fleurs des cimetières. Comme l’indique encore Didier Perret, s’il n’a pas été facile de «remettre en question des décennies d’entretiens bichonnés dans les parcs lausannois, car le personnel s’identifiait à l’emplacement dont il avait la responsabilité», les résultats sont encourageants. Les prairies de fauches ont vu revenir «seize espèces de papillons. Un grand nombre de batraciens viennent à nouveau coloniser nos pièces d’eau lors de la reproduction. L’installation “d’hôtels à insectes“ et de nichoirs favorise le retour et le développement de beaucoup d’êtres vivants au sein des cimetières (sans jeu de mots).»

Aline Pasche. Scientifique du patrimoine naturel à la Direction générale de l’environnement, dans la division biodiversité et paysage (canton de Vaud). Nicole Chuard © UNIL
Aline Pasche. Scientifique du patrimoine naturel à la Direction générale de l’environnement, dans la division biodiversité et paysage (canton de Vaud). Nicole Chuard © UNIL

Le cimetière, un lieu de passage

Aline Pasche insiste sur le fait que les papillons n’aiment pas les pelouses tondues. «Plus les herbes sont hautes, plus leur traitement et celui des arbres est limité, mieux ils se porteront. Et comme les parcs, les cimetières jouent un rôle de relais dans la ville avec les diverses zones naturelles extérieures, a remarqué Aline Pasche. La cité forme une sorte de muraille pour la faune. Le fait d’avoir des taches vertes à l’intérieur permet de passer d’un lieu à l’autre plus aisément.»

D’après la scientifique, la présence de cadavres en décomposition n’est pas un appât à papillon. Quoique… «Presque tous les papillons restent sensibles à la terre. Ils peuvent la sucer, ainsi que les fientes et les crottes des animaux pour obtenir de l’azote. Il n’est donc pas impossible que la terre d’un cimetière en soit plus riche. Mais je n’en sais pas plus.»

Les nécropoles reçoivent la visite de lépidoptères indigènes et de migrateurs, car, comme les oiseaux, certains sont capables de parcourir des centaines de kilomètres afin de pouvoir se reproduire. Quand on sait que l’espérance de vie d’un papillon n’excède en général pas les cinq jours sous nos latitudes, on en reste baba.

La plupart viennent du bassin méditerranéen. Parmi ces coriaces ailés, observés au cimetière, le Vulcain (Vanessa atalanta, qui doit son nom à la vélocité d’Atalante, héroïne de la mythologie grecque qui a refusé le mariage) et la Belle-Dame ou Vanesse du chardon (Vanessa cardui). «Ils arrivent d’Espagne ou d’Afrique du Nord, se reproduisent en Suisse, y meurent et leur descendance est capable de continuer la migration. On ne sait toujours pas comment ils y arrivent, mais c’est incroyable. Si la météo est clémente, ils réussissent à monter jusqu’en Suède. Et leurs descendants redescendent. Ce n’est donc pas le même papillon qui fait l’aller-retour.»

Des espèces indigènes, telles la Petite tortue (Aglais urticae, en hommage à Aglaé, l’une des trois Grâces chez les Romains, la plus belle), demeurent capables de voler même s’il y a du vent. Son avantage: elle hiverne sous forme adulte à l’abri d’une pierre, dans des cavités, garages ou galetas. «Elle sort aux premières chaleurs, parfois trop tôt. Car il peut faire chaud sans que la végétation suive. C’est alors dramatique puisqu’elle ne trouve pas de nourriture. Toutefois, cela reste des petits êtres robustes.» En revanche, la famille des Lycènes (Lycaenidae) se montre très vulnérable. «Ils sont extrêmement sédentaires et ne s’éloignent pas de plus de quinze mètres de leur lieu de naissance. Notamment les Cuivrés, oranges, et les Azurés, bleus. Ces derniers surtout, restent fort sensibles. Au moindre nuage qui passe devant le soleil, ils se posent.»

Riches ruines romaines

«Les ruines romaines à Vidy sont le deuxième site le plus riche que j’ai recensé, avec seize espèces rencontrées, ajoute la spécialiste. Mais là, je ne m’y suis rendu qu’une seule année, ce qui fait que j’ai peut-être manqué certaines espèces printanières indigènes qui n’émergent pas, ou peu, si les conditions sont mauvaises. Un hiver très rude et long atteint les larves. De plus, la pluie cause une grande mortalité chez les chenilles.» Et les adultes (imagos) ne survivent que dans des conditions «idéales, très exigeantes»: pour voler, et donc aller chercher du nectar de fleurs, ils ont besoin de soleil sans nuages, sans vent et que la température dépasse les 15 degrés Celsius.

Dans le monde, il y aurait 220 000 espèces de lépidoptères. Diurnes et nocturnes se différencient par l’apparence de leurs antennes, à savoir leur nez: en forme de massue chez les Rhopalocères, actifs en journée, tandis que les Hétérocères ont des organes olfactifs aux allures diverses. En Suisse, on compte environ 230 espèces diurnes et plus de 3200 nocturnes (Hétérocères) d’après Valéry Uldry, qui a effectué son master à l’UNIL sur la richesse spécifique des papillons dans le nord-ouest des Alpes et est aujourd’hui biologiste au bureau d’écologie Natura dans le Jura bernois. «Une nouvelle liste rouge des Rhopalocères sortira en 2014. La dernière date de 1994. Depuis, il semblerait que trois espèces aient disparu, comme le Mercure (Arethusana arethusa). Quatre autres sont considérées comme éteintes à l’exemple du Mélibée (Coenonympha hero), un Fadet. Mais cela reste difficile à quantifier. On a peu de données sur les cent dernières années. On ne peut donc pas certifier que telle espèce était très répandue ou pas. De plus, de nombreux papillons demeurent difficiles à atteindre.» Spécialement dans les Alpes.

Etonnamment, des populations stables de papillons ont élu domicile à plus de 2500 mètres d’altitude. Telles des espèces du genre Erebia, diurnes, par exemple le Moiré velouté, ou Moiré des glaciers (Erebia pluto), qui réside sur des pentes rocheuses, ou le Moiré cendré (Erebia pandrose, nommé aussi au XVIIIe siècle Grand nègre bernois) qui s’installe sur les pelouses alpines. Les Zygènes aussi, qui comptent une trentaine d’espèces en Suisse. Ceux-là ont des antennes de lépidoptère nocturne alors qu’ils vivent le jour. La Zygène de la spirée, ou de la filipendule, qui vit jusqu’à 2000 mètres, a la particularité de montrer sa toxicité par ses couleurs, des points rouges, aux éventuels prédateurs. Et si cela ne suffit pas, les plus hardis gourmands recevront pour récompense un peu de cyanure, exhalé par le papillon agressif en cas d’attaque. «S’ils résistent en altitude, c’est parce que leurs larves hibernent, se développent sur plusieurs années et que leur cycle de vie est de la sorte prolongé», affirme le biologiste. D’ailleurs, la plus grande concentration de papillons en Suisse se trouve dans les Alpes, des Grisons au Valais. «En 2010, pour mon master, j’ai compté jusqu’à 110 espèces différentes dans les Préalpes vaudoises. La qualité des prairies y est pour beaucoup.»

Valéry Uldry. Biologiste au bureau d’écologie Natura (Les Reussilles). Nicole Chuard © UNIL
Valéry Uldry. Biologiste au bureau d’écologie Natura (Les Reussilles). Nicole Chuard © UNIL

Plus épatant encore, on a découvert l’an passé une nouvelle espèce dans le Haut-Valais, au-dessus de Jeizinen, l’Agonopterix flurii sp. nov. (nom dérivé de l’entomologiste qui l’a déniché, Markus Fluri). «Un coup de chance, car il est très rare de voir de nouveaux papillons en Suisse, révèle Valéry Uldry. D’après les dernières données, près de la moitié des Rhopalocères sont sur la liste rouge.» En font partie l’Apollon (Parnassius apollo, qui tire son nom du dieu grec de la lumière et des arts, également protecteur des troupeaux) et le Flambé (Iphiclides podalirius, aux ailes animées de bandes noires). Les Machaons, encore largement répandus en Helvétie, voient cependant leur population diminuer aussi.

«Les plus touchés sont ceux qui vivent dans les prairies sèches et fleuries ainsi que les milieux humides, de plus en plus rares en Suisse, à cause des zones urbaines qui s’étalent, de l’intensification agricole ou à l’inverse de sa déprise en montagne, et des pesticides, précise le biologiste. Non seulement ils ont du mal à se nourrir, mais ils ne trouvent plus de plante hôte pour les chenilles.»

Au printemps, Monsieur et Madame Rhopalocère virevoltent au-dessus des prairies, se rencontrent et se mettent dos à dos pour copuler. Chez les Hétérocères, on utilise plutôt les phéromones pour trouver l’aile sœur. Ensuite, Madame Diurne et Madame Nocturne vont pondre leurs œufs sur un végétal précis – arbre, arbuste, légume ou herbe. La chenille va se nourrir de la plante hôte, puis devenir chrysalide et enfin éclore en imago (adulte).

«Plus on va avoir de plantes dans un milieu diversifié, plus on va trouver d’espèces de papillons, signale Valéry Uldry. On utilise les indices de présence ou d’absence, de quantité de papillons pour savoir si un milieu se porte bien ou mal.»

Du plus petit, l’Argus frêle (Cupido minimus), insecte bleu de deux à trois centimètres, au plus énorme, le Silène (Brintesia circe), «qui peut faire la taille d’une main lorsqu’il déploie ses ailes», les papillons méritent donc le respect. Dans le canton de Vaud, il reste interdit de les attraper pour en faire des collections. Et si la chasse pacifique (attraper l’insecte avec un filet et le laisser repartir) est tolérée, elle est à pratiquer avec modération. «Les lépidoptères y perdent des écailles et voleront moins aisément, assure le biologiste. Et si l’on ne s’y connaît pas, on peut détruire leur milieu, comme les tourbières, déjà fragilisées.» Attention aux papillons, y compris dans les cimetières, si l’on ne veut pas creuser leur tombe.

Suite de l’article: Un papillon aux moeurs gothiques

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